Lors des périodes festives de fin d’année, phases cruciales du consumérisme, les Multinationales du capitalisme digital nous bombardent de leurs communications enchantées et lancent de nouveaux dispositifs , technologiques à coup de campagnes promotionnelles valant des milliards d’euros [1].
La dynamique de croissance du trafic internet mobile, qui atteint aujourd’hui 12%, confirme l’avènement d’un nouvel écosystème où interagissent corps vivants, machines, réseaux, codes, données dans le territoire et le temps. Nous l’avons précédemment nommé Biohypermédia, un assemblage de bios/vie et hypermédia, un médium d’information non-linéaire et interactif dont le Web est l’exemple par excellence.
Les dispositifs mobiles, comme les smartphones, les tablettes, les readers ou les ultrabooks sont les instruments concrets de médiation de l’homo cognitivus avec ce nouvel environnement. Ceux-ci sont en mutation permanente, ils s’hybrident et donnent naissance à des périphériques et capteurs sensoriaux qui agissent comme des synapses toujours neuves en interaction croissante avec les autres composantes du Biohypermédia.
Dans ce nouveau contexte, comment se modifient les rapports de production, les rapports de pouvoir et les relations entre les personnes ? S’agit-il d’une transformation structurelle décisive, prélude d’une évolution de la société de l’information [2] ?
Les campagnes de marketing et de communication projettent ces dispositifs comme autant d’images de marchandises fétiches, caractéristiques d’une nouvelle phase du capitalisme cognitif. La même opération a été réalisée précédemment avec l’automobile dans la deuxième partie de l’ère industrielle, après la locomotive à vapeur en première partie, puis avec les ordinateurs individuels (PC). La Finance, garante impitoyable et obsédante de la compétitivité, entérine l’opération et aujourd’hui Apple joue le rôle qui fut celui de General Motors ou d’Exxon, et Internet celui qui fut le réseau routier. Mais pour combien de temps ?
Déjà dans la dernière décennie, la téléphonie mobile avait établi des records en termes de volume et de rapidité de diffusion d’une technologie. Même Steve Jobs, dans sa quête maniaque de Formes Pures destinées à stimuler chez ses nouveaux clients un sentiment d’appartenance à une élite, ne pouvait imaginer que les dispositifs mobiles deviendraient la clé sophistiquée et diffuse de la société biohypermédiatique.
L’automobile rend les corps vivants mobiles. Les smartphones et autres tablettes donnent au point d’accès réseau la mobilité du corps vivant qu’ils accompagnent et le détachent de la sédentarité du PC en imposant le nouveau paradigme des applications (apps). L’origine des centaines de milliers d’apps apparues en quelques années et disponibles sur les dispositifs mobiles se trouve au carrefour entre deux facteurs :
— Le désir et la nécessité de disposer à presque tout moment et lieu d’unités fonctionnelles simples et rapides accomplissant une tâche définie.
— L’existence d’un general intellect diffus, forgé dans le creuset de la production commune du logiciel libre et disposant par conséquent des compétences opérationnelles pour développer sur les plateformes mobiles d’Apple et de Google.
Le phénomène des applications a été instauré et institutionnalisé pour la première fois dans l’App Store, un enclos dans lequel Apple s’arroge le droit de vie ou de mort en prélevant, entre autres, la rente sur le travail de la communauté des développeurs [3] et en n’acceptant que ce qui se soumet à ses codes. Apple joue souvent sur l’ambiguïté d’une propagande exaltant l’esprit “révolutionnaire” de l’innovation technologique, comme dans le fameux spot de lancement du MacIntosh inspiré par 1984 d’Orwell, pour mieux consolider dans l’ombre une politique de strict respect capitalistique. Bénéfices pour les actionnaires, les managers et les informaticiens hautement spécialisés et traitement indécents pour les salariés et sous-traitants de « bas niveau » comme les jeunes précaires qui animent les magasins Apple Store ou les travailleurs chinois en situation de semi-esclavage qui construisent à des rythmes acharnés les iPhone et autres dans les villes-usines de Foxconn.
Cela ne pose aucun problème de reconnaître que le premier iPhone ouvre en 2007 une nouvelle phase de l’ère cognitive cognitive, tout comme le PC avait marqué le déclin de celle industrielle.
Cinq ans après, Apple n’a plus le monopole mais les smartphones et les tablettes se vendent par centaines de millions chaque mois et la base installée est de l’ordre de 2 milliards ; le PC avait mis trente ans à arriver à ce résultat.
Afin de mieux tracer les cartes où la production commune et le prélèvement du profit se croisent, une analyse politique des rôles que ces machines peuvent assumer s’impose. Elle met en lumière les analogies et les différences avec les autres dispositifs clés des époques précédentes, tels les automobiles et les PC. Des rôles souvent contradictoires et antagonistes qui vont de l’instrument pour créer des nouvelles formes d’autonomie à l’appât d’une exploitation fine de la précarité diffuse.
L’automobile aussi est un instrument d’interaction avec le territoire, mais sa valeur d’usage est câblée aux fonctions cruciales de transport et de voyage, qui, à l’apogée de l’ère industrielle, sont au centre des dynamiques de production et de vie. Au point de devenir le thème central de l’un des romans-culte de l’époque, On the road (Sur la route), où le fameux rouleau de télétype sur lequel Jack Kerouac l’écrit dans le même souffle en 1951, se transforme en prolongement symbolique du ruban d’asphalte parcouru au volant.
L’émergence, dans les années 1980, des PC vient rompre les schémas de l’innovation industrielle. La diffusion de ces machines souples — et au coût abordable — fut un facteur déterminant dans l’essor d’une société basée sur la connaissance. Bien qu’au début les PC n’aient pas été encore mis en réseau, une communauté croissante de producteurs développe les compétences adéquates pour s’approprier de manière autonome ce nouveau potentiel.
Cette recherche de savoir passe par des axes externes aux entreprises brick-and-mortar, voire en anticipant aujourd’hui le phénomène du « Bring Your Own Device (BYOD) » quand une première vague de travailleurs conceptuels, selon l’étymologie de l’époque, introduisent les PC au bureau. Une preuve tangible que le PC est dans un premier temps un nouvel instrument dans la coopération au sein des lieux de travail et dans les activités de service, alors en plein boom. Une machine cognitive sur laquelle se joue le bras de fer entre production autonome et contrôle sur le travail.
Les directions d’entreprise, qui n’aiment pas la création d’espaces d’auto-organisation où leur rôle de grands organisateurs est remis en cause, adoptent dans un premier temps les PC à contrecœur. Elles reprennent ensuite la main et rétablissent la hiérarchie et le contrôle de la production à l’intérieur de l’entreprise, en introduisant l’architecture client-serveur et les Progiciels de Gestion Intégrée [4]
La diffusion des premiers appareils mobiles, téléphones et PC portables, dans la phase suivante, contribue initialement à la chute de la barrière entre la vie privée et le travail et à créer une sorte de realtime cognitif et continu qui règle les rythmes de la vie quotidienne, comme les cadences de la chaîne réglaient la journée de travail dans l’usine fordienne.
Les dispositifs du biohypermédia intègrent, potentialisent et rendent portatives les technologies précédentes. La clé du changement réside dans la combinaison des miniaturisations et de la mobilité qui permet d’avoir toujours un de ces dispositifs à portée du corps dans n’importe quel cadre de vie, à l’intérieur et à l’extérieur. Dans une ère où les émotions et l’impulsivité prédominent, l’interaction au fil du temps du corps vivant avec les réseaux devient centrale et le dispositif une longa manus d’actions distantes : l’appareil mobile et ses capteurs, toujours plus nombreux, interagissent avec l’ouïe, la vue, le toucher et la parole, ils permettent des géolocalisations, le contrôle à distance et l’échange avec des objets communicants, ils augmentent la réalité physique du territoire avec des informations de tous types, commerciales, culturelles, écologiques. Déjà, ils peuvent agir comme une microcentrale biomédicale de contrôle qui supervise et corrige si nécessaire nos fonctions biologiques vitales et mille autres possibilités à venir parmi lesquelles des dispositifs toujours plus anthropomorphes qui se rapprocheront ou se substitueront aux écrans.
Au cœur du changement de paradigme il y a l’évolution du mode d’accès aux réseaux. Le vieux PC de bureau avait une fonction principale de médiation des processus linguistiques écrits (traitements de texte, courriel, consultation en ligne) et ses usages les plus classiques sont souvent liés aux enchaînements logiques de la pensée, à la gestion des séquences et des priorités qui se succèdent dans le temps. Les dispositifs mobiles sont des concentrateurs de perception multisensorielle des stimuli dans l’organisation spatiale autour du corps vivant et agissent sur l’interprétation émotive que celui-ci en donne.
Probablement notre hémisphère gauche est-il davantage sollicité lors du travail sur un PC alors que c’est l’hémisphère droit qui est engagé dans les interactions continues avec un smartphone.
La gouvernance néolibérale a eu pour première l’intuition que ces appareils présentent à son avantage le moyen essentiel de rétablir la rente et d’augmenter le profit grâce à un détournement subtil de la valeur que nous produisons au quotidien lorsque nous nous en servons . Outils de guidage, de collecte et de fouille collés au corps, ils déversent dans de gigantesques et puissantes bases de donnés, les « big data », informations, qui brassées, analysées corrélées et redistribuées constituent les instruments du contrôle biopolitique dans le temps et dans l’espace. Ceci explique la dureté de la lutte acharnée entre grandes compagnies, révélée par exemple par le bruyant insuccès de l’introduction en bourse de Facebook, insuccès motivé par les doutes sur la possibilité de faire fructifier les réseaux sociaux en mobilité. Dans le processus de formation de l’oligarchie 2.0 sévit la bataille pour la création et la mise en opération de ces véritables enclosures exclusives et de ces procédures de captations numériques, émotionnelles, sémantiques et financières qui sont les réseaux sociaux dominants ou les grands sites d’e-commerce. Ces cyberspaces privatisés sont souvent gouvernées par des algorithmes puissants et secrets comme le Page Rank de Google qui détermine l’importance de chaque page présente sur le Web ou comme les systèmes de « high frequency trading », menaçant de faire s’écrouler Wall Street en moins d’une heure.
S’appuyant sur les « big data », les services marketing des grandes entreprises digitales forgent les comportements destinés à créer une attitude émotionnelle favorable à l’introduction de ces nouveaux fétiches. Pour ce faire les designers les modèlent comme des objets fonctionnels attrayants et les équipes techniques développent les plateformes et les équipements miniaturisés au potentiel ludique toujours plus étendu et à la nécessité toujours plus chatoyante, sans oublier de les brider et d’y introduire les agents espions qui captent subrepticement nos moments de vies et les valeurs de notre travail. Bien que tous soient fondés sur l’immense production du logiciel libre et de l’Open source, ils voudraient nous faire croire que l’iPhone 5, Windows 8 ou Jellybean [5] sont des merveilles descendues de l’Olympe pour le feu desquelles nous devons être reconnaissants aux dieux de nous avoir laissé le leur voler. Les merveilles coûtent cher et les dieux ne jouissent plus de la même aura que jadis, vraisemblablement à cause de la généralisation d’un savoir devenu diffus : pratiquement tout le monde sur terre utilise un téléphone mobile, et une partie croissante et bientôt majoritaire de la population s’est rendu familière d’un dispositif informatique connecté en réseau..
A partir d’un certain niveau, une réaction en chaîne démarre : la précarité à laquelle la multitude des digital natives et de beaucoup d’autres sont soumis, et l’intelligence collective dans laquelle ils baignent, les contraint à faire usage des potentiels de savoir-faire dont ils peuvent disposer.
Contrairement aux locomotives à vapeur, aux automobiles, ou dans une moindre mesure aux PC, la valeur d’usage des dispositifs mobiles n’est plus déterminée seulement au moment de la conception initiale. Elle peut changer radicalement entre les mains de l’usager cognitif. Une fois rompues les barrières imposées de l’intérieur pour le brider [6], celui-ci peut enrichir ses usages à travers les paramètres, les mises à jour, les créations multimédia, le téléchargement de musiques et vidéos, de jeux et des applications en fonction de ses dynamiques de vie et de travail, de ses émotions, sentiments et désirs.
Bien que le matériel soit figé, quand le dispositif mobile est modelé et enrichi d’applications et de données personnelles au fil du temps et de la vie alors ses usages, ses capacités et même ses performances évoluent jusqu’à n’avoir plus qu’un lointain rapport avec celles qui étaient prévues à l’origine.
Ce tuning personnel de chacun entre en relation avec celui des autres au travers des réseaux pour donner vie à une coopération riche qui rompt continument les liens tissés par le biopouvoir. De fait, cette activité ne procède pas d’un rapport exclusivement individuel entre l’homme et la machine mais du cadre d’un travail collaboratif du commun (common-based peer production [7]) qui, contrairement aux hypothèses de Yochai Benkler [8], n’a pas pour objet de doter le capitalisme d’un énième travestissement socialement acceptable. Les innombrables sites, blogs, forums qui fleurissent dans toutes les langues et se diffusent mondialement sont les ateliers d’échange où les outils informationnels sont conçus et déployés dans le but de s’opposer et de se soustraire au projet de précarisation et de soumission de la vie au travail et où sont renversées les enceintes autour des enclosures des Multinationales des TIC .
Apple en tête, celles-ci cherchent au contraire à rendre ces enceintes infranchissables. Elles ont l’objectif d’empêcher une libération qui permettrait, entre autres, de ne plus payer le prix fort pour les fonctions et les services créés en exploitant la production commune.
Dans certains cas, l’obsession d’accaparement est tellement aveugle qu’elle peut aller jusqu’au point de lancer un terminal toujours moins compatible et moins ouvert qui n’offre même pas en échange l’attrait d’une innovation technique ou fonctionnelle. Dans le cas récent de l’iPhone 5 [9], cet aveuglement a produit un flop retentissant souligné par l’immédiate et implacable sanction en bourse. Microsoft, quant à lui, ne défend pas moins ses monopoles : avec Intel et d’autres complices, il introduit dans Windows 8 un nouveau microprogramme de lancement des PC qui, en se substituant au vieux BIOS [10], rend impossible ou très complexe l’installation de Linux ou d’autres systèmes d’exploitation sur les nouveaux portables.
Les multinationales des TIC rencontrent pourtant des résistances nouvelles et imprévues dans leur quête permanente et systématique de l’obsolescence programmée [11] mise au cœur des produits conçus en vue de favoriser le consumérisme. A Paris dans les ruelles d’ateliers asiatiques, dignes du décor de Blade Runner, on peut réparer n’importe quel smartphone ou tablette ou prolonger la vie d’un iPhone en changeant la batterie épuisée en une heure, pour quelques dizaines d’euros.
Nul doute que cette activité de restauration a pris une ampleur planétaire. Avant de devenir des déchets à recycler en matière première, les mobiles de nos poubelles vivront plusieurs vies, grâce aux biffins et hackers bricoleurs, alimentant un énorme marché mondial d’appareils d’occasion. Dans le même temps en Europe les mouvements sociaux s’opposent collectivement aux grands travaux inutiles et écologiquement destructifs — il suffit de penser au mouvement NoTAV en Italie contre une nouvelle ligne à haute vitesse qui devrait traverser les Alpes et à Notre-Dame des Landes en France contre la construction d’un aéroport pour Nantes. Ce sont les jeunes précaires et chômeurs qui font de nécessité vertu : leur “smartphone de seconde main” peut avoir plus d’usage et être plus rapide et plus efficace que les tout nouveaux mobiles, très chers et très bridés qui sortent en flux tendu de Schenzen [12].
Même quand il ne parvient pas à extraire un profit direct de la production commune, le système néolibéral essaie de créer de nouvelles situations pour le capter. Jusqu’à une époque récente, surtout dans les grandes compagnies, les principaux instruments du travail cognitif étaient fournis par leur employeur aux jeunes cadres : un PC portable et un téléphone mobile avec abonnement d’entreprise. Malgré les réticences liées à des problèmes de “sécurité”, aujourd’hui les entreprises laissent, ou même obligent directement les salariés à utiliser leur propre terminal : le « BYOD, Bring Your Own Device », se transforme en un impératif. Pas seulement pour des questions économiques, bien qu’elles comptent dans le cost-cutting imposé par les directions financières (par ailleurs généreuses avec les dirigeants et les actionnaires), mais surtout pour exploiter leur productivité à travers les machines que nous avons configurées par nous-mêmes pour nos besoins personnels.
Alors, si sous l’arbre de Noël, vous avez trouvé une tablette, un smartphone dernier modèle ou un hybride tactile, vous ne serez pas les seuls à être contents : sous le régime de la précarité, Bring Your Own Device... si vous voulez survivre.