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Souvenirs de captivité en Allemagne (mars 1916-novembre 1918) 

vendredi 11 novembre 2011, par Henri Pirenne

Aujourd’hui encore je me demande, sans pouvoir trouver une réponse satisfaisante à cette question, pourquoi mon ami le professeur Paul Fredericq et moi-même, avons été subitement arrêtés à Gand, le 18 mars 1916, transportés en Allemagne et retenus en captivité à titre de « personnes extrêmement dangereuses » jusqu’après la signature de l’armistice du 11 novembre 1918. De nombreux amis connus et inconnus ont émis à ce sujet toutes sortes de conjectures, et sans doute ce que notre arrestation présentait d’inexplicable n’a pas été sans contribuer largement au bruit qu’elle a provoqué dans la presse et à l’intérêt qui nous a été témoigné. Cet intérêt a persisté après notre libération. C’est pour répondre à un désir exprimé maintes fois et dont nous sommes l’un et l’autre profondément touchés, que je me décide à écrire ces pages. On n’y trouvera ni récits dramatiques, ni révélations sensationnelles. En comparaison de celle de tant de victimes, de martyrs et de héros, notre histoire paraîtra bien vulgaire. Les conditions dans lesquelles nous avons été placés nous ont même empêchés d’être témoins d’horreurs dont nous avons fréquemment entendu les récits, mais dont la vue nous a été épargnée. Au surplus, nous n’avons passé que peu de mois dans des camps, en compagnie d’autres prisonniers. La plus grande partie de notre captivité s’est écoulée à Iéna, puis plus tard, pour M. Fredericq, à Burgel, aux environs de cette ville, et pour moi-même à Creuzbourg-sur-Werra, petite localité de Thuringe à douze kilomètres au Nord d’Eisenach. Nous y avons mené une existence solitaire dont rien, pas même la mauvaise santé, n’est venue interrompre la lente monotonie. Nous pouvons dire : j’étais là ; nous ne pouvons guère ajouter : telle chose m’advint.

Mais s’il ne nous est rien arrivé, nous n’avons eu que trop l’occasion d’observer. Isolés au milieu de la population allemande et forcément en contact avec elle, nous avons pu recueillir sur son esprit public, sur ses mœurs, sur ses idées politiques, des données qu’un séjour fait en temps de paix, aux mêmes endroits, ne nous aurait jamais permis de rassembler. Le caractère des peuples, comme celui des individus, ne se révèle qu’en temps de crise. Peu de personnes se sont trouvées, je pense, durant la guerre, dans une situation plus favorable que la nôtre pour découvrir certains aspects du peuple allemand. Les espions de l’Entente ou les journalistes neutres qui ont pu pénétrer en Allemagne de 1916 à 1918 n’ont certainement pas joui des mêmes facilités que nous. Ceux-ci se confinant dans une réserve prudente ou timide, ceux-là obligés de s’entourer de mille précautions, ils n’ont pu que noter ce qu’il leur a été possible de surprendre à la hâte ou ce que l’on a bien voulu leur montrer. Pour nous, nous avons eu le temps de regarder et d’apprécier. Sans doute, nous n’avons pu explorer qu’un domaine bien restreint et nous n’avons connu que des individus dont aucun n’a joué un rôle considérable dans les événements. Le lecteur jugera si les impressions qu’ils m’ont laissées valaient la peine d’être écrites.

I

J’ai toujours cru que le dépit doit avoir contribué pour une assez large part à notre déportation. Depuis de longues années, nous entretenions, Fredericq et moi, des relations scientifiques très suivies avec l’Allemagne. Nous étions, je crois, les seuls étrangers qui fréquentassent habituellement les Deutsche Historikertage, et nous avions eu ainsi l’occasion de faire la connaissance personnelle de la plupart des historiens allemands. Ajoutez à cela que nous étions correspondants de diverses Académies, et docteurs honoris causa de quelques universités. De plus, Fredericq était l’une des personnalités les plus en vue du mouvement flamand, et une traduction de mon Histoire de Belgique paraissait chez Perthes à Gotha, dans la collection intitulée : Geschichte der Europäischen Staaten. De tout cela, l’outrecuidance naïve des Allemands, des érudits allemands surtout, a dû conclure que nous devions être, au fond, l’un et l’autre, des adeptes du germanisme et des admirateurs de l’Allemagne nouvelle. Comment des gens convaincus de la supériorité de leur nation sur le reste du monde, auraient-ils pu admettre qu’il ne suffisait pas d’avoir témoigné quelque estime à des étrangers pour qu’ils leur fussent désormais tout acquis ! N’ai-je pas entendu plus tard, à Iéna, des professeurs d’université déclamer rageusement contre M. Boutroux parce que, invité et reçu officiellement par eux au mois de mai 1914, il avait eu, quelques mois plus tard, l’audace et l’ « ingratitude » de stigmatiser dans la Revue la barbarie de leurs armées et la duplicité de leur gouvernement ? Et ne sait-on pas quels cris de colère à la fois comique et odieuse la presse d’outre-Rhin, jadis si enthousiaste de Verhaeren et de Maeterlinck, a poussés contre eux, du jour où le martyre de la Belgique leur a arraché les brûlantes protestations que l’on sait. Dans un rang plus modeste, notre cas a été le même. Sur nous aussi, on croyait pouvoir compter, puisque nous avions eu l’honneur de frayer d’égal à égal avec les représentants de la Science et de la Kultur allemande, c’est-à-dire avec les représentants de la Science et de la Kultur en soi. Et au moment décisif, nous les trahissions ! Trahison d’autant plus grave que nous étions Belges et historiens !
L’indignation universelle soulevée par la violation de la neutralité belge avait, en effet, surpris les historiens allemands, mais elle les avait en même temps mobilisés au service du militarisme prussien. Il fallait démontrer que ce « petit pays » qui faisait pousser tant de clameurs, n’avait en réalité nul droit à l’existence, qu’il n’était qu’un « État artificiel, » que la juxtaposition de deux races, dont l’une, la wallonne, opprimait l’autre, la flamande, grâce à la complicité d’un gouvernement d’ambitieux indignes vendus à l’Angleterre et à la France. Je ne vais pas jusqu’à supposer que l’on ait compté sur nous pour faire chorus. Mais on s’est sûrement imaginé que, du moins, nous observerions la neutralité, et que l’on pourrait peut-être s’en autoriser pour faire croire que nous approuvions. Quelle bonne fortune si l’on avait pu lancer dans les gazettes et semer dans les pays neutres un communiqué mettant en contraste avec le fanatisme entretenu dans le peuple belge par le gouvernement du Havre, l’attitude réservée et « objective » des « célèbres historiens » Paul Fredericq et Henri Pirenne !

Que l’on ait espéré cette chance, je n’en puis douter. À peine les troupes allemandes avaient-elles occupé Gand, un jeune docteur en uniforme se faisait annoncer chez moi, et tout de suite me priait de lui accorder quelques moments d’entretien sur les causes de la guerre ! Un peu plus tard, j’apprenais que le député Trimborn, attaché à Bruxelles au gouvernement civil de nos provinces occupées, avait demandé au directeur général des sciences et des arts, si je ne consentirais pas à faire quelques conférences sur l’histoire de Belgique ! L’éclat de rire qui lui répondit parut le surprendre. Peut-être, pourtant, le fit-il réfléchir. En tout cas, on se mit à nous surveiller. La chose était facile. Nous ne cachions ni l’un ni l’autre nos sentiments. Si dans cette prison collective que Gand était devenue dès le premier jour de l’occupation, il était impossible d’écrire et de parler en public, du moins pouvait-on se voir encore, par petits groupes, soit chez soi, soit au café.
Les espions qui se glissaient partout eurent tôt fait de surprendre des conversations et d’en informer qui de droit. On ne pouvait plus douter de notre attitude. Quelques professeurs allemands, cependant, de passage en Belgique, firent pour nous voir des tentatives qui, naturellement, furent repoussées. Ils s’en étonnèrent et ne cachèrent leur étonnement ni à nous ni à d’autres. L’un d’eux, le docteur Hœniger, de l’université de Berlin, m’écrivait naïvement qu’il avait appris que j’étais un « bitterer Feind, » un ennemi aigri de l’Allemagne.
Vers la même époque (février 1915) commençaient les manœuvres de l’ennemi pour forcer l’université de Gand à rouvrir ses portes. Il n’était pas question encore, au moins officiellement, de la transformer en université flamande.

Pourtant déjà s’esquissait l’infructueuse campagne entreprise par l’Allemagne pour s’emparer en Flandre des esprits. Avec l’aide de la Kommandantur, une petite gazette, le Vlaamsche Post, était fondée à Gand. Quelques jeunes fanatiques, quelques cerveaux brûlés la rédigeaient sous la direction occulte d’un certain docteur Wirth et du pasteur calviniste Domela Nieuwenhuis, le premier, métis germano-batave installé en ville dès les débuts de l’occupation pour s’y acquitter d’une louche besogne de police intellectuelle, le second, énergumène violent et borné, que ses aspirations pangermanistes et son sectarisme protestant animaient depuis longtemps déjà contre la Belgique, dont il était l’hôte salarié, d’une haine à laquelle l’occupation allemande fournissait enfin l’occasion de se faire jour. Dès le début, tous les dirigeants notoires du parti flamingant avait repoussé avec indignation les avances de la petite gazette. Le mépris qui l’entourait n’avait fait que la rendre plus éhontée. Rageusement, elle dénonçait ceux qui, au milieu du silence imposé à la presse belge, s’attachaient à dévoiler les buts de sa propagande et l’origine de ses ressources. Déjà un flamingant patriote, M. Alphonse Sevens, avait été condamné par un tribunal militaire et emprisonné en Allemagne. Fredericq et moi étions abondamment pris à partie dans les colonnes du journal, lui comme un renégat, traître à la Flandre enfin libérée par l’Allemagne du joug latin, moi comme l’apologiste officiel de l’unité de cette Belgique, opprobre de l’Europe, vendue aux ennemis du germanisme et dont le nom même devait disparaître bientôt du langage des hommes.

Si, comme je le pense, on avait fondé sur nous quelques espoirs, ils étaient bien déçus ! Ils ne devaient pas tarder à l’être davantage encore. Comme nos collègues, nous étions naturellement décidés à ne pas reprendre, sous le contrôle de l’ennemi, notre enseignement à l’Université, et comme eux nous n’hésitâmes pas à l’affirmer, au cours de quelques séances du Conseil académique que la Kommandantur, escomptant une résolution favorable de ses désirs, avait autorisées. Les murs avaient des oreilles ; ce que nous avions dit, comme tant d’autres, fut bientôt répété à qui désirait le savoir. Il n’en fallut pas davantage pour nous faire accuser d’avoir provoqué un refus qui était celui de tous. Le Vlaamsche Post imprimait avec une curieuse impudence que nous « terrorisions » nos collègues. Les choses se gâtèrent tout à fait quand, le 7 février 1916, les professeurs furent invités à déclarer s’ils « étaient en mesure » de faire leurs cours en langue flamande. Sauf deux ou trois, préparant dès lors une trahison qu’ils devaient un peu plus tard accomplir ouvertement, tous répondirent négativement. La réponse de Fredericq s’achevait par la phrase suivante : « Je pourrais faire mes cours en flamand, mais je ne le veux pas. »

Cette fois, c’en était trop. La « flamandisation » de l’université de Gand, question déjà ancienne et à propos de laquelle un projet de loi avait été déposé avant la guerre, était devenue, dans les plans de l’Allemagne contre l’indépendance de la Belgique, une pièce d’importance capitale. Il fallait à toute force empêcher l’avortement auquel l’attitude du cops professoral semblait la destiner. Discuter était impossible. Restait l’ultima ratio du régime auquel la Belgique était soumise, la terreur, la vraie cette fois. Le 13 février, un officier était expédié par le gouverneur civil de la Flandre orientale, le docteur Ecker, chez notre collègue le professeur Eeman, secrétaire du conseil académique de l’Université, et lui enlevait de force le registre aux délibérations du Conseil. On espérait sans doute y découvrir des révélations sensationnelles. On n’y trouva que l’expression ferme et digne de ce patriotisme belge dont von der Goltz pacha déclarait, en octobre 1914, que l’Allemagne ne demanderait l’abandon à personne. Le registre fut rapporté quelques jours plus tard chez M. Eeman. Pourtant il fallait faire un exemple. Frustrée du prétexte qu’elle avait cherché, l’autorité civile passa la main à l’autorité militaire. Elle lui marqua ses désirs, lui indiqua les deux « indésirables » à frapper, puis, suivant la coutume, affecta de se désintéresser de la question. « Messieurs les militaires » allaient désormais la débarrasser de tout souci et de toute responsabilité. Il ne lui resterait que le piteux ridicule d’un coup de force manqué. Elle s’en souciait médiocrement.
Le 18 mars, vers 9 heures du matin, comme je venais de me mettre au travail, un policier en vêtements civils me signifiait l’ordre de me présenter à l’instant à la Kommandantur. C’était la première fois, depuis le début de l’occupation, que j’y étais mandé. Il ne fallait pas beaucoup de pénétration pour deviner qu’il s’agissait d’une affaire d’importance. Tous les jours, d’ailleurs, on apprenait des arrestations, et, me sachant surveillé, j’étais de longtemps préparé à tout. Mais mon homme m’ affirmait si énergiquement qu’il n’était question que d’un renseignement et que je serais de retour dans vingt minutes, que je ne conservai aucun soupçon. Je l’accompagnai sans même changer de vêtements, pressé de me remettre à la besogne en rentrant chez moi. Il me parut bizarre cependant que mon guide me conduisit à notre but par des rues détournées et peu fréquentées. Comme elles abrégeaient le chemin, je n’y attachai pas grande importance.

Arrivé à la Kommandantur, encore déserte à cette heure matinale, je fus introduit, après quelques minutes d’attente, dans le bureau d’un major. Il me parut, – peut-être est-ce une illusion, – quelque peu embarrassé, pendant qu’il me saluait avec une politesse affectée. Puis, entrant aussitôt en matière : « Monsieur le Professeur, me dit-il, j’ai un mauvaise nouvelle à vous annoncer : vous allez partir pour l’Allemagne. — Pourquoi ? — Je l’ignore, c’est un ordre. Je ne puis que l’exécuter. — Fort bien, répliquai-je. Je vais rentrer chez moi préparer mon départ. — C’est impossible. Vous devez rester ici ; vous prenez le train dans une heure. — Vous voulez donc que je m’en aille sans avoir dit adieu à ma femme et à mon fils, qui est à l’école ! — Y pensez-vous ? Nous allons envoyez une automobile à Frau Professor. Quant à votre fils, l’école est trop éloignée, et il ne pourrait être ici en temps utile. » Je ne me donnai pas la peine de remarquer qu’on aurait pu le faire prendre aussi en automobile. Il était trop évident qu’on craignait d’avertir de mon arrestation les élèves de sa classe, qui n’auraient pas manqué d’en répandre le bruit par la ville. « Soit, me contentai-je de répondre. Permettez-moi du moins d’envoyer un mot à ma femme pour la préparer à une nouvelle qu’il est préférable qu’elle apprenne de moi-même. » La permission fut aussitôt accordée, à condition que mon policier pût prendre connaissance de ce que j’écrirais. Je commençais à m’apercevoir que j’étais « très dangereux. »

Un quart d’heure plus tard, ma femme arrivait. Je pus causer quelques instants avec elle, à haute voix bien entendu, en présence du policier. Un message qu’elle envoya à la maison, afin d’en faire venir sur-le-champ quelques objets indispensables, dut être soumis à la censure du même personnage. Après une vingtaine de minutes, un officier entra et, me prenant à part, m’annonça que, l’heure du départ approchant, je ferais bien de prendre congé de Frau Professor pour lui épargner un « moment pénible. » Je n’avais qu’à obtempérer à tant de sollicitude. J’embrassai ma femme, sous l’œil vigilant de mon gardien. Elle partit... Je ne devais la revoir qu’après deux ans et demi. Une demi-heure plus tard, je roulais, en compagnie du charitable officier et de mon inséparable « Polizist, » sur la ligne de Cologne. J’ignorais complètement que Fredericq eût été arrêté en même temps que moi, avec le même luxe de précautions, et que le train qui l’emportait vers l’Allemagne suivait le mien à deux heures d’intervalle.

Où allais-je ? L’officier qui m’accompagnait n’en savait rien. Il devait l’apprendre à la Kommandantur de la gare de Cologne. Il m’affirmait d’ailleurs que je serais l’objet des plus grands égards. Pour me le prouver, il m’exhiba un télégramme signé du duc de Wurtemberg, commandant de la 4e armée allemande opérant en Flandre. C’était l’ordre de m’expédier en Allemagne et de m’y traiter « comme un officier. » Au surplus, ma captivité durerait à peine quelques semaines. La paix était proche. Verdun ne pouvait plus résister à l’offensive du Kronprinz, et, cet obstacle disparu, la chute de Paris était certaine et avec elle la fin de la guerre. Au ton de mon interlocuteur, je ne pouvais douter qu’il ne crût vraiment tout cela, ni que le triomphe de l’Allemagne et la justice de sa cause n’eussent pour lui l’évidence de vérités mathématiques. Je l’écoutais avec d’autant plus d’étonnement et d’intérêt, qu’il m’avait dit être, de son métier, avocat à Magdebourg. C’était la première fois qu’il m’était donné de constater l’incroyable aveuglement des « intellectuels » de l’Allemagne moderne.

Je découvrais tout à coup qu’après tant de voyages et de séjours que j’avais faits au delà du Rhin, qu’après tant de conversations avec des professeurs et tant de séances de congrès, je n’avais rien deviné, ni même soupçonné des idées politiques d’hommes, que je me flattais pourtant de bien connaître. Et en même temps, je commençais à me rendre compte des causes de mon erreur. Il m’apparaissait qu’en l’absence de toute espèce de vie politique, l’Allemand se trouve confiné dans le champ de sa spécialité professionnelle. Sur elle se concentrent toutes ses forces et toute son attention. Son idéal ne va pas au delà. Et cette concentration sur un objectif toujours le même, donne sans doute au travail, dont rien ne se perd, ce « rendement » extraordinaire que nous avons admiré tant dans l’industrie que dans l’érudition. Mais tous ces hommes absorbés par une tâche spéciale, abandonnent au gouvernement, qu’ils considèrent aussi comme un spécialiste, le soin de diriger et de protéger la nation. Accoutumés depuis des siècles à l’absolutisme, il ne leur vient pas à l’idée que l’État, c’est eux-mêmes. Ils en font un être en soi, une sorte d’entité mystique, une puissance douée de tous les attributs de la force et de l’intelligence. Au moment voulu, tous seront prêts à lui obéir, non comme des citoyens, mais comme des serviteurs. En endossant leur tunique d’officiers de réserve, professeurs, magistrats, marchands, entrepreneurs ne seront plus que de simples militaires, de simples instruments du pouvoir qui les a mobilisés à son service. Ils en accepteront sans la moindre critique la direction et les mots d’ordre. Ils penseront comme lui, parce qu’ils ne se reconnaissent le droit et la compétence de penser par eux-mêmes que dans leur cabinet, devant leur auditoire ou dans leur fabrique. Je m’étais étonné souvent de l’âpreté et de la violence des polémiques scientifiques en Allemagne. N’en fallait-il pas chercher la cause dans l’importance unique, exclusive, que l’Allemand attache à sa besogne ? Dès que l’État l’en arrache, cet homme si rogue à l’égard de ses collègues ou de ses concurrents, ne songe plus qu’à obéir passivement à la discipline. Il s’abandonne avec confiance à la force qui le pousse, et tout naturellement, pour justifier son obéissance à ses propres yeux, il glorifie le maître qu’il sert. Il répète docilement les leçons qu’il en reçoit, il se consacre à l’apologie de sa conduite, il accepte toutes ses ambitions et réalise à l’avance tous ses espoirs.

Tout cela se précisait dans mon esprit à mesure que le Docteur Clausen, c’était le nom de mon officier, échauffé par la contradiction, m’expliquait, comme des vérités incontestables et que je ne pouvais nier que par ignorance ou par fanatisme, l’encerclement de l’Allemagne par Édouard VII, les intrigues russes en Serbie, les efforts de Guillaume II après l’attentat de Sarajevo pour maintenir la paix, la trahison perpétrée par le gouvernement belge contre l’Empire allemand, la nécessité militaire et morale de l’envahissement de la Belgique, l’hypocrisie de l’Angleterre, profitant de cette mesure de salut public pour prendre les armes contre un concurrent dont elle avait depuis longtemps juré la perte, et l’imbécilité de la France enfin qui se laissait conduire aux abîmes par une bande de politiciens et s’épuisait au profit de son ennemie héréditaire, sans comprendre que le but de celle-ci était tout bonnement la possession de Calais et la main-mise sur la côte de Flandre. Mais de la conjuration perpétrée contre elle, l’Allemagne serait inévitablement victorieuse. Aucune armée n’était capable de résister à la sienne. Elle seule comprenait la beauté et la sainteté de la guerre, et son militarisme n’était que la manifestation la plus grandiose de la sublimité de sa Kultur.
J’écoutais ces discours avec une attention si soutenue que nous arrivâmes à Cologne sans que je m’en fusse aperçu. Le docteur Clausen courut s’informer du but de notre voyage. Il revint bientôt en me félicitant. J’allais être interné au camp d’officiers de Crefeld, « le meilleur camp de toute l’Allemagne. » Nous arrivâmes malheureusement trop tard à destination pour qu’il me fût donné de jouir tout de suite des délices de ce séjour. Il fallut passer la nuit à l’hôtel, où, par prudence, le docteur Clausen coucha dans la même chambre que moi. Le lendemain matin, il faisait livraison de son prisonnier au commandant du camp.

II

Je passai à Crefeld deux mois à peu près, en compagnie d’environ 800 officiers anglais, belges, français et russes. L’accueil qu’ils firent à ce « civil » tombant au milieu d’eux restera un des plus touchants souvenirs de mon existence. J’ai noué là les liens de bien des amitiés, et il m’a été donné d’y connaître des types vraiment admirables des plus hautes vertus militaires qui, chez beaucoup de ces messieurs, s’alliaient à la culture intellectuelle la plus étendue. Sortant de la lourde « atmosphère d’occupation » qui pesait sur la Belgique, je me sentais, dans la caserne où nous étions confinés, plus libre que je l’avais encore été depuis l’entrée des troupes allemandes à Gand. La contrainte d’une prison, toute physique et matérielle, est facile à porter. Combien était plus pénible la contrainte morale sous laquelle je vivais depuis un an et demi. À Gand, tout choquait, tout blessait l’âme dans ce qu’elle a de plus sensible. La vue des soldats ennemis dans la rue, les drapeaux allemands flottant au-dessus des innombrables bureaux de la place, les affiches intimant les ordres des vainqueurs ou faisant connaître de jour en jour de nouvelles arrestations et de nouvelles exécutions de patriotes, les dépêches de l’agence Wolff placardées à la poste, les gares closes, les cloches muettes, les usines désertes, les kiosques où ne se vendaient plus que des journaux allemands ou de soi-disant journaux belges soudoyés par l’Allemagne, l’espionnage, la délation partout, toutes les libertés auxquelles nous étions aussi accoutumés qu’à la lumière du jour et qui nous étaient aussi indispensables qu’elle, brusquement supprimées, le domicile de chacun constamment menacé, l’absence complète de nouvelles et l’absence surtout de ceux qui combattaient là-bas derrière le front, dont la perpétuelle canonnade mettait jour et nuit dans l’air un bruit sourd d’orage lointain, tout était un supplice journalier dont on ne pouvait se distraire qu’en se réfugiant dans le travail ou en s’absorbant dans des œuvres de bienfaisance. Quel charme, après cela, de se trouver en compagnie d’hommes dont on partageait les espoirs et les souffrances, de leur entendre raconter ces batailles auxquelles ils avaient pris part et dont nous n’avions connu jusqu’alors que les récits de l’ennemi ! Quel soulagement de pouvoir parler à cœur ouvert ne se sentant entouré que d’amis ! Le regret de la Patrie et des êtres chers que l’on avait quittés s’en trouvait adouci. On avait l’impression, même à la vue des sentinelles alignées derrière notre clôture de fils de fer, d’avoir retrouvé la dignité avec la liberté morale.

Je parle, il est vrai, comme un « civil. » Pour les officiers, dont plusieurs se trouvaient à Crefeld depuis le début de la guerre, cette immobilité était pesante. Ils regrettaient les champs de bataille et aspiraient à reprendre l’activité physique qui est inséparable de leur profession. Les plus jeunes d’entre eux, inlassablement, creusaient, en s’entourant de précautions d’une ingéniosité admirable, des tunnels sous les murs de la caserne qui nous servait de prison. On se promenait dans la cour avec des sous-lieutenants qui, au cours de la conversation, puisaient dans leurs poches et laissaient s’écouler entre leurs doigts la terre qu’ils venaient, pendant des heures de travail silencieux, d’enlever au sous-sol de leur chambre. On s’informait anxieusement des progrès de cette œuvre de termites. Et toujours, au moment où l’on s’attendait à voir le tunnel déboucher bientôt au dehors, l’entreprise était découverte et tout était à recommencer. D’autres méditaient des plans d’évasion plus rapides. Je me rappelle un aviateur canadien qui, toutes les nuits, s’introduisait dans ma chambre, ouvrait ma fenêtre, puis notait de là la disposition des abords et les postes occupés par les sentinelles. Mais à quoi bon parler de tout cela, et remuer les souvenirs d’une vie que les récits de ceux qui l’on connue ont aujourd’hui rendue familière à tout le monde ? Comme je l’ai dit, je n’ai à raconter aucun épisode de marque. J’ai fait, durant mon séjour à Crefeld, ce que faisaient tous les prisonniers de mon âge. Et je n’ai pas eu le temps, comme la plupart d’entre eux, de mener cette existence assez longtemps pour qu’elle perdit pour moi le charme de sa nouveauté et de son étrangeté.

Car mon séjour au milieu des officiers ne devait pas être de longue durée. Évidemment, on m’avait placé là provisoirement et en attendant. Mon sort en Allemagne, comme celui de Fredericq, dont j’avais appris qu’il avait été envoyé à Gütersloh, non loin de Brunswick, dépendait des résultats que notre arrestation aurait produits en Belgique.

On avait compté qu’elle terroriserait nos collègues ; elle ne fit que les indigner et les ancrer plus fermement dans la résistance. Soixante d’entre eux s’adressaient aussitôt au gouverneur général von Bissing, lui remontrant que tous pensaient comme nous et avaient fait ce que nous avions fait. Il leur fut répondu que nous n’avions cessé de fomenter contre l’autorité allemande une agitation illégale et que d’ailleurs leur conduite déciderait de notre sort. Cette tentative de chantage, – il faut bien appeler les choses par leur nom, – révélait curieusement l’impuissance de la violence au moment même où l’on venait d’y avoir recours. Avec quelque finesse et quelque connaissance des hommes, von Bissing eût remarqué tout de suite que l’on avait fait fausse route, que notre arrestation était une faute, et qu’il fallait au plus tôt trouver un prétexte pour nous renvoyer chez nous. Mais appartenant à cette caste militaire prussienne dont la déformation mentale est certainement l’un des phénomènes les plus curieux de la psychologie sociale, il était aussi incapable de jouer la générosité que de l’éprouver. Nos collègues ne pliant pas, il résolut de nous faire porter la peine de leur obstination. Jusqu’alors on n’avait pas su très bien, je pense, ce que l’on voulait faire de nous. Je crois, pour ma part, que l’on nous aurait ramenés à Gand, si nos collègues avaient eu la faiblesse de reprendre leurs cours et de capituler sous les menaces. Désormais notre sort n’étais plus douteux. Tant pis pour nous si la mesure prise à notre égard demeurait inefficace ! Nous n’avions qu’à en supporter les conséquences. Il était inadmissible de nous laisser rentrer en vainqueurs au milieu de nos amis. Si notre captivité avait produit quelque effet, elle eût sans doute été temporaire ; inopérante, elle devait durer aussi que la guerre elle-même. Il y allait de l’infaillibilité de l’autorité militaire.

Pour moi, du moment que, de déporté à temps, je devenais simple prisonnier politique, ma place n’était plus à Crefeld. Je devais être privé de l’honneur, dont on m’avait jugé digne tout d’abord, de vivre au milieu d’officiers. Le 12 mai 1916, l’ordre arriva de me transporter au camp de Holzminden.
Il est certain qu’il eût été beaucoup plus heureux pour moi d’être condamné tout d’abord à ce nouveau séjour. J’étais prêt à tout supporter en quittant la Belgique, et les récits que j’avais entendu faire à Gand sur les geôles allemandes m’avaient préparé au pire. Mais ma résidence à Crefeld m’avait gâté et, durant les premiers jours, le contraste trop brusque entre ce que je quittais et ce que je trouvais, me porta, je l’avoue, un choc assez rude.
Tout a été dit sur Holzminden, et je n’ajouterai pas une nouvelle description à toutes celles qui en ont été faites, et autant que j’en puis juger, fort bien faites. J’eus la chance d’y arriver d’ailleurs et d’y séjourner durant la période où le régime de ce camp trop fameux fut le plus supportable. il comprenait alors de 8 à 10 000 prisonniers répartis dans 84 grandes baraques de bois alignées en files sur un espace d’environ quatre hectares. L’avenue centrale, l’avenue Joffre, comme l’appelaient les prisonniers, grouillait du matin au soir d’une cohue bigarrée, où se rencontraient tous les types nationaux, toutes les classes sociales, et où l’on parlait toutes les langues, sauf l’anglais, car d’Anglais, je ne sais pourquoi, pas un seul ne se trouvait à Holzminden.
Au centre du camp, une dizaine de baraques, entourées d’un treillis en fil de fer, renfermaient les femmes et les enfants. Tous les jours, de midi à trois heures, les femmes pouvaient sortir de cet enclos. Prostituées de Varsovie, de Bruxelles ou d’ailleurs, paysannes ou ouvrières de Pologne, de France, de Belgique, femmes d’officiers ou de fonctionnaires, toutes étaient attendues, à leur sortie, par leurs maris, par leurs parents ou par leurs... amis. Pour les enfants, dont un certain nombre étaient nés dans le camp, on les voyait passer le matin, se rendant aux écoles que la sollicitude de braves gens avaient, tant bien que mal, aménagées pour eux.

Le fond de cette population hétérogène se composait naturellement d’hommes du peuple. Holzminden était le réceptacle où l’Allemagne versait pêle-même, de tous les pays occupés, les indésirables ou les gêneurs. Une baraque proche de celle que j’occupais, abritait les pensionnaires de la prison de Loos près Lille, et le général commandant le camp eut l’amabilité de me prévenir, dès mon arrivée, de la nécessité de prendre quelques précautions à l’égard de ces voisins de mœurs spéciales, parmi lesquels se trouvaient un certain nombre d’individus condamnées pour assassinat[1]. La présence de ces bandits était moins un danger qu’une insulte. Dans son ensemble, la foule parquée entre les fils de fer m’a frappé dès le premier jour par sa dignité, son courage et sa belle attente. À part quelques exceptions, tous ces hommes supportaient leur sort avec une résignation vraiment admirable. Je n’en ai rencontré que bien peu qui eussent fléchi sous le poids de la captivité. Les forces physiques de plusieurs finissaient par s’altérer ; il y avait des malades, des neurasthéniques, et l’on rencontrait des cas de folie ; mais chez presque tous le ressort moral demeurait intact. L’inébranlable espoir de la victoire finale soutenait les énergies. Quand j’arrivai au camp, chacun était convaincu qu’il serait mis en liberté avant l’hiver, mais il n’y en avait que bien peu qui n’eussent préféré une prolongation de captivité à une paix défavorable.

Et pourtant nombre d’entre eux étaient là depuis deux ans ! C’étaient d’ailleurs les plus résolus. Ils avaient traversé les misères des premiers temps de la guerre, pâti de la brutalité des sentinelles, souffert du froid dans les baraques non chauffées l’hiver, assisté à l’agonie des malheureux Louvanistes versés dans le camp au mois de septembre 1914. Peu à peu on s’était organisé. Grâce aux envois des Comités qui de toutes parts veillaient de loin sur les prisonniers, le régime alimentaire était devenu tolérable. On avait reçu des vêtements, des médicaments, des livres. L’initiative privée s’était ingéniée de mille manières. Des étudiants français avaient fait construire à leurs frais une petite barque, « l’Université, » dans laquelle des professeurs, des ingénieurs faisaient des cours, et qui abritait une bibliothèque, dont un relieur bruxellois reliait les volumes. Des bureaux de bienfaisance s’étaient constitués. On avait créé des écoles pour les enfants. Des cafés et même des restaurants s’étaient ouverts. Des prêtres catholiques avaient installé une chapelle dans la baraque qu’ils habitaient, et sa pauvreté lui donnait un aspect si touchant ! Des Belges avaient aménagé une place vide en jeu de balle ; ailleurs on rencontrait des jeux de quilles, un jeu de boules, assidument fréquenté par les Français du Nord. Cependant le sport était peu pratiqué. L’espace manquait, et surtout la force physique, déprimée chez tous par la captivité et le manque d’exercice.

Peu de rapports, au surplus, avec les Allemands. Le général qui commandant le camp ne se montrait guère. Il laissait son subordonné, le major Wikop, officier de réserve, brutal et grossier, agir à sa place et s’acquitter d’une besogne qui, disait-on, lui répugnait. Sous la surveillance de ce Wikop, fonctionnait une organisation assez simple, et dont les agents étaient recrutés parmi les prisonniers aux-mêmes. Il y avait un « chef de camp, » des « chefs de district » et des « chef de baraque, » responsables de la discipline. C’est avec eux que les prisonniers se trouvaient en rapports. Tous les soirs paraissait un bulletin contenant les ordres et règlements pour le lendemain. Ils étaient rédigés en allemand et en français, – le français étant, ici comme à Crefeld, la seule langue étrangère employée par les Allemands pour les communications aux prisonniers. La police seule était confiée à des soldats et à des Feldwebels. Et ils l’exerçaient sans aménité. Constamment des perquisitions étaient opérées dans les baraques, des correspondances saisies et les « coupables » envoyés au cachot pour un ou plusieurs jours. Ces châtiments étaient monnaie courante. Que de fois j’ai lu, affiché sur la porte de l’ « Université, » cet avis : « Le cours de M. X... ne se fera pas aujourd’hui, le professeur étant en prison. »
Je me souviens d’un dominicain français, le Père D..., chez lequel on avait découvert une dissertation, écrite en latin scolastique, et que l’on eût pu prendre pour une fantaisie due à quelque étudiant du moyen âge : Cur Germani sint superporci. Grand émoi à la Kommandantur du camp. Personne n’y comprenait le latin. On eut recours à la science d’un professeur du gymnase de la ville de Holzminden, et, quelques jours plus tard, le Père D..., mis en présence de la traduction de son œuvre, en reconnut volontiers l’exactitude. Le crime était abominable, si abominable que le général et le major signifièrent à l’inculpé qu’un tel forfait ne pouvait avoir été perpétré par un homme raisonnable. Il était fou, et fou tellement dangereux qu’il devait être à l’instant colloqué dans la baraque spécialement affectée aux malheureux que le régime du camp et la captivité poussaient parfois à la démence. Et, en effet, on lui infligea ce supplice. Je ne sais combien de temps il s’est prolongé. Plusieurs semaines plus tard, quand je quittai le camp, il durait encore.
La Kommandantur fut très fière sans doute de l’esprit qu’elle déploya en cette conjecture. Un conflit qu’elle eut, vers la même date, avec le bureau de bienfaisance belge, lui réussit moins bien. Jusqu’alors, le Comité de ce bureau s’était recruté lui-même. Un beau jour, nous fûmes avertis que notre gestion était scandaleuse, et que de toutes parts des plaintes s’élevaient contre elle. Le major vint nous expulser et fermer la porte de notre local. Nous demandâmes une enquête. Elle ne révéla aucun grief. Pourtant ordre fut donné de remplacer l’ancien Comité et de procéder à une élection à laquelle participeraient tous les Belges du camp. Faire voter des Belges et se figurer qu’ils n’allaient pas profiter aussitôt de l’occasion, l’idée était plaisante ! Un petit meeting eut lieu dans chaque baraque. Les ex-membres du Comité s’étaient naturellement abstenus de poser leur candidature. Tous furent réélus et passèrent, comme on dit chez nous, « en tête de liste. » Fureur comique de la Kommandantur. Elle ne chercha pas à cacher son dépit. En réalité, elle n’avait voulu qu’écarter de la gestion du bureau M. Lampens, échevin de la ville de Gand et député aux Chambres belges, et M. Waleffe, juge d’instruction à Liége, qui, l’un et l’autre, après avoir purgé une honorable condamnation en prison cellulaire, venaient d’être internés au camp. On nous manda tous devant le major. Il nous signifia que le général s’opposait à l’élection de MM. Lampens et Waleffe. Là-dessus nous donnâmes notre démission. Il eût été impossible de trouver des remplaçants à nous substituer. Or, le bureau de bienfaisance ne pouvait rester fermé plus longtemps sans scandale, et même sans danger. Il fallut capituler avec nous. L’élection de M. Lampens fut ratifiée, et M. Waleffe insistant, dans l’intérêt de nos compatriotes, pour que nous ne prolongions pas plus longtemps la résistance, nous reprîmes nos fonctions.

On comprend combien ces petits épisodes occupaient et passionnaient les prisonniers, aux yeux de qui ils prenaient l’apparence de grands événements. Pour remplir le vide des heures, chacun s’ingéniait à sa façon, et parfois de façon touchante et spirituelle. Un souvenir encore, entre beaucoup d’autres. Le jour de la fête de la reine Élisabeth, tous les Belges portaient à la boutonnière une fleur blanche en papier. Depuis de longs jours, les femmes du camp avaient confectionné en secret ces petits insignes, auxquels les Allemands ne comprirent rien. Le 21 juillet, la photographie du roi Albert se répandit soudainement dans le camp. Quand, vers neuf heures du matin, l’autorité avertie en arrêta la distribution, plusieurs centaines d’exemplaires avaient été vendus. Malgré toutes les recherches, on ne découvrit ni l’auteur du méfait, un Liégeois, M. Lebrun, ni l’atelier qu’il avait improvisé sous le plancher de la baraque 73. Il fut impossible de se donner rendez-vous le même jour, à la chapelle : l’affluence du monde aurait immédiatement excité les soupçons. Quelques-uns d’entre nous seulement s’y trouvèrent réunis, et je me rappellerai toujours la physionomie et les regards de mes compagnons, quand, entre les parois de bois nu, s’élevèrent les paroles : Domine, salvum fac regem nostrum Albertum.

Nous étions, à Holzminden, plusieurs membres de l’enseignement. Tous s’employaient de leur mieux à instruire et à distraire leurs compagnons. Pour ma part, je faisais deux cours ; l’un, d’histoire économique pour 2 à 300 étudiants russes capturés à Liège au mois d’août 1914, l’autre, où je racontais à mes compatriotes l’histoire de leur pays. Jamais je n’ai eu d’élèves plus attentifs et je n’ai enseigné avec un tel plaisir. L’aspect du cours d’histoire de Belgique était vraiment prenant. Les auditeurs s’écrasaient, les uns juchés sur des carrés de couchage empilés dans un coin de la baraque servant de salle de cours, les autres massés sur des bancs ou debout, le long des cloisons de planches. Quelques-un se groupaient à l’extérieur devant les fenêtres ouvertes. Au dedans, une chaleur étouffante tombait du toit de carton goudronné. Des milliers de puces jaillissaient de partout, scintillant au soleil comme les gouttelettes d’un arrosage très fin. Je m’imaginais parfois les entendre, tant le silence était profond de tous ces hommes écoutant l’un des leurs parler de leur pays absent et rappeler tant de catastrophes qu’il avait subies et surmontées.

Sans doute, l’affluence du public inquiéta la Kommandantur. L’ordre me fut un jour intimé d’avoir à cesser mon enseignement. Je protestai naturellement contre une mesure qui, de tous les professeurs du camp, n’atteignait que moi. Je remis au général un mémoire qu’il promit d’envoyer à Berlin et une interminable correspondance s’engagea aussitôt. Je dus fournir, durant quinze jours, des notes, des rapports, des explications de toute espèce. Bref, l’autorisation de reprendre mes leçons arriva enfin. Mais je dus m’engager à remettre la veille au bureau du camp, le sommaire de la leçon du lendemain et à subir la présence dans l’auditoire de deux ou trois soldats connaissant la langue française. Il faut croire que ces soldats prirent goût à la censure dont ils étaient chargés. Leur nombre monta bientôt à une douzaine et la plupart d’entre eux, après chaque leçon, me posaient des questions comme eussent fait de bons élèves. Ils tenaient tellement à ne rien perdre qu’un jour, comme j’avais commencé à parler deux minutes avant leur arrivée, ils me dénoncèrent au major, devant lequel j’eus à comparaître. Le cas était grave : il en fut fait rapport, et peu s’en fallut que me cours ne fussent suspendus une fois de plus.
Depuis mon transfert de Crefeld à Holzminden, je ne doutais plus que je ne fusse destiné à demeurer en Allemagne jusqu’à la conclusion de la paix. L’occasion me fut bientôt donnée de m’assurer que je ne me trompais pas. Quelques semaines après mon arrivée au camp, des médecins allemands vinrent examiner les prisonniers se croyant assez malades pour devoir être internés en Suisse. Par curiosité, je me présentai à la visite, et ma surprise fut grande en apprenant le soir que j’étais inscrit sur la liste des partants. D’où me venait cette faveur ? Les médecins m’avaient à peine ausculté, ne m’avaient posé aucune question et ma santé ne laissait rien à désirer. Peut-être le général souhaitait-il se débarrasser de moi et leur avait-il fait part de ce souhait. Quoi qu’il en soit, j’étais absolument sûr qu’il ne se réaliserait pas. Quand, après une longue série de formalités, un Feldwebel vint me remettre un billet de chemin de fer pour Constance, avec l’ordre d’avoir à préparer mes bagages pour le lendemain, je ne bougeai pas, et bien m’en prit. Au milieu de la nuit, je fus brusquement réveillé par un soldat. Il m’apportait de la part du général la copie d’une dépêche conçue avec une précision toute militaire : Professor Pirenne bleibt, le professeur Pirenne reste. Avec un sourire, je rendis mon billet de chemin de fer et je me rendormis. On devait pourtant me croire malade, puisque j’avais été désigné pour le départ, et néanmoins on me retenait...

Cependant notre arrestation faisait dans la presse, tant chez les Alliés que dans les pays neutres, un bruit extraordinaire. Des légendes se formaient : on nous attribuait à l’un et à l’autre des « mots historiques » au cours d’une entrevue imaginaire avec von Bissing. Le respect dont l’Allemagne s’était toujours targuée pour la liberté scientifique, et l’impossibilité où elle se trouvait de justifier la mesure prise à notre égard, sans être obligée de dévoiler prématurément ses desseins sur la Flandre et la Belgique, la mettaient en mauvaise posture et donnaient beau jeu aux protestataires.

Nous étions loin de nous douter de l’émotion que nous provoquions au dehors. Des communiqués embarrassés parus dans les journaux allemands nous apprenaient cependant qu’il se passait quelque chose. Je lisais dans le Gazette de Cologne que l’Académie d’Amsterdam s’était adressée aux Académies allemandes pour les prier d’appuyer sa proposition de nous faire interner en Hollande. Nous sûmes plus tard que des professeurs américains avaient offert de nous recueillir l’un à l’Université de Princeton, l’autre à celle de Yale, et que le Pape et le roi d’Espagne s’étaient intéressés à notre sort. À Bruxelles, au mois de juin 1919, le président Wilson me fit l’honneur de me raconter qu’il avait lui-même écrit deux fois en notre faveur à l’empereur d’Allemagne, sans en obtenir d’autre réponse qu’un refus laconique
Tout cela était évidemment très désagréable. Que de bruit pour rien ! Quelle insistance déplacée à demander à « Messieurs les militaires » les raisons d’une chose aussi simple que la déportation de deux civils ! Et quand même ils se fussent trompés ! Ne comprenait-on pas qu’il leur était impossible de revenir sur une décision prise, que leur prestige était en jeu et qu’il fallait faire le silence sur cette sotte affaire ? La presse allemande reçut l’ordre de se taire, elle obéit. On espérait calmer l’agitation du dehors en n’y répondant pas. Elle ne devint que plus vive. Des amis même de l’Allemagne s’adressèrent à von Bissing pour lui demander de les mettre à même de calmer les protestations qui s’élevaient autour d’eux. J’ai lu plus tard dans le livre si exactement documenté que M. le professeur Ch. Nyrop de Copenhague a consacré à notre arrestation, la réponse du pauvre gouverneur à un membre de l’Académie de Stockholm qui le pressait de lui fournir des renseignements. L’intervention du savant suédois s’explique par la circonstance que l’Académie m’avait élu membre associé le 6 avril 1915. Il avait été impossible de me transmettre cette nouvelle à Gand. Elle me parvint à Holzminden par l’intermédiaire de l’ambassade suédoise à Berlin. L’impression que la lettre officielle de l’ambassadeur produisit à la Kommandantur fut assez amusante. Le règlement du camp ne permettait aux prisonniers que d’écrire au crayon sur un papier à lettres spécial, pourvu d’indications qui semblèrent probablement indignes d’être placées sous les yeux d’un ambassadeur. On s’empressa de me fournir, pour ma réponse, une superbe feuille immaculée de papier ministre, de l’encre et une plume.

Ma femme eut à pâtir de l’émoi que nous avions provoqué sans nous en douter. Sa santé était assez ébranlée, et elle avait sollicité l’autorisation de passer quelques semaines en Suisse pour y reprendre des forces. L’autorisation en était parfois accordée à des malades. On la lui refusa obstinément, et comme elle insistait : « Mais ne comprenez-vous pas, Madame, s’exclama le docteur Heitz, chef de la police allemande à Gand, qu’à peine arrivée en Suisse, les journalistes se jetteront sur vous comme sur une proie ! »
Si les infaillibles militaires qui nous avaient envoyés en Allemagne étaient décidés à prouver leur toute-puissance en nous conservant sous leur coupe, ils finirent pourtant par s’agacer des commentaires assez peu flatteurs que la presse neutre se permettait à leur propos. Ils se laissèrent suggérer un moyen qui, suivant eux, devait calmer la tempête.

Le 13 juin, le général me faisait appeler et après un exorde flatteur et aussi insinuant qu’il lui fut possible, m’annonça que le ministère de la guerre me proposait de choisir ma résidence dans une ville universitaire du Centre ou de l’Est de l’Allemagne. À sa vive stupeur, je refusai sur-le-champ. Il fallut lui expliquer durant plus d’une heure que je préférais demeurer au camp, au milieu de mes compatriotes et de leurs alliés, plutôt que de me trouver isolé parmi nos ennemis ; que depuis trois mois je m’étais habitué au régime de Holzminden ; que mes leçons et mes fonctions au bureau de bienfaisance suffisaient à y occuper mon temps ; que j’y avais contracté des amitiés ; que je m’y croyais utile et que tout cela compensait, et au delà, l’avantage de coucher dans un lit sans puces, de me promener librement par les rues d’une ville hostile, d’assister à des concerts, de passer ma soirée au cinéma et même de pouvoir travailler dans une bibliothèque. Mon interlocuteur finit par croire que je voulais « crâner » devant lui. Il m’ordonna de lui remettre le soir ma réponse par écrit et m’autorisa en outre à écrire à Fredericq à qui, me dit-il, la même proposition était faite en même temps qu’à moi. Il comptait évidemment qu’après avoir réfléchi sous le toit de ma baraque j’apprécierais mieux les délices qu’il m’était possible de goûter, et dont Fredericq ne serait certainement pas assez fou pour se priver.

« Le caractère belge est une énigme, » avait dit von Bissing. Le général eut l’occasion de reconnaître l’exactitude de cette pensée. Ma lettre à Fredericq en croisa une autre qu’il m’écrivait. Lui aussi, il avait repoussé les avances du ministère de la guerre. Il suggérait seulement, si l’on voulait vraiment adoucir notre sort, de me permettre de venir le rejoindre au camp de Gütersloh. Mais qu’importaient nos désirs ? Ce n’était pas à nous que l’on s’intéressait, on voulait tout simplement calmer l’agitation fâcheuse de la presse. Elle trouvait scandaleux que nous fussions parqués dans des camps. Il fallait donc, fût-ce contre notre gré, nous en faire sortir. J’eus bientôt une nouvelle entrevue avec le général. Cette fois, ce fut pour apprendre que j’allais habiter Iéna. Il ne s’agissait plus d’une proposition, mais d’un ordre, qui serait au besoin exécuté par la force. Je rédigeai une protestation : on refusa de la recevoir. Il ne me restait qu’à obéir.

Je quittai Holzminden avec un chagrin que comprendront, j’en suis sûr, beaucoup de ceux qui y ont été prisonniers, du moins à cette époque. Pour la première fois de ma vie, je m’étais senti vraiment utile, parce que, pour la première fois aussi, je m’étais trouvé en contact avec le fond même de l’existence. Pour tous les hommes qui étaient là, enlevés à leur profession, à leurs habitudes, à leur classe sociale, la grande, l’unique affaire était de vivre, et l’on jouissait délicieusement du moindre effort pour rendre cette vie plus facile ou moins pénible. Il se rencontrait évidemment dans le camp des types assez repoussants d’égoïsme, d’indélicatesse, d’étroitesse ou de sécheresse de cœur. Mais ce qui dominait chez la plupart, c’était un sentiment de solidarité qui s’élevait parfois jusqu’au dévoûment le plus touchant. Dans son ensemble, l’impression que j’ai conservée de mon séjour là-bas, est réconfortante et consolante. Le bon l’emportait très certainement sur le mauvais. Et si l’on songe au régime déprimant auquel était soumise cette foule parmi laquelle se trouvaient naturellement bien des éléments suspects, une constatation si banale ne laisse pas d’avoir quelque signification.

III. — IÉNA PENDANT LA GUERRE

Je quittai Holzminden le 28 août 1916. Un Feldwebel attaché aux bureaux de la Kommandantur devait m’accompagner jusqu’à Iéna. Je l’avais considéré jusqu’alors comme un garde-chiourme, rogue et passablement brutal. À peine étions-nous sortis du camp, je ne le reconnus plus ; il était transformé. C’est que je n’étais plus le prisonnier no 10823. En franchissant les fils de fer, je redevenais un Herr Professor ; les distances sociales se rétablissaient entre lui et moi. Il était devenu tout à coup déférent, attentif, obséquieux ; il se conduisit tout le long de la route en valet de chambre, portant ma valise et mon manteau, s’informant des trains, me faisant place dans les coupés encombrés de voyageurs. Nous arrivâmes le soir à Iéna, et descendîmes à l’hôtel : Zum Schwarzen Bären. Je remarquai que le mot hôtel avait été, par patriotisme, recouvert de couleur blanche... Le lendemain, j’étais placé sous la surveillance du bourgmestre docteur Fuchs. Il m’annonça que Fredericq était attendu. Décidément on avait voulu nous combler d’amabilités. Quelques jours plus tard en effet, j’avais la joie d’embrasser mon vieil ami. Nous nous empressâmes de quitter l’hôtel et de louer un appartement dans une grande maison du Neuthor, en face du parc et des collines grisâtres et abruptes qui alignent leur décor pittoresque sur la rive droite de la Saale.
La physionomie d’Iéna correspond d’une manière si frappante à l’histoire de l’Allemagne depuis trois siècles qu’elle en pourrait passer pour le symbole. On sent que la vieille ville, dont presque chaque maison porte une plaque commémorative rappelant le nom du professeur auquel elle a jadis servi d’habitation, n’a vécu que par l’université et pour elle. On y retrouve partout, avec le souvenir de Gœthe et de Schiller, les traces de l’Allemagne disparue, celle que Mme de Staël appelait le pays des poètes et des penseurs. Mais combien tout cela n’est plus que la survivance archaïque d’un temps révolu ! Combien l’Allemagne nouvelle affirme sa maîtrise sur la paisible Musenstadt de jadis ! Si l’on contemple la ville des hauteurs du champ de bataille de 1806, on n’aperçoit plus le vieux Iéna. Il disparaît, au milieu des quartiers neufs qui l’encerclent de toutes parts et poussent leurs maisons et leurs villas toutes neuves à l’assaut des hauteurs ou le long des vallées latérales qui aboutissent à la Saale. Au centre de la ville, le colossal bloc bétonné des usines Zeiss atteste brusquement le triomphe de l’industrie. Au sommet du Forstberg, la pesante tour de Bismarck domine tout le paysage de son architecture volontairement massive. Et cette fabrique et cette tour attirent invinciblement le regard, proclamant la victoire définitive, dans ce pays, des deux forces alliées du militarisme et de l’expansion économique. Sans doute, l’université paraît plus florissante qu’elle ne l’a jamais été. Il est facile de se convaincre pourtant que ce n’est plus en elle que bat le cœur de la cité. Elle ne dirige plus la pensée de l’Allemagne. Elle n’est plus que l’un des nombreux rouages de cette « organisation » créée par l’État tout-puissant et elle subit l’impulsion qu’il lui donne. On l’a pourvue, le long du Fürstengraben, d’un bâtiment luxueux en « style moderne ; » on l’a dotée d’instituts, de laboratoires, de cliniques excellemment outillés. Son travail reste considérable et chacune de ses Facultés renferme des savants de marque. Mais ces savants ne sont plus que des spécialistes, des ouvriers éminents dans leur tâche et qui font de la science comme on accomplit un métier. Il leur suffit d’être mathématiciens, chimistes ou philologues. Leur critique se renferme dans le domaine étroit qu’ils explorent. Aucun d’eux n’a plus le désir de s’élever au delà, de chercher à comprendre la signification de la vie sociale et politique dans laquelle s’absorbe son rôle. Les prodigieux succès de la force allemande les ont convaincus de son excellence. Ils s’abandonnent sans contrôle à la direction de l’État. S’ils s’avisent de porter sur lui leur attention, c’est pour en admirer la sagesse, en proclamer la supériorité, en justifier les ambitions. Tous lui sacrifient leur indépendance morale. Pendant qu’il les conduisait à l’abîme qu’ils auraient pu, qu’ils auraient dû voir, ils chantaient ses louanges et annonçaient sa victoire.
J’ai pu remarquer du reste, pendant mon séjour à Iéna, combien le prestige du « professeur » avait pâli en Allemagne. Et la cause n’en est pas seulement, me semble-t-il, dans le matérialisme qui fait classer les hommes suivant leurs revenus et établit la hiérarchie sociale d’après celle des fortunes. Elle me paraît devoir être cherchée aussi dans la servilité du monde académique à l’égard de l’État. Il faut avoir son franc parler et conserver sa pensée libre pour diriger l’opinion d’un peuple. Or, à mesure que l’État prétendait davantage se subordonner la nation, les universitaires se conformaient plus docilement à ses vues et lui obéissaient avec plus d’empressement. Ils se faisaient gloire du joug qu’ils acceptaient et dont le gouvernement les récompensait par l’octroi de plus en plus large de titres honorifiques ravalant ceux qui eussent dû être les serviteurs de la vérité au rang de personnages officiels. L’importance qu’ils accordaient à ces vaines et dégradantes distinctions était comique et lamentable. J’ai compté sur le programme de l’université, rien que dans la Faculté de philosophie, trois Geheimräte et dix-sept Hofräte !
Le défaut d’esprit critique chez ces professeurs, leur ignorance de la situation de l’Europe, l’absence totale chez eux du sentiment le plus élémentaire de la justice, dès qu’il y allait des intérêts ou des appétits de l’Allemagne, avaient quelque chose d’effrayant et de décourageant. Depuis de longues années, je connaissais l’un d’entre eux, un historien, et un historien dont les travaux s’étaient jusqu’alors particulièrement rapportés à l’histoire de France et à celle de l’Angleterre. J’eus l’occasion de causer plusieurs fois avec lui. Les idées que je l’entendis développer me confondirent. J’en conservai l’impression d’un esprit complètement faussé par les préjugés ou, si l’on veut, par la doctrine du nationalisme le plus exclusif et le plus étroit. Il m’apparut que la critique n’était chez lui, comme chez beaucoup de ses collègues, qu’une opération technique réservée au travail du cabinet ou du « séminaire. » Cet homme qui avait habilement interprété tant de textes du moyen âge, reconnu des falsifications, disserté sur des manuscrits, classé des récits de chroniqueurs, n’était plus, en parlant de choses contemporaines, que le plus bénévole et le plus « gobeur » des lecteurs de journaux censurés et de communiqués officiels. Toute sa formation de spécialiste disparaissait brusquement. On voyait qu’elle ne faisait pas corps avec sa pensée, qu’elle était une simple technique, un dressage, une méthode apprise. Lui qui avait lu tant de livres, qui possédait tant de langues, qui avait tant voyagé et connu tant d’hommes de pays divers, il parlait, au milieu de sa bibliothèque pleine d’ouvrages qu’il avait lus cependant, comme faisait le lieutenant Clausen entre Gand et Crefeld. C’était la même outrecuidance, la même incapacité de comprendre l’étranger, la même affirmation sous une forme d’ailleurs très polie, d’appétits conquérants et d’espoirs irréalisables. Tout cela se mélangeait d’ailleurs, ou plutôt, dans sa pensée, s’accordait à cette théorie des races qui a si singulièrement perverti, dans les dernières années et pour des motifs trop incompréhensibles, l’esprit de la jeune Allemagne. Il invoquait Gobineau à l’appui de ses déclarations sur la décadence de la France et le triomphe certain et nécessaire du germanisme ! Il prophétisait le déclin de l’Angleterre, accusait l’Amérique, encore neutre à cette époque, d’être asservie au culte du dollar, ne voyait dans l’Italie qu’un spadassin et se montrait plein de confiance dans l’avenir de l’Autriche-Hongrie.
Sans doute, la surexcitation patriotique était en partie responsable de ces aberrations et de ces illusions, et sans doute aussi mon interlocuteur ne pouvait parler à cœur ouvert devant moi, – devant un ennemi. Il reste pourtant qu’au fond de ses discours se découvraient une intelligence et une conscience perverties, ou tout au moins dévoyées. Ce n’est pas seulement sur le fond des choses que nous ne pouvions nous entendre. Son langage même m’était parfois presque inintelligible, tant le sens qu’il donnait aux mots honneur, droit, justice, loyauté, différait de celui où nous sommes accoutumés de les prendre !

J’essayai plus d’une fois de détourner la conversation sur la politique intérieure de l’Allemagne. Ce ne fut que pour me convaincre que M. C... l’ignorait aussi complètement qu’il s’y intéressait peu. Du mouvement socialiste, par exemple, il me parut ne connaître que ce qu’il avait lu dans quelques articles de la presse nationale-libérale ou conservatrice. Je m’interdis naturellement de juger d’après lui tous ses collègues. Une chose pourtant est certaine, dont j’eus l’occasion de me persuader peu à peu, à ma grande surprise : c’est que, sauf d’infimes exceptions, le corps professoral des universités se recrute entièrement dans les partis politiques gouvernementaux. Cette fameuse liberté académique, cette autonomie universitaire que nous admirions si bénévolement avant la guerre, ne sont, au fond, que des trompe-l’œil. En fait, elles n’existent qu’au profit d’une coterie d’érudits que l’on pourrait qualifier de savants officiels. Le choix des Facultés n’a garde de se porter, quel que soit leur mérite, sur des hommes suspects à l’État, et c’est bien pour cela que l’État les laisse jouir d’une indépendance dont il sait fort bien qu’il n’a pas à craindre qu’elles abusent jamais.

En somme, la séparation est bien plus profonde en Allemagne que dans les pays occidentaux entre le personnel du haut enseignement, exclusivement recruté parmi des conservateurs plus ou moins authentiques, et le reste de la nation. Il y a là certainement une survivance curieuse de l’ancien régime. La modernité des méthodes employées ne doit pas faire illusion sur ce point. Il en est un peu de tous les agents de l’État allemand, comme de Bismarck. Ils sont au fond étrangers à ce que nous considérons comme l’essentiel de la civilisation contemporaine. Ils ne cherchent pas à conduire la nation, mais à la dominer, à lui imposer de haut, et par la discipline, la voie qu’elle doit suivre. Tout est organisé pour que, du haut en bas, chaque citoyen soit formé dès l’enfance au service de l’État. L’école primaire, le gymnase, l’université se passent les élèves comme un « assortiment » de machines se passe la laine à carder. Un système d’opérations pédagogiques méthodiquement combinées livre à la fin le produit achevé. La caserne obligatoire y ajoute le dernier fini. Les conséquences d’un tel dressage se sont clairement révélées pendant la guerre. Avant elle, on en admirait seulement l’impeccable rendement. On enviait à l’Allemagne le bel ordre, le zèle, la compétence, l’activité de son administration dans tous les domaines. On cherchait même gauchement à imiter ou plutôt à contrefaire ses méthodes. Brusquement la grande crise qui a secoué le monde a dévoilé leur faiblesse. On s’est aperçu que tous ces hommes si merveilleusement préparés à leur tâche, si bien subordonnées les uns aux autres, si admirablement rompus à recevoir et à transmettre des ordres, manquaient lamentablement d’initiative et de personnalité. On avait anéanti chez chacun d’eux, à force de dressage, le ressort de la spontanéité.
Combien de fais n’ai-je pas lu, durant ma captivité, des lamentations sur l’insuffisance de la diplomatie allemande. « Unsere Diplomatie hat versagt. » Tel était le Leitmotiv de la presse et le gémissement de tous ceux que décevaient les événements. Hélas ! c’était l’ensemble du système qui avait failli. Au moment décisif, chanceliers, ministres, fonctionnaires et Reichstag, tous se montrèrent incapables de diriger la tourmente qu’ils avaient déchaînée. Elle les déroutait parce qu’elle ne se développait pas suivant leurs prévisions. Devant l’imprévu, ils se sentaient impuissants, et une crainte vague commençait à se glisser dans leurs cœurs...

Ils cherchaient à se tromper eux-mêmes en s’exagérant volontairement leur force et la faiblesse de leurs adversaires ; mais leur inquiétude était visible. Elle était éparse dans l’air quand nous arrivâmes à Iéna, et on le remarquait à la tristesse générale, à l’évidente préoccupation du bourgmestre, auquel nous devions nous présenter tous les deux jours. Elle se trahissait dans les questions qu’il nous posait, dans les exclamations qui lui échappaient devant nous. L’annonce même des victoires en Roumanie ne calmait pas les angoisses publiques. On pavoisait par ordre, on sonnait les cloches des églises, mais dans les rues les visages restaient mornes sous l’influence de l’idée fixe qui désormais rongeait toutes les âmes. Wozu denn das ? Pourquoi donc tout cela ? c’est-à-dire toutes ces horreurs et toutes ces souffrances, s’était un jour écrié le docteur Fuchs en notre présence. La réponse que nous lui fîmes était trop simple. Il ne la releva pas, mais il était visiblement découragé. La guerre, disait-il (novembre 1916), durerait encore deux ou trois ans. C’était une guerre d’épuisement. Les deux partis devaient aller jusqu’au bout, et le vainqueur tomberait épuisé, au moment de la victoire, sur le corps du vaincu.
Chez le peuple, les privations, la disette des vivres qui commençait à se faire sentir, l’emportaient sur les préoccupations patriotiques. Visiblement, tout le monde en avait assez et envisageait l’avenir avec effroi. Notre hôtesse nous affirmait tous les jours qu’il était impossible d’affamer l’Allemagne, et elle se figurait peut-être que nous la croyions. Mais nous avions souvent l’occasion de découvrir ce que pensait le peuple. Je me rappelle une conversation avec le sacristain du village d’Amerbach, un soir, au retour d’une promenade. Il nous avait pris sans doute pour des Allemands ; en tout cas, il parlait à cœur ouvert. La paix, disait-il, allait arriver avant le printemps, car l’Allemagne n’avait plus de vivres. De conquêtes il ne pouvait plus être question. Et il ajoutait avec un soupir : « La Belgique, das schoene reiche Land (ce beau pays riche), nous ne la conserverons pas. »

Ce découragement, ce fléchissement des esprits et des courages eussent amené le gouvernement d’un pays libre à s’expliquer devant l’opinion. Ils ne lui inspirèrent ici qu’une manœuvre destinée à l’égarer : ce fut le coup de théâtre de la proposition de paix de décembre 1916. Le moindre soupçon d’esprit critique suffisait à montrer que l’étrange outrecuidance de ce texte n’avait d’autre but que d’empêcher la réponse qu’il semblait provoquer. Il était évident, au premier coup d’œil, que l’on voulait tout simplement pouvoir rejeter sur l’ennemi odieux la continuation d’une guerre dont la nation était dégoûtée. Nous observâmes avec un étonnement que l’accoutumance commençait à atténuer, que personne ne parut se douter d’un stratagème aussi grossier.

Une joie générale se substitua aussitôt à l’abattement. Bien rares étaient ceux qu’une demi-clairvoyance retenait de s’y abandonner sans réserve. Mais ils n’hésitaient que sur les dispositions de l’Entente. Quant à la sincérité et aux sentiments pacifiques de l’Empereur, leur certitude était inébranlable. Et comment un peuple accoutumé à s’abandonner à la direction du pouvoir eût-il pu suspecter ce pouvoir de surprendre sa bonne foi ? Ce que nous vîmes alors se dérouler sous nos yeux, nous prouva du moins que le gouvernement de Berlin connaissait aussi bien les mœurs de ce peuple que Panurge celles de ses moutons. Tout se passa comme il avait été prévu et si je puis ainsi dire avec une impeccable méthode. Nul à-coup, nulle surprise. Ce fut admirable ou plutôt lamentable et grotesque. Après quelques jours d’enivrement et d’espoir, le refus des Alliés rappela brusquement à la réalité les foules perdues dans le rêve. Et naturellement, en sortant de leur griserie, elles tombèrent dans la fureur. Un accès de démence s’empara de tout le monde. On n’entendit plus parler que de furor teutonicus, que de lutte à outrance sans répit comme sans merci... Toute trace de bon sens avait subitement disparu. Il n’y avait pas la moindre hypocrisie dans les déclamations contre la sentimentalité qui avait jusqu’alors retenu le bras de l’Allemagne. Chacun réclamait le recours à l’ultima ratio, je veux dire à l’Unbeschränkter Ubootkrieg, à la guerre sous-marine sans restriction.

Dans les conversations, dans les colonnes des journaux, sur les affiches placardées aux murs revenait constamment ce mot d’ordre : Ubooten heraus ! La manœuvre du gouvernement réussissait à souhait. Il avait mené l’opinion où il le voulait. Il se faisait imposer par elle ce qu’il avait décidé d’accomplir. Von Tirpitz devenait le héros du jour. Les pangermanistes triomphaient. Déjà s’élaborait le programme du Vaterlandspartei. Un cri d’enthousiasme accueillit la nouvelle du blocus de toutes les mers et du torpillage universel. On ne discutait plus que le point de savoir si l’Entente serait réduite à merci dans six semaines ou dans trois mois. L’attitude de l’Amérique n’effrayait personne. Plusieurs même désiraient qu’elle entrât en lice. On coulerait ses navires avec les autres...

Ce qui rendait si intéressante à observer cette crise d’hystérie collective, c’était sa correspondance parfaite au tempérament du malade. Pour lui donner la généralité et la profondeur qui surprenait en elle, il avait fallu une nation chez qui le culte de l’État, la discipline imposée et l’organisation universellement acceptée eussent aboli, du haut en bas, la critique et le self-control. Les agitations d’un peuple libre fournissent par leur désordre même, par le conflit qu’elles provoquent entre des passions opposées, la possibilité de les neutraliser l’une par l’autre et de conserver malgré tout quelque équilibre. Ici, tout poussait à la fois, du même mouvement, dans le même sens. On eût dit d’un navire dont un coup de mer a fait glisser toute la cargaison à travers la cale et qui désormais penche sans plus pouvoir se redresser, en attendant qu’une tempête future le renverse sur l’abîme.

Un petit fait, que j’avais remarqué avec surprise, me parut tout à coup plein d’enseignements. J’avais été frappé depuis mon arrivée à Iéna de voir en vente, chez les libraires, un journal français : Le Matin. J’avoue que pendant un certain temps, j’avais interprété cela comme une justification de cette « objectivité » dont l’Allemagne est si fière. Je voyais maintenant ce qu’il en fallait penser. La confiance des Allemands en eux-mêmes et dans leur gouvernement est telle que rien ne peut l’ébranler. La contradiction ne les effraye pas, parce que d’avance, elle est frappée d’impuissance par l’idée préconçue. Il est entendu que l’agence Wolff a toujours raison ; Havas et Reuter, toujours tort. Mais il est de bon ton de montrer qu’on est au courant de leurs mensonges et qu’on ne les craint pas. J’eus l’occasion d’avoir un jour une preuve plus éclatante de cette foi naïve et robuste des Allemands en leur supériorité intellectuelle. Un professeur de l’Université me raconta qu’il étudiait avec ses élèves la bataille de la Marne. Et comme je lui faisais observer qu’un tel sujet n’était pas tout à fait propre à l’application d’une critique impartiale : « Oh ! me répondit-il, avec un sourire. On voit bien que vous ne connaissez pas nos étudiants. Ils sont si « objectifs » que rien ne peut les détourner de la vérité. »

Le moment approchait où il allait nous devenir impossible de poursuivre des conversations si instructives. Comme jadis à Gand, nous avions déçu à Iéna les prévisions de l’État-major. On avait espéré, sans nul doute, qu’à peine arrachés au séjour des camps, nous allions décrire à nos correspondants les délices de notre nouvelle résidence et la générosité dont nous avions été l’objet. On s’ingéniait visiblement à nous conquérir. Le bourgmestre et le curator de l’université, vieillard excellent et d’une bienveillance sincère, nous exhortaient à fréquenter les professeurs et nous assuraient que les plus éminents d’entre eux, MM. Häckel von Eucken, Delbrück, attendaient notre visite avec impatience. Nous conserverions sûrement, affirmaient-ils, le plus agréable souvenir de notre passage à Iéna. Ubi bene ibi patria semblait être devenu la devise de tous ceux avec qui nous étions en rapport. L’éditeur Perthes m’écrivait pour s’informer du degré d’avancement de mon Histoire de Belgique. Un autre éditeur nous proposait de collaborer à un livre qu’il allait publier sur la Flandre, et il ne s’imaginait certainement pas que cette proposition fût une insulte. Une fois de plus, nous pouvions constater cette incapacité absolue de l’Allemand de se départir de lui-même en jugeant les autres. Personne ne semblait soupçonner qu’il ne suffisait pas de nous témoigner quelques égards pour nous faire oublier notre patrie envahie, nos compatriotes réduits en esclavage, notre droit foulé aux pieds, notre nation calomniée, la trahison suscitée contre elle, son annexion visiblement préparée et là-bas sur l’Yser, notre armée attendant le moment de glorifier nos morts par le triomphe de la justice.

La censure finit par s’impatienter de ne point trouver dans nos lettres ces attestations de contentement et de gratitude qu’elle avait bien certainement compté pouvoir faire passer dans la presse.

Elle n’y rencontrait que l’expression de nos regrets d’avoir été forcés d’abandonner des compatriotes et des alliés dont nous partagions dans les camps la misère et les espoirs. À Iéna même, les visites que l’on attendait de nous, n’étaient pas faites. Nos conversations sur la Belgique n’étaient peut- être pas sans danger, car enfin, il était assez difficile de ne pas nous croire quand nous racontions, en témoins oculaires, des violences, des injustices et des horreurs que beaucoup de nos interlocuteurs avaient certainement ignorées jusqu’alors. Bref, nous étions tout au moins inutiles, si nous n’étions pas gênants. À Gand, « messieurs les militaires, » qui nous faisaient espionner avec soin, se dépitaient du nouvel échec de leur combinaison. Ils crurent ou ils feignirent de croire que la liberté qui nous était laissée nous permettait de correspondre avec la Belgique par des voies cachées. Exaspérés de l’admirable résistance aux intrigues laborieusement machinées pour s’emparer, au profit de leur politique d’annexion, du mouvement flamand, ils nous soupçonnèrent ou feignirent de nous soupçonner de n’y être pas étrangers. Un beau jour, un agent de police vint saisir la correspondance de Fredericq, puis ce fut au tour de la mienne d’être confisquée. Le bourgmestre, le curateur de l’université nous recommandaient d’être prudents, et semblaient convaincus que nous entretenions avec le dehors une correspondance secrète. Nous nous sentions entourés d’une atmosphère de méfiance...
Tout à coup, le 24 janvier 1917, vers cinq heures du soir, nous étions mandés à l’Hôtel de Ville. L’attitude rogue des employés, qui jusqu’alors nous avaient salués jusqu’à terre, nous montra qu’un orage allait éclater. Il fondit sur nous presque aussitôt. Après quelques minutes d’attente, une porte s’ouvrit et nous fûmes introduits dans une salle où, derrière une grande table, siégeait un colonel flanqué du bourgmestre et du Bezirks Direktor d’Apolda. Le bourgmestre et le colonel avaient l’air de gens embarrassés et mal à l’aise. Mais le Bezirks Direktor, un certain König, dont la figure de bouledogue était couturée de ces peu appétissantes cicatrices que portent avec gloire les anciens Korpsstudenten, nous jetait des regards furibonds. Pour nous impressionner sans doute, il avait placé devant lui un énorme dossier que d’ailleurs il n’ouvrit pas. À peine le colonel nous avait-il fait signe de nous asseoir, il aboya contre nous une diatribe plus ridicule encore que grossière. Il nous accusa d’avoir méconnu « l’hospitalité de l’Allemagne, » d’avoir intrigué contre elle en Belgique, abusant de la manière la plus abominable de la confiance qu’elle avait mise en nous. Nous étions deux criminels passibles du bagne. Mais on voulait bien nous témoigner une pitié dont nous étions indignes. On se contenterait de nous rendre incapables de nuire en nous séparant l’un de l’autre. Fredericq devait être relégué à Burgel ; pour moi, je serais averti sans retard du lieu choisi pour mon exil.

Le surlendemain, en effet, j’accompagnais mon vieil ami à la gare de la Saale, à travers les rues encombrées de neige. Un brouillard glacé flottait dans l’air. Le long de la voie, des soldats à mine lugubre s’embarquaient pour la Galicie. Nous nous embrassâmes et je vis s’enfoncer dans la brume le train qui m’enlevait mon compagnon. La solitude allait être plus pénible à porter, après les quelques mois passés ensemble. Déjà je la ressentais cruellement en regagnant notre appartement bouleversé par le désordre du départ. J’y appris que je serais dirigé dans deux jours sur Creuzburg an der Werra.

IV. — VINGT MOIS À CREUZBURG. — L’OPINION EN ALLEMAGNE

Officiellement, Creuzburg est une ville. En réalité, c’est un gros village de 2 000 habitants, situé aux confins de la Thuringe à douze kilomètres au nord d’Eisenach, auquel le relie un petit chemin de fer d’intérêt local. Le site est pittoresque. Le bourg, dominé par la côte abrupte du Visch, enserre de ses maisons à toits rouges et à lambourdes, une éminence surmontée d’un vieux château, auquel se rattachent des souvenirs de saint Boniface et de sainte Élisabeth. À ce château aboutissent les débris d’un mur d’enceinte à demi ruiné et flanqué de tours. À quelque distance, la Werra roule ses eaux sombres que franchit un pont construit au moyen âge. Une jolie chapelle du xve siècle s’élève à l’une de ses extrémités, ombragée de tilleuls séculaires. Sauf vers la gare, où l’on rencontre quelques maisons modernes et une petite filature de rubans, la localité, située assez loin des grandes voies du transit, a conservé un air ancien et tout à fait vieille Allemagne. L’industrialisme moderne commençait à peine à la toucher quand la guerre éclata. Une partie de la population travaille cependant dans les fabriques d’Eisenach. Mais la majorité vit de la culture du sol, ou trouve, dans les villages environnants, la clientèle suffisant à l’entretien d’un petit commerce. Tout le pays a passé au protestantisme dès la fin du xvie siècle. Creuzburg est le siège d’une « super-intendance » luthérienne. Politiquement, il appartient au grand-duché de Saxe-Weimar et fait partie de la Bezirks-Direktion d’Eisenach.
Tel était le pays où j’allais résider durant les vingt derniers mois de ma captivité. Quand j’y arrivai le 29 janvier 1917, et qu’il m’apparut sous un pâle soleil du soir, endormi et comme enseveli sous une lourde chape de neige, je ressentis tout d’abord une étrange impression d’isolement et de solitude. Le lieutenant qui m’accompagnait devait me remettre au bourgmestre. Nous le rencontrâmes en chemin : un petit homme rougeaud, l’air placide et qui tout de suite me tendit la main. Il se hâta de m’apprendre que je lui avais été signalé comme « très dangereux » et que le principal aubergiste de Creuzburg avait refusé de me loger. Il allait me conduire au Gasthof zum Stern, chez Wilhelm Panitz, qui, moins timide, consentait à me fournir un gîte. C’était une grande maison sur la place, en face de l’église et du Rathaus, avec un grand toit de tuiles, une large porte cochère et, au fond, une cour bordée d’une étable, d’une grange et d’une laiterie. Le bourgmestre me fit part aussitôt des instructions qu’il avait reçues à mon égard. Je pouvais librement me promener par la commune. Chaque jour, j’aurais à me présenter devant lui et à lui remettre ma correspondance, qui serait censurée à la Bezirks-Direktion d’Eisenach. Il m’était interdit d’avoir le moindre rapport avec les soldats prisonniers habitant Creuzburg. Je devais être surveillé sehr scharf aber sehr höflich, très sévèrement, mais très poliment.

J’eus l’occasion de remarquer dès le lendemain matin que cette consigne de politesse était ponctuellement observée. Comme je sortais pour explorer ma nouvelle résidence, je rencontrai le gendarme ; il porta aussitôt la main à son casque. Plus loin le facteur de la poste, puis le chef de gare m’honorèrent de leur salut. Je crus à une erreur de leur part. C’était moi qui me trompais. Le bourgmestre m’apprit qu’ils avaient obéi à un ordre : ils s’y conformèrent scrupuleusement jusqu’au bout... Quant à la population, elle ne tarda pas à s’accoutumer à ma présence. Personne à peu près ne sut jamais mon nom. Mais nul n’ignorait que j’étais dans mon pays un Herr Professor, et c’en était assez pour me valoir une certaine considération. Jamais on ne manquait, en me parlant, de m’appeler par ce titre et on l’ajoutait régulièrement au Guten Tag que l’on me jetait au passage.

La régularité de mon genre de vie dut contribuer beaucoup à m’associer à l’existence journalière de la population, à faire de moi, si je puis ainsi dire, une partie de ses habitudes. J’avais décidé tout de suite qu’il ne me serait possible de résister à la monotonie de ma détention qu’en m’imposant strictement des occupations fixes, et en réservant à chaque heure sa tâche spéciale. Je repris l’étude du russe, que j’avais entamée à Crefeld sous la direction d’un lieutenant-colonel d’artillerie et continuée à Holzminden sous celle d’un étudiant. L’après-midi était, de deux à cinq, consacré à la promenade. À cinq heures, je me mettais à la rédaction d’un livre auquel j’avais souvent songé avant la guerre et dont je portais le plan dans ma tête. Je gagnais ainsi l’heure du souper. Je lisais le journal, et la journée finissait, pour recommencer exactement de même le lendemain. Jamais je ne me suis départi de cette règle de vie, quel que fût le temps ou la saison. Elle me donnait l’inappréciable avantage de savoir, dès le matin, ce que j’avais à faire jusqu’au soir. Elle mettait une barrière aux vagabondages de l’imagination, calmait les inquiétudes et chassait l’ennui. Je finis par m’intéresser vraiment à mon travail. J’y pensais durant mes promenades solitaires par les champs et les bois. Rien n’y rappelait la guerre, et je m’efforçais de l’oublier. Je causais avec moi-même. N’ayant aucun devoir à accomplir, libre de toute besogne, débarrassé de toutes obligations mondaines et sociales dans mon isolement, je goûtai les charmes de la méditation, l’élaboration lente et progressive des idées que l’on porte en soi, avec lesquelles on vit et dans lesquelles on finit par s’absorber.

Bref, je compris, il me sembla du moins que je comprenais la réclusion volontaire de Descartes dans son « poële » de Hollande. Moi aussi je vivais dans un poële et si j’y vivais malgré moi, il y avait certains moments où j’en arrivais à l’oublier. Je finis par m’accoutumer tellement à cette vie d’ermite, à ce retour des mêmes occupations aux mêmes heures, que le plus léger imprévu me causait un véritable agacement. Quotidiennement, vers dix heures, j’interrompais ma besogne pour monter chez le bourgmestre, au premier étage du Rathaus. C’était le moment pathétique de la journée. Allais-je y trouver quelques unes de ces lettres qui étaient les seules distractions et le seul soulagement de mon exil ? Je n’insisterai pas. Il me semble que je déflorerais les sentiments que j’éprouvais alors si j’essayais de les décrire.
Peu à peu, je finis par connaître l’aristocratie de mon village, les honoratioren, suivant l’expression consacrée. Le plus important, et aussi le plus cultivé d’entre eux, était le super-intendent. Nous échangions quelques paroles quand nous nous rencontrions. Je parvenais parfois à le faire parler de la guerre. Il parlait bien et avec plaisir. Il ne se doutait certainement pas du plaisir que j’éprouvais moi-même à l’entendre développer un thème avec lequel mes conversations d’Iéna m’avaient familiarisé de longue date. La race et son influence historique revenaient continuellement dans ses discours. Romanisme, germanisme ! Pour lui tout était là. Le romanisme, c’était l’Église catholique, la forme l’emportant sur le fond, la convention et la tradition, sur la liberté de la pensée et la conscience individuelle. Il ramenait d’ailleurs l’histoire du monde au protestantisme, et le protestantisme était germanique.
« Pourtant, Calvin ! lui objectai-je un jour. — Calvin, fil-il, c’est Luther adapté à l’esprit roman. — Pourquoi donc, lui demandai-je, cette adaptation romane de la Réforme a-t-elle été acceptée par tant de peuples germaniques ? Car enfin, les Hollandais, les Anglais... — Oh ! les Anglais, répliqua-t-il aussitôt, ce sont des Celtes. » Je me rappelai qu’en effet, depuis le commencement de la guerre, l’Angleterre était tout à coup devenue celtique... L’ethnographie politique a de ces complaisants retours. N’ai-je pas lu, quelques semaines plus tard, dans le journal, l’analyse d’une dissertation démontrant l’origine germanique des Bulgares !

Une autre fois, la conversation tomba sur la liberté politique. Elle aussi était l’apanage des Germains. Luther en avait donné la vraie formule, formule incompréhensible, il est vrai, pour les étrangers. « Au fond, ajoutai-je, c’est que probablement cette notion de la liberté est faite pour des gens qui ne sont libres que d’assez fraîche date. Chez nous, le servage est aboli depuis le xiiie siècle : il existait encore en Allemagne au commencement du xixe. Pour des gens accoutumés à la liberté depuis 600 ans et ceux dont le grand’père a peut-être été corvéable d’un seigneur, et attaché à la glèbe, les mots n’ont pas le même sens, et il est difficile de tomber d’accord. » Mon interlocuteur me regarda avec étonnement. Il se demandait sans doute si j’étais sérieux. Je l’étais extrêmement. Plus je m’initiais à l’Allemagne et plus clairement il m’apparaissait que sa discipline, son esprit d’obéissance, son militarisme, son manque d’intelligence et d’aptitudes politiques trouvent en grande partie leur explication dans cette renaissance du servage que le xvie siècle a vu s’y accomplir. Il y a là entre elle et les pays occidentaux, une différence foncière et radicale. Sans le servage à peu près général des populations rurales à l’Est de l’Elbe, le Luthéranisme aurait-il pu se répandre comme il l’a fait, et l’organisation de l’État prussien serait-elle concevable ? Et n’est-il pas caractéristique que la région rhénane, épargnée par ce renouveau du servage, soit demeurée catholique et n’ait accepté que fort tard le joug de la Prusse ? Sans doute, il ne faut point exagérer la portée de cette remarque. Il importe pourtant d’en tenir compte et de mesurer de quel poids des siècles d’hérédité servile pèsent, même aujourd’hui, sur des millions de familles allemandes. On ne doit jamais oublier que l’Allemagne est bien plus proche que nous de l’ancien régime. Quantité de progrès auxquels nous sommes habitués depuis la Révolution française, sont chez elle de fraîche date et y sont naïvement admirés comme des créations du génie national. J’entends encore le bourgmestre me demander avec une sollicitude un peu narquoise si nous connaissions en Belgique les « admirables innovations » du système métrique et de l’état civil. Je le surpris très fort en lui disant que nous y étions accoutumés depuis un siècle, et que l’Allemagne les avait empruntées à la France.

Au gré du hasard de mes contacts avec la population et de mes causeries avec mon hôte, Herr Panitz, je recueillais nombre d’observations intéressantes. Je veux au moins noter l’une d’elles. Je me rendis compte peu à peu que le manque si surprenant d’esprit public, ou si l’on veut d’esprit politique, qui caractérise l’Allemagne moderne, ne s’explique pas seulement par les longs siècles d’absolutisme qu’elle a traversés ; la pédagogie en est aussi largement responsable. Il est certain que l’enseignement est ici plus répandu que partout ailleurs, que la discipline et l’hygiène scolaires sont excellentes, que les instituteurs et les maîtres de toute sorte sont soigneusement dressés à leur tâche et que la fréquentation de l’école fait partie depuis longtemps des mœurs de la nation. La législation scolaire comme la législation sociale de l’Allemagne a été plus ou moins imitée dans tous les États. Mais la médaille a un revers qu’il ne faut pas perdre de vue. Il m’a semblé que cette pédagogie dont l’Allemagne est si fière, ne tient compte de l’enfant que pour s’imposer à lui. Elle ne lui laisse aucune spontanéité. Elle le marque de sa méthode, comme le balancier frappe une monnaie de son empreinte. L’idéal de l’instituteur n’est pas de former ses élèves pour eux-mêmes, mais pour l’État. Aussi ne se borne-t-il pas à cultiver leur intelligence, il entend s’en emparer. Dès son entrée à l’école, l’enfant allemand apprend que son pays est le premier du monde, son gouvernement le meilleur des gouvernements, son histoire la plus glorieuse des histoires. Il est soumis à une culture nationaliste d’autant plus effective qu’elle est plus systématique. L’enseignement de l’histoire, en particulier, est une véritable initiation au chauvinisme et la marque en demeure indélébile.
On s’est étonné de l’attitude des socialistes allemands au début de la guerre. On a voulu mettre au compte des instincts guerriers et conquérants de la race leur collaboration à l’impérialisme de Guillaume II. Elle s’explique bien plutôt, à mon sens, par la déformation méthodique que l’école a fait subir à tout le peuple. Ils avaient beau protester contre l’esprit conservateur et autoritaire de l’enseignement, ils le subissaient comme les autres. Et n’est-il pas caractéristique qu’une des premières mesures du gouvernement révolutionnaire, en octobre 1918, ait été le retrait de tous les manuels d’histoire employés dans l’enseignement primaire, comme inspirant la haine des autres peuples et l’amour de la guerre ?

Cet enseignement a encore un autre défaut. Il ne forme pas le caractère ; il ne dresse qu’à la discipline. J’ai bien souvent admiré, de ma fenêtre, l’ordre et le silence observés par les élèves sortant de l’école, vieux bâtiment pittoresque du commencement du xviie siècle. On y lisait encore au-dessus de l’une des portes :
Haec pueros dociles et purae mentis alumnos
Porta capit. Petulans exulet atque piger.

L’esprit du système n’a pas changé. La petulantia, voilà ce que le pédagogue d’aujourd’hui, exactement comme son devancier d’il y a deux siècles, considère encore comme le vice rédhibitoire. Il ne s’avise pas qu’elle n’est à sa manière qu’une manifestation touchante de la vie de l’enfant. Nulle indulgence pour elle. La suprême vertu est l’obéissance. La moindre incartade contre l’autorité du maître doit être dénoncée et la délation entre camarades, qui nous apparaît comme si déshonorante, est ici érigée au rang de devoir. De cette manière on parvient sans doute à imposer le respect de la règle, mais forme t-on des caractères ? Sans doute, en temps normal, l’Allemand obéit par habitude à ces innombrables défenses dont sa vie est enserrée et qui partout, dans les bureaux officiels, dans les wagons de chemin de fer, dans la rue, au théâtre, au restaurant où au café, lui imposent les gestes à faire et, où qu’il aille, lui rappellent la discipline scolaire. Et comme je m’étonnais un jour de cette espèce de défiance que l’administration semble témoigner au public, le bourgmestre m’affirma qu’elle était indispensable et que, livré à lui-même, le peuple serait incapable de se conduire.
Je ne tardai pas à m’assurer qu’il avait raison. À mesure que la guerre se prolongeait, je vis décroître peu à peu la discipline et le respect des règlements. En dépit, des mesures de plus en plus minutieuses sur le commerce des vivres et le rationnement, tout le monde fraudait. Le relâchement des habitudes et des mœurs devenait plus frappant de semaine en semaine. Le journal nous apprenait chaque jour des condamnations de femmes convaincues de relations trop intimes avec des prisonniers travaillant dans les villages des environs. La déférence à l’égard des autorités disparaissait dans les paroles comme dans les attitudes. La contrainte trop longtemps observée devenait trop pesante. On s’en affranchissait, et il devenait visible que le bel ordre dont l’Allemagne était si fière était beaucoup plus une consigne longuement observée, qu’une obligation morale volontairement consentie.

Plus frappante encore était la désillusion générale. Quand j’arrivai à Creuzburg, tout le monde s’attendait à une paix prompte et victorieuse. Les journaux publiaient des bulletins mirifiques sur les exploits des sous-marins. J’entendais discuter sur le moment où, l’Angleterre réduite à merci, l’Entente serait forcée de déposer les armes. Un mois passa, puis deux, puis trois. L’Angleterre tenait toujours et l’on commençait à s’inquiéter. La gloire de von Tirpitz était visiblement en baisse. Le bourgmestre se prenait à croire que je ne m’étais pas trompé en lui prédisant l’échec de l’Unbeschränkter Ubootkrieg.
Comme presque toute la petite bourgeoisie en pays luthérien, il appartenait à ce parti national-libéral dont le nationalisme consiste à soutenir le gouvernement et le libéralisme à déclamer plutôt qu’à agir contre les cléricaux et les conservateurs-agrariens. Il n’aimait certainement ni les Junker ni les catholiques. Pour le surplus, il ne savait pas très bien ce qu’il voulait, et cette absence de programme s’alliait à une ignorance, qui me parut étonnante, de la situation politique de l’Allemagne. Au début de mon séjour à Creuzburg, il niait obstinément l’existence d’un parti pangermaniste. Il fallut la chute de Bethman-Hollweg pour qu’il se rendit à l’évidence. À partir de ce moment, je vis s’opérer chez lui une évolution qui doit avoir été celle de plusieurs milliers de ses compatriotes. Il se mit à douter que l’Allemagne eût vraiment été forcée à la guerre par les machinations de l’Entente, et je remarquai que sa foi dans la sagesse du gouvernement commençait à fléchir. Il lui reprochait surtout d’avoir mal choisi ses alliés. Son mépris pour l’Autriche s’affirmait avec exubérance, et je fus frappé de constater qu’il pensait en cela comme presque tout le monde. Que de fois n’ai-je pas entendu regretter, avec une entière bonne foi, que l’empereur n’eût pas pris la France comme partenaire ! « Si nous avions eu les Français avec nous, ai-je entendu dire par un soldat, nous aurions sabré l’univers. » (Wir hätten die ganze Welt niedergesäbelt). Il semblait vraiment, tant l’inintelligence de l’Europe était complète chez ceux qui parlaient ainsi, que Guillaume II n’eût eu qu’à tendre la main à M. Poincaré pour s’acquérir l’amitié de la République. J’essayai vainement d’expliquer au bourgmestre que les choses n’étaient pas aussi simples qu’il l’imaginait. Je lui parlai de l’Alsace-Lorraine et du militarisme. Il ne comprenait pas. Il me laissa entendre que je me moquais de lui quand je lui affirmai que ce qui révoltait la France c’était que les Alsaciens eussent été annexés malgré eux. « Mais puisqu’ils sont Allemands, répétait-il toujours, ils doivent appartenir à l’Allemagne ! » Évidemment l’idée qu’un peuple puisse disposer de lui-même lui était complètement inaccessible. Quant au militarisme, c’était peine perdue que d’en parler. Sur ce point encore, il pensait comme tout le monde. Jamais, disait-il, les militaires n’étaient intervenus dans la politique allemande. Je lui rappelai l’affaire de Saverne. Il voulut bien reconnaître qu’elle avait été déplorable. Pourtant il ne fallait pas croire que la nation n’eût pas protesté si elle avait été bien renseignée. On n’avait pas su au juste ce qui s’était passé et, par loyalisme, on avait pris parti pour l’armée. Lui-même avait envoyé une adresse de félicitations au nom de la population de Creuzburg.
Un matin, comme il m’affirmait une fois de plus que Hindenburg et Ludendorff restaient confinés dans leur rôle de soldats, on lui apporta de la poste un énorme rouleau soigneusement ficelé. Il l’ouvrit devant moi. C’était un envoi du Kommando de Cassel, renfermant, avec ordre de les afficher, des cartes grossièrement coloriées où l’on voyait la Belgique servant de passage à des armées anglaises et françaises en marche vers le Rhin. Je souris et il rougit. « Il me semble, lui dis-je, que l’État-major sort parfois de ses attributions. Allez-vous lui renvoyer ces cartes ? » Il les fit naturellement placarder, mais sans enthousiasme. Bientôt, elles eurent disparu des murs.
De la Belgique, naturellement, je causais tous les jours avec lui, et c’était un sujet qu’il cherchait à éviter. Il avait commencé par me débiter les fables propagées par l’État-major : la conspiration du gouvernement belge contre l’Allemagne et les abominations des francs-tireurs. Je finis, sinon par le convaincre entièrement de leur fausseté, au moins par ébranler la créance qu’il leur accordait. Mais il me fut toujours impossible de lui faire comprendre pourquoi la Belgique s’était jetée en travers du chemin de l’Allemagne. « Vous saviez bien que vous seriez battus. Alors, à quoi bon résister ? » Il affirmait d’ailleurs, et je crois qu’il était en cela tout à fait sincère, que personne ne s’était attendu à l’agression de la Belgique. Quand, le 4 août, on apprit à Creuzburg que Liège était attaqué, ce fut, disait-il, une véritable stupeur. On crut tout d’abord que Liège était une ville française, et il fallut consulter l’atlas avant de se rendre à la réalité.

Au surplus, les calomnies forgées par l’État-major au début de la guerre, pour soulever l’opinion contre les Belges, étant devenues supertlues en 1917, on avait cessé d’en parler. Les gazettes ne s’occupaient plus des francs-tireurs. Elles ne s’en occupaient que davantage de la question flamande. À part quelques « intellectuels, » elle n’intéressait personne. Chacun sentait fort bien que ce n’était là qu’une manœuvre annexionniste. La Belgique, disait-on, doit appartenir à l’Allemagne ; sinon, elle appartiendra à l’Angleterre, et l’Angleterre, c’est l’ennemi mortel et capital.

Dès que la conversation s’engageait sur ce chapitre, elle provoquait infailliblement des accès de fureur et un débordement d’injures. Chez tout le monde, sans distinction de classes ou de partis, c’était la même explosion de haine. Évidemment on s’était attendu à voir l’Angleterre observer la neutralité. Les désillusions sans nombre qu’amenait cette guerre interminable retombaient sur elle. Toutes les privations, toutes les souffrances que l’on endurait, c’est elle que l’on en rendait responsable, et il s’y ajoutait encore l’humiliation de voir bloquée dans les ports cette flotte allemande qui avait coûté tant de milliards et fait naître taut d’espoirs de conquête.
Vers le milieu de juillet 1917, l’esprit public était retombé au niveau où je l’avais vu à léna, vers la fin de l’année précédente. On ne croyait plus aux sous-marins et pour comble de malheur, les zeppelins, eux aussi, avaient failli à leur tâche. Cependant les vivres se faisaient de plus en plus rares. On ne trouvait plus de cuir, on commençait à enlever les cloches des églises. La mortalité devenait effrayante chez les vieillards et chez les enfants. Les soldats revenant en congé racontaient d’abominables histoires sur la guerre de tranchées et l’armement formidable de l’ennemi. On se raccrochait à tous les espoirs. Périodiquement circulaient des bruits de paix particulière, tantôt avec la France, tantôt avec la Russie, tantôt avec la Belgique. D’autres attendaient le salut du congrès socialiste de Stockholm. Tout le monde salua avec enthousiasme la résolution votée, au mois de juillet, par le Reichstag, d’engager le gouvernement à conclure une paix sans annexions et sans indemnités. J’ai eu à Creuzburg l’impression très nette que la population tout entière, à l’exception du super-intendant, des instituteurs, du secrétaire de la poste et du pharmacien, en était arrivée à ne plus rien désirer que la paix, et la paix à tout prix. On ne se gênait pas pour déclarer devant moi qu’il fallait abandonner la Belgique, que ç’avait été une grande faute d’annexer l’Alsace-Lorraine, qu’elle n’était qu’une source de déboires et que, mon Dieu ! on la laissât à la France, puisque la France y tenait tant ! Quant aux Autrichiens, aux Bulgares et aux Turcs, pour qui l’Allemagne s’épuisait depuis si longtemps, ils n’avaient qu’à se débrouiller comme ils pourraient...

Il était grand temps de redresser cette opinion qui s’abandonnait, si on ne voulait se laisser entraîner par elle. Les fantoches qui représentaient le gouvernement, Michaëlis, puis Hertling, passèrent la main au grand quartier général : celui-ci appela les pangermanistes à la rescousse. Le Vaterlandspartei se constitua dans chaque commune. Une campagne de presse et de conférences se déchaîna par toute l’Allemagne. À Creuzburg même, des pasteurs, des professeurs, des fonctionnaires vinrent le dimanche à l’hôtel de ville tenir des discours patriotiques avec accompagnement de cinéma. L’état-major de Cassel organisa de son côté un « service de direction de l’opinion. »
Par ordre, toutes les autorités locales furent convoquées à suivre à Eisenach un cours fait par des ofliciers et des professeurs d’université. Il s’agissait de les mettre au courant de la situation, de les éclairer sur les buts de guerre de l’Allemagne et sur ses ressources, de leur démontrer la nécessité et la certitude de son triomphe, et enfin de les initier à la pratique de la propagande. Le bourgmestre en revint émerveillé. Je m’aperçus pourtant, qu’au bout de quelques jours, son enthousiasme était fort refroidi. Une tentative de propagande populaire qu’il entreprit à l’hôtel de ville n’eut aucun succès, autant que j’en pus juger du dehors.

Le pauvre homme était d’ailleurs écrasé de besogne. Tous les jours c’étaient de nouveaux règlements sur le commerce des vivres, le rationnement, les réquisitions des récoltes, du linge, des vêtements. De plus en plus, tout le monde fraudait. Il le savait mieux que personne, soupirait et fermait les yeux. Le nouvel emprunt de guerre augmentait encore ses déboires.
Je le voyais tous les matins, suivi de son chien, se rendre chez les gros bonnets de Creuzburg pour les engager à souscrire. Je doute cependant qu’il en ait tiré la forte somme. Mon hôte Herr Panitz se vantait à moi de n’avoir contribué à aucun emprunt. Les Junker et les grands industriels n’avaient qu’à payer, disait-il, cette guerre qu’ils avaient voulue et qui leur rapportait de scandaleux bénéfices. Le peuple était trop bête de continuer à se laisser opprimer par une clique de privilégiés. C’était un scandale qui ne pouvait durer. Au fond, les socialistes avaient raison. Et ce que je lui avais raconté du gouvernement belge lui revenant en mémoire : « À la bonne heure, criait-il, voilà ce qu’il nous faudrait. Les ministres devraient être choisis par le peuple. Ici, nous sommes traités en esclaves, par les fonctionnaires ! » Visiblement, le Vaterlandspartei et la propagande patriotique avaient manqué le but. Les choses allaient mal. On commençait à entendre sur Hindenburg des plaisanteries irrévérencieuses. Je me rappelais in petto qu’un an auparavant Creuzburg lui avait envoyé, de commun accord avec les autres villes de Thuringe, un diplôme de bourgeois d’honneur.

La défection de la Russie et la paix de Brest-Litovsk arrivèrent à point nommé pour relever les courages. Cette fois, à coup sûr, la paix était proche. À tout le moins le blé de l’Ukraine allait se déverser sur l’Allemagne en vagues dorées. On retira des greniers pour les arborer aux fenêtres, les drapeaux qui n’avaient plus pris l’air depuis longtemps. La maison du super-intendent s’orna du grand pavoi aux couleurs de l’Empire et de Saxe-Weimar. Les têtes se redressèrent et l’on attendit avec confiance le mea culpa de Lloyd George et de Clemenceau. Le vent emporta cette illusion, comme il en avait emporté tant d’autres. Mais déjà les trains de troupes et de munitions roulaient de l’Est à l’Ouest. On entendait jour et nuit leur grondement sur la ligne de Cassel. Les gens qui revenaient d’Eisenach s’extasiaient sur la quantité de matériel et de troupes qu’ils avaient vus dans les gares. L’espoir d’une victoire décisive surgissait de nouveau et réveillait chez chacun les instincts de conquête et de domination. On parlait encore de paix, mais d’une paix allemande. Il n’était plus question de renoncer à la Belgique. La côte de Flandre était indispensable à l’Allemagne. On devait en finir avec l’Angleterre et la France. La première serait matée par l’occupation de tous les ports de la mer du Nord et de la Manche, la seconde céderait le bassin de Briey, Belfort, la Franche-Comté, la Champagne et que sais-je encore. On avait jusqu’alors tenu tête à l’ennemi sur deux frontières ; comment ne l’écraserait-on pas, maintenant que l’on pouvait précipiter sur le front occidental le bloc d’acier de toute l’armée allemande ?
J’écoutais tous ces discours sans m’émouvoir. Isolé au milieu de ce peuple désemparé, j’étais rassuré, beaucoup plus rassuré, comme je l’ai appris plus tard, que ceux qui, de l’autre côté du front, attendaient l’attaque. J’objectais parfois l’intervention imminente de l’Amérique. On haussait les épaules. L’Amérique ! Elle arriverait trop tard. D’ailleurs, arriverait-elle ? Elle n’avait voulu en prenant part à la guerre que la prolonger, pour continuer à amasser des milliards en fournissant des munitions à ses alliés.
L’hiver ne fut pas trop rigoureux. Malgré la disette grandissante des vivres, on attendait avec confiance l’arrivée des blés de l’Ukraine et l’offensive de Ludendorff. L’effet des premières nouvelles que l’on en reçut au mois de mars justifiait tout ce qu’on en avait espéré. Déjà, on voyait Amiens capitulant et les troupes s’avançant le long de la Somme, rejetant les Anglais sur Dunkerque et les Français sur Paris. On tenait enfin le coup de massue irrésistible, on touchait au but.
L’attaque sur le Mont-Kemmel empêcha de remarquer qu’Amiens tenait toujours. On ne vit dans ce changement inattendu du champ de bataille, qu’une manœuvre géniale de l’État-major. On s’informait auprès de moi de la distance qui séparait Kemmel de Dunkerque et l’on riait d’un gros rire quand je disais d’un air détaché que Kemmel n’avait aucune importance, que rien n’était fait tant que l’on ne serait pas à Cassel, et que l’on n’y serait jamais.
Quelques jours passèrent encore dans une fièvre d’impatience. Les bulletins Wolff devenaient monotones. Ils piétinaient sur place, si l’on peut ainsi dire, comme les troupes là-bas, et l’on s’énervait. Il fallut bien enfin s’avouer que l’avance en Flandre avait le sort de celle de Picardie. L’une et l’autre étaient arrêtées. Le front occidental avait fléchi sous l’avalanche tombée de Russie, mais il tenait toujours.

Dès lors, c’en fut fait de ce dernier ressaut d’une énergie épuisée, auquel je venais d’assister. Plus on s’était cru certain de la victoire, plus on se mit à en désespérer. Il allait donc falloir s’épuiser jusqu’au bout dans une lutte sans issue ! Jamais plus l’Allemagne ne serait capable d’un effort comme celui qu’elle venait de fournir. Et il n’avait servi de rien. Cette fois, on s’abandonnait décidément. Le bourgmestre me confiait que c’était la fin, que les soldats ne voulaient plus combattre, que la discipline se relâchait. Je voyais des gens jeter des regards de haine aux deux fils du secrétaire de la poste et au fils du recteur, jeunes officiers revenus en congé et qui renoncèrent bientôt à exhiber en public leurs uniformes et leurs décorations. Pour comble de malheur, les fameux blés de l’Ukraine n’arrivaient pas. On racontait qu’ils avaient été livrés à l’Autriche. On accusait la Hongrie de conserver pour elle les moissons dont elle regorgeait. Rien ne venait de nulle part, si ce n’est des dépêches du front, annonçant chaque jour de nouvelles morts. Et à ces morts, s’ajoutaient celles que provoquait une épidémie de grippe. Les vivres étaient plus rares que jamais. Durant la nuit, les ouvriers d’Eisenach venaient, en bandes, ravager les jardins et dépouiller les arbres fruitiers. On volait partout ; chaque soir, le journal annonçait des assassinats, des viols, des actes de brigandage à main armée sur les grandes routes. C’est à peine si l’on prit garde aux éphémères succès de l’offensive sur Soissons et Château-Thierry. La confiance avait disparu. On apprit avec une résignation morne le commencement de la retraite. On grossissait maintenant avec frayeur la puissance de cette Amérique que l’on raillait encore quelques semaines auparavant. Des histoires fantastiques se répandaient sur les exploits des tanks.
Et enfin le respect de l’autorité, cette dernière et suprême armature de l’Allemagne, s’effondrait sous les coups du désespoir. On ne parlait plus de l’Empereur et des princes qu’avec une sorte de rage. La grande duchesse de Weimar avait annoncé sa visite à Creuzburg. Témoin de la colère provoquée par cette nouvelle, je ne m’étonnai pas du contre-ordre qui vint quelques jours plus tard. Partout j’entendais les gens déclamer contre la guerre, plaisir pour les grands et boucherie pour le peuple, contre les exemptions d’impôts dont jouissaient les princes, contre l’arrogance des fonctionnaires et des officiers. Nul d’ailleurs ne songeait à la révolte. Ils se laissaient aller sans chercher en eux-mêmes le remède à leurs maux. Les autorités civiles, conscientes de la disparition de leur prestige, n’agissaient plus. Mais, grâce à l’état de siège, les États-majors restaient tout-puissants et sauvaient encore les apparences. L’Allemagne ressemblait à un corps épuisé qui n’est plus maintenu debout que par son armure.

V. — LA DÉBÂCLE

Et cette armure elle-même allait se défaire. On apprit un beau matin la révolte des matelots de Kiel et l’insurreclion gagnant aussitôt de proche en proche, s’étendant à Hambourg, à Brême, à Lubeck, à Hanovre. Cette armée, le fameux rocher de bronze sur lequel reposait l’édifice de la puissance allemande, cette armée en faveur de qui toute l’éducation morale et physique de la nation était organisée, cette armée invincible, cette armée modèle s’abandonnait à son tour. C’était le dernier coup porté au système, l’effondrement de tout le régime. On avait atteint le fond du fossé.
Depuis quelques semaines, ma femme et mon jeune fils avaient enfin obtenu l’autorisation de venir me rejoindre à Creuzburg à la condition d’y demeurer jusqu’à la fin de la guerre. Ils y étaient arrivés le 8 août 1918. Je les avais comparés a la colombe de l’arche, car leur arrivée coïncidait avec la débâcle, désormais certaine, de l’Allemagne. Tous les soirs, nous constations, et avec quelle joie, sur les communiqués de l’État-major, de nouveaux progrès des Alliés. Pourtant l’hiver était proche. Je n’osais m’attendre à une prompte victoire, et je m’effrayais un peu de la perspective d’un exil peut-être assez long encore pour mes chers compagnons. Je m’imaginais que l’Allemagne acculée tiendrait jusqu’à l’année suivante. Je savais très bien que le peuple, tout démoralisé qu’il fût, ne se soulèverait pas. Et l’idée qu’une insurrection militaire fût possible ne s’était jamais présentée à mon esprit. Je m’étais laissé tromper par les apparences. Je me rappelle un incendie de bruyères dont j’avais été témoin en 1911 aux environs de Spa. On ne se doutait de rien, quand le feu qui couvait dans le sol gagna la surface. Une fumée bleuâtre flotta sur la « fagne. » Puis, tout à coup, on vit les sapinières, brûlées aux racines, s’enflammer subitement, et les arbres s’abattre les uns sur les autres dans un jaillissement de flammes.

Nous eûmes bientôt l’occasion de constater la force et la généralité de l’incendie qui embrasait l’Allemagne. Il eut tôt fait de gagner la Thuringe. Nous pûmes apercevoir le 9 novembre le drapeau rouge flottant sur la Wartburg, la vieille forteresse des Landgraves de Thuringe qui domine Eisenach.
On nous raconta que des soldats avaient en pleine rue arraché les épaulettes aux officiers et que le commandant de la garnison, le colonel von Schimmelpenninck, vieux militaire pangermaniste, avait été emprisonné par eux. Le surlendemain matin, des automobiles décorées de branches de sapin et de banderoles rouges arrivaient à Creuzburg. Un meeting réunissait les soldats en congé avec quelques ouvriers et un Arbeiter und Soldatenrat était constitué sur-le-champ. Une délégation monta à l’Hôtel de Ville. Les soldats qui la conduisaient avaient remplacé à leur casquette la cocarde de l’Empire par une cocarde rouge. Des pourparlers s’engagèrent avec le bourgmestre, et, au bout d’une demi-heure, le nouvel ordre de choses était établi : le bourgmestre consentit aussitôt, de la meilleure grâce du monde, à continuer ses fonctions, sous la surveillance du comité révolutionnaire, et à arborer le drapeau rouge au Rathaus. Comme il fut impossible de se procurer un drapeau de ce genre, on le remplaça par le drapeau de Weimar cravaté d’une ceinture écarlate.
Ce qui me frappa le plus dans cette « révolution, » ce fut son calme absolu. Pas un cri, pas un curieux dans les rues, pas l’ombre d’agitation. Le peuple s’abandonnait à l’autorité nouvelle avec la même passivité qui lui avait fait supporter l’autorité ancienne. Des gens en place, pas un ne protesta. Le petit groupe pangermaniste des honoratioren, le super-intendant, le recteur, le secrétaire de la poste, acceptèrent docilement le triomphe d’un régime qu’ils ne pouvaient admettre sans renier tous les principes qu’ils avaient professés jusqu’alors. J’appris que nulle part, dans le grand-duché, aucun fonctionnaire n’avait donné sa démission ou ne s’était fait expulser par la force. Toute l’administration monarchique continuait imperturbablement à fonctionner au profit de la république.

Il me fut bientôt donné d’assister à un spectacle plus étonnant encore. La révolution avait acculé l’Allemagne à une paix immédiate. Hertling donnait sa démission, et le prince de Bade, flanqué d’un ministère d’occasion, acceptait la tâche de conduire le deuil de l’Empire fondé par Bismarck et Guillaume Ier. Avec cette naïveté dont aucune manifestation ne pouvait plus m’étonner après tant d’expériences, chacun s’attendait à voir l’Entente mettre aussitôt la main dans celle de ce figurant et conclure avec empressement et presque avec cordialité un confortable traité de réconciliation sur la base du statu quo. On ne parlait plus que des « 14 points de Wilson. » Subitement, ils étaient devenus le Credo universel. C’était la sagesse même. Au fond, l’Allemagne n’avait jamais rien voulu d’autre. Ne proclamaient-ils pas la liberté des mers et les droits sacrés de tous les peuples ? D’annexions, il semblait qu’il n’eût jamais été question. La paix allait se faire, rendant à chacun ce qu’il possédait en 1914, et ce serait la fraternisation générale sans humiliation pour personne et sans indemnité pour l’Allemagne. À vrai dire, les « 14 points » semblaient exiger l’abdication de l’empereur. Eh bien ! l’empereur abdiquerait. L’idée ne venait à personne que cela fût une humiliation ni pour lui ni pour le peuple. Personne surtout ne s’avisa qu’il eût pu mourir les armes à la main et chercher au moins à tomber en soldat. La nouvelle de sa fuite en Hollande parut la chose la plus simple du monde.

À cela, je l’avoue, je ne m’étais point attendu. Que l’on oubliât les horreurs d’une guerre voulue par l’Allemagne, la barbarie avec laquelle on l’avait menée, la dévastation systématique des pays envahis, l’esclavage imposé à la Belgique, les perfidies sans nombre du gouvernement et l’outrecuidance de l’État-major, il n’y avait là rien qui put me surprendre après tout ce que j’avais déjà vu et entendu. Mais que la chute piteuse et honteuse de l’auteur responsable de tant de crimes, du souverain que, malgré ses ridicules, son insuffisance et sa vanité, on avait si longtemps révéré comme un demi-dieu, n’arrachât pas un cri de protestation, ne provoquât pas un sursaut de mépris ! Vraiment tout sombrait à la fois. Et la dignité du peuple s’en allait à la dérive avec sa puissance.

Apres avoir vu cela, je m’attendis à tout. Les journaux publièrent le texte de l’armistice. C’était la ruine et c’était la honte. On se résigna aussitôt à l’une et à l’autre. Pourtant les illusions ne disparurent pas. On se mit à espérer que la paix définitive rétablirait la situation. Et cet espoir ne fut pas étranger, me semble-t-il, à la débâcle définitive du régime monarchiste. L’Allemagne voulut paraître les mains nettes à la Conférence de Versailles. Elle pensa qu’en faisant peau neuve elle serait méconnaissable et sans doute mieux traitée. Et ce fut, succédant à la chute des Hohenzollern, la chute de ces innombrables princes dont les pères avaient, en 1871, acclamé Guillaume Ier dans la Galerie des glaces. Chute lamentable d’ailleurs et presque comique. Les princes furent aussi veules dans la défaite qu’ils s’étaient montrés arrogants dans leurs beaux jours. Ce n’étaient que récits de fuites en automobiles, de pourparlers dégoûtants avec l’émeute, et partout le souci de conserver au moins leurs revenus, à défaut de leur honneur.

Pourtant l’armistice m’avait libéré et je ne songeais plus qu’au retour. Le bourgmestre me laissait maintenant une indépendance complète. Plein d’obligeance, il téléphonait à Eisenach, à Cassel pour s’informer de mes passeports. Ils n’arrivaient pas. Je finis par croire qu’on m’avait oublié au milieu du désordre universel, et je résolus de partir pour Weimar et d’obtenir du ministère révolutionnaire qui venait de prendre en mains le gouvernement du grand-duché, le laissez-passer indispensable. Le bourgmestre m’accompagna. Nous mîmes six heures à faire le voyage qui en temps normal en prend trois. Les trains allaient au hasard sur les lignes encombrées, tous bondés de soldats revenant de l’Ouest sans congés, et prodigues d’histoires sur la révolte générale des troupes en France et en Belgique.

À Weimar, sur la gare, sur la poste, sur le palais grand-ducal, flottait le drapeau rouge. Le grand-duc lui-même était prisonnier dans son palais, sinistre avec toutes ses fenêtres closes et deux sentinelles, ou plutôt deux geôliers, fumant la cigarette, et faisant les cent pas devant la grande porte armoriée. C’était précisément le jour où le Landtag de Saxe-Weimar ouvrait sa session annuelle. Nous nous dirigeâmes vers le ministère, siège de l’Assemblée. On nous laissa pénétrer sans difficulté. Nous montâmes un escalier, poussâmes une porte ; nous étions dans la tribune publique de la salle du Landtag.

Je n’oublierai jamais le spectacle qui m’apparut. Le chef du ministère révolutionnaire, un ancien aubergiste socialiste, M. Baudert, achevait un discours et devant lui, épars à travers la salle déjà à moitié vide, les députés replaçaient dans leurs serviettes les papiers qu’ils en avaient sortis, et, les yeux baissés, prenaient aussitôt le chemin de la porte. C’étaient presque tous des conservateurs, de grands propriétaires, des barons ou tout au moins des Rittergutbesitzer, élus du suffrage restreint, mais tout de même représentants légaux et se croyant tels, d’un régime auquel chacun d’eux avait juré fidélité. Et ils venaient d’entendre, sans un mot de protestation, le chef du régime nouveau les congédier comme des valets. Il avait suffi de leur intimer l’ordre de sortir pour qu’ils sortissent, sanglés dans leurs redingotes qui contrastaient comiquement avec le veston de l’homme qui les expulsait. Beaucoup d’entre eux étaient balafrés d’une cicatrice universitaire, reste des Mensuren de leur jeunesse d’étudiants. Et pourtant, pas un n’avait fait mine de résister. Et le plus humiliant, c’est qu’on ne s’était pas même donné la peine de déployer pour les contraindre l’appareil militaire des coups d’État. Il n’y avait pas un soldat ni dans la salle, ni dans la rue. Visiblement on avait compté sur leur obéissance... Ils obéissaient.
La salle était vide. Nous nous mîmes en quête de M. Baudert. Nous le trouvâmes installé dans le salon de l’Excellenz Röthe, l’ancien chef du ministère de Weimar. Il fumait une courte pipe et signait fébrilement des papiers. À peine eut-il vu le bourgmestre, un des anciens clients de son auberge, il le salua cordialement et s’enquit du motif de notre visite. Je lui expliquai que j’étais prisonnier depuis trente-et-un mois et que je désirais un passeport. « Rien de plus simple. Où allez-vous ? » « En Belgique. » « Très bien. » Et il griffonna aussitôt l’ordre à tous les Soldatenräte de l’empire de me laisser passer librement avec ma femme et mon fils. Restait à pourvoir ce texte du sceau de l’État. Ce sceau était confié à M. Röthe qui, après sa déchéance comme ministre, n’en avait pas moins naturellement conservé ses fonctions. « Où est Röthe ? » Un huissier annonça qu’il était allé déjeuner. Il fallut que j’intervinsse pour que le pauvre homme ne fût pas arraché à son repas.
On lui fit parvenir l’ordre, après s’être informé de l’heure de mon train, d’avoir à sceller mon passeport avant deux heures. « Voilà comment nous faisons les choses, me dit M. Baudert. Qu’en pensez-vous ? Sous l’ancien régime vous auriez dû patienter pendant des heures et on vous aurait fait revenir le lendemain. Bon voyage ! » À deux heures en effet, le passeport était signé et nous revenions à Creuzburg à travers l’encombrement des voies de chemin de fer, le désordre des gares et la cohue indisciplinée des voyageurs.
Je n’eus pas d’ailleurs à me servir du passeport de M. Baudert. Deux jours après, le kommando de Cassel m’en expédiait un autre, dressé dans toutes les règles. Une apostille écrite en marge me priait de passer à Berlin avant de me mettre en route et de me présenter au Soldatenrat attaché au ministère de la guerre. Je répondis que je n’avais ni le temps, ni le goût de faire ce détour et que je prendrais directement le chemin de Cologne. Le lendemain une lettre très polie m’exprimait les regrets du Soldatenrat. Il eût voulu s’enquérir auprès de moi de la cause de ma détention. Il y soupçonnait un scandale de l’ancien régime !

Ainsi mon histoire s’achevait, comme l’histoire même de l’Allemagne. Le cercle était fermé, l’évolution complète. Le gouvernement militaire m’avait déporté sans explications. Ces explications, c’est à moi aujourd’hui que le gouvernement révolutionnaire les demandait ! Corso, ricorso.
Deux jours après, nous rejoignions Fredericq à Eisenach. Le surlendemain nous franchissions en charrette la frontière belge. Le drapeau noir, jaune et rouge animait de ses couleurs chatoyantes les rues de Welkenraet. Il nous semblait, à l’aurore, sortir d’un mauvais rêve.

↑ On les a expédiés ailleurs durant mon séjour.

P.-S.

H. Pirenne.

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