Spleen à l’hôtel : autoportraits...
... est un clin d’œil au verbe qui règne toujours en maître du côté du Vietnam. Là-bas, pendant d’interminables siècles (alors que la mousson battait par une intermittence lasse les maigres flancs etc... de la Cordillère annamite), là-bas, pour gouverner, ou du moins pour manager le peuple au nom de l’empereur, il fallait être poète. Le maniement de la rime allait de pair avec celui de la canne, l’exercice de la poésie préparait à celui du pouvoir, le légitimisait dans sa pratique, apanage et signe mandarinal de distinction.
Un clin d’œil est une irrévérence, ce n’est pas une rébellion (par ailleurs encore impossible, camarades, les conditions objectives ne sont pas toutes réunies). A la maitresse exigeante, dix siècles de lettrés avaient pratiqué le baise-main, il s’agit maintenant de lui pincer les fesses. Cette série de photos a commencé, il y a douze ans, un soir de grand ennui au Méridien de Singapore. Elle se termine, et c’est un hasard, un soir de non moins grand ennui dans un autre Méridien, celui de Nuremberg. Entre ces vignettes, il y a eu d’autres hôtels, en d’autres endroits, et le même ennui à combattre partout avec férocité sinon avec détermination. Seul, avec cependant le concours du retardateur de l’appareil photo.
On n’est jamais seul avec un retardateur.
Il fallait donc un retardateur, sur un appareil photo, à l’intérieur d’une chambre d’hôtel, dans une ville étrangère. Ceci demandait assez d’application, un minimum de sérieux pour un zeste de laissez-aller. Le but, la mission, de l’art n’est il pas de faire reculer sans cesse les limites de l’ennui ? Le temps d’une pose, pour un trentième de seconde.
Vers 18 heures, la nuit tombe vite sous ces lattitudes, les travestis sortaient en petit groupes, l’on ne sait d’où, et remontaient l’artère principale de la ville juste devant l’hôtel. Orchard Road à ce niveau était calme, d’un calme contrit et résigné, et le Méridien toussotait discrètement un air des années 70, hanté l’on dirait par le fantôme de Hubert Bonisseur de la Bath, dit OSS 117.
L’Union Soviétique n’existait plus et nouveauté, des demoiselles russes à la peau laiteuse et aux bas résille parsemaient déjà le lobby silencieusement aux petites heures du matin avec une moue affectée. L’avant-garde péripatétique de l’après socialisme avait atteint l’extrême Sud du continent asiatique.
Il y a eu ensuite, si l’on est tenu par l’ordre chronologique, ces hôtels de la Baltique. A Helsinki, c’était l’hôtel le plus proche de celui ou avait logé l’assassin de John Kennedy, Lee Oswald, et où avait logé aussi Alexei Kossyguine, le premier ministre soviétique. Il n’avait pas de vacation disponible et j’avais échoué ainsi à l’hôtel à côté, certes moins historique mais néamoins avec l’eau chaude et l’eau froide.
L’hotel suivant dans la liste était juste en face, de l’autre côté du Golfe de Finlande, à Tallinn en Estonie. Dans celui là, en plus de l’eau (chaude et froide), il y avait de la Vodka tiède dans les robinets, et au bar des russes ex-occupants devenus immigrants indésirables, aussi nostalgiques que leurs survêtements griffés Adidas.
Mais ces photos, je les ai égarées.
Un auteur anglophone a écrit, avec certainement de la tendresse, que Hồ Chí Minh, le leader Vietnamien, était (aussi) poète. Le fait est patent, le président versifiait assez souvent pour pleinement revendiquer cette réputation. C’est l’interprétation de cette qualité, de poète donc, qui diffère. Pendant mille ans, les gouvernants étaient recrutés sur les seuls mérites de leurs poésies aux concours mandarinaux. La poésie au Vietnam était l’instrument de pouvoir qui ne cédait qu’au sabre, le symbole acéré si j’ose, de la méritocratie. Le sabre gouvernait, c’est-à-dire, il coupait les têtes. Et la poésie administrait en son nom, des coups de canne qui rimaient peut être.
Le sabre et la rime dans les mêmes mains délicates des lettrés.
Mao Zedong, le Fils du Ciel, ne pouvait pas, a fortiori, soustraire à la règle :
« Je ne suis qu’un vagabond qui passe sous une ombrelle trouée ».
Les trous de l’ombrelle s’appelaient « Réforme agraire », « Grand bond en avant », « Révolution culturelle ». Le passage du vagabond, quant à lui, avait fait 10 ou 20 millions de morts, multitudes qui étaient au soleil exposées.
Il faut choisir son camp et je fais partie de ceux qui exposent au soleil leurs pieds.
Et si entre les orteils de son extrémité distale l’on sent une brise lourde et haletante, elle vient directement de l’Afrique, de l’Atlas Marocain en face, à moins que ce ne soit un vent de l’Atlantique par le détroit tout proche de Gibraltar, le Djebel-al-Tarik.
Ce n’est pas ici à vrai dire un hôtel mais une cabine de navire de croisière. Ce n’était pas non plus techniquement une chambre mais une salle de bain comme l’on peut d’ailleurs le noter. Derrière la salle de bain, la chambre. Mais peu importe car ceci n’est pas non plus un poème (Remboursez !).
Le jour qui précédait, il y avait eu un glissement de terrain à la sortie du port de Nawiliwili, ile de Kaui, et les passagers n’avaient pas pu s’éloigner du bateau. La coulée de boue avait bloqué la route, il y avait eu une victime suite à cet incident et les plus enhardis parmi nous devaient se contenter de passer la journée à la plage du Marriott tout proche.
Si ceci était un poème, il aurait pu commencer ainsi
Nawiliwili
Kaui
Terre glaise
Glissement
Séisme
Ka’anapali
Maui
Mer d’huile
Glissement
Progressif ?
Il est si facile de rimer à Hawaii, presque tous les noms de lieu finissent par « i », que c’en est presque de la triche. Cela dit, l’art demande du sérieux, un concept et son suivi.
Un homme ou une femme nu dans un lieu public, c’est de l’exhibitionnisme. Dix personnes nues, cent personnes nues, mille personnes nues ou dix mille personnes nues, cela devient dix fois, cent fois, mille fois, dix mille fois plus intéressant. A tout le moins, cela devient de l’art.
On a cet exemple, piraté d’un site d’exhibitionnisme (ou de voyeurisme selon le point de...vue), et qui le revendique.
Et puis on a l’œuvre patiente de Stephen Tunicks qui a photographié ici 18.000 personnes à Mexico Ville, là 2.000 autres tout aussi nues à Amsterdam.
Excusez-moi, je me suis trompé de photographie, ce n’était pas du Tunicks à Amsterdam, en Hollande, non ce n’est pas lui, le monsieur à
l’arrière qui sourit, mais de l’anonyme à Abu Ghraib, en Irak. Ce qui est de l’art pour les uns est de la torture pour les autres. Ceci vaut aussi, et surtout pour la poésie.
Mais vous voyez ce que je veux dire, de l’art et qui le revendique, une idée que l’on poursuit sans relâche, avec obsession, dans la durée et dans l’espace comme dans la série de photographies qui suit.
Bourrer la muraille de dix mille, dix mille, car le nombre est important, la muraille de dix mille li, autrement dit, la Grande muraille de Chine.
Gengis Khan avait remarqué qu’une muraille n’est jamais aussi solide que la volonté de ses défenseurs. Il parlait de celle-là, la Grande muraille qui n’avait que cela de solide.
Il suffit donc de se la bourrer.
Deux murs dans la même chambre, bourrer deux murs à la fois était un fantasme réalisé. « « Un mur ça va, trois murs... » Trois murs et c’est l’orgie. J’allais d’un mur à l’autre en alternance, il fallait que tous les murs en profitent, haletant entre deux souffles rauques « Panchen Lama, Dalai Lama, Trunpa Tulku, Rinpoche ».
Du dernier étage du Grand Hotel l’on pouvait voir le Jardin impérial. Le dernier étage était fermé pendant mon séjour pour des raisons que la demoiselle en tailleur postée devant l’ascenseur n’avait pas pu me faire comprendre. Postées devant l’ascenseur certes, mais jolies jambes cependant, et gracieusement arquées, nous sommes en Orient. Et je pouvais voir chaque matin le mur pourpre de la Cité interdite qui abritait de la circulation sur la grande avenue la salle du petit déjeuner.
L’hôtel était à l’intérieur de l’enceinte et j’étais, c’était à l’intérieur de la Cité interdite que je transgressais cet autre interdit, murmurant aux murs qui n’ont pas d’oreilles contrairement à ce que l’on dit, la douce phrase de « Vive le Tibet libre », au rythme de mes hanches effrénées.
Une fois les enceintes, les murs, les bornes dépassées, il n’y a plus de limite. Et si sous le texte il y a le sous-texte, devinette, que peut il y avoir sous le vêtement ? Le sous-vêtement, vous avez gagné !
Hong Kong n’est pas romantique, sauf peut être pour le brunch cantonais, le Dim Sum, qui veut dire littéralement « Toucher le cœur ». Et de temps à autre, dans le dédale des couloirs des immeubles de Nathan Road, les ombres des Africains surchargés de balots en plastique, venus ici s’approvisionner en bibelots électroniques pour leurs commerces au long cours, sur d’autres rivages furtifs. Le côté romantique du commerce, les petites lumières qui clignotent sur les téléphones portables à Mombasa ou à l’extérieur des bars de Lourenco-Marquès commencent ici leurs voyages.
Que fait dans tout cela, dans tous ces pixels, Dame Poésie ?
C’est d’abord une réaction contre l’abus du genre en Extrême-Orient, un euh pied de nez ? Une réaction, puérile certes et donc rien de constructif. Le mot au Vietnam pèse souvent plus lourd que la chose et là je ne vais pas trop m’avancer car je vais m’emmêler le signifiant et le signifié. Comme au schmilblick (c’était un jeu télévisé du regretté Guy Lux pour ceux d’entre vous qui n’ont connu que le poste en couleurs), le premier qui a prononcé le mot a gagné ! Au Vietnam, nous sommes loin des impériales métropoles culturelles, le dernier qui l’a répété, gagne lui aussi. Et c’est ainsi que onze siècles de poésie Tang nous regardent encore du haut de ses infranchissables sonnets.
Dans les années 60, au café La Pagode à Saigon, la personne qui a réussi à prononcer le mot « existentiel » avait droit a un T-shirt avec le cryptique « S de B ». « S de B » ne voulait pas dire « « salle de bains » mais Simone de Beauvoir bien sûr, mais cela aussi il y avait immense mérite à le deviner.
Rien ou si peu a changé. Ces jours-ci, si l’on surprend « post moderne » dans votre locution dans le jardin du Âu Lạc à Hanoi, vous avez immédiatement droit à un tatouage minimaliste en bas du dos, c’est-à-dire à la naissance des fesses.
A l’issue d’un spectacle de French Cancan auquel il avait assisté aux Etats Unis, Nikita Kruschev, le poète bien connu, le poète bien connu de la déstalinisation, avait remarqué que toutes les fesses se ressemblent et qu’il est donc absurde de les montrer au public. C’est le poète de la déstalinisation, l’on en convient, ce n’est pas le poète de l’absurde.
Les fesses, pour ainsi dire, sont comme des Chinois, elles se ressemblent toutes. Ou comme des Arabes. Je peux vous dire cela, s’il y a des Arabes parmi vous, car mes enfants sont Arabes à moitié. S’il y a des Arabes parmi vous, je peux même vous déclamer « Carte d’identité » de Mahmoud Darwish dans le texte.
« Sajel,
Sajel, ana arabi
Inscris,
Je suis arabe
...
Et dans mon village,
tout le monde aime le communisme »
Cela, c’est au cas où il y ait des communistes parmi vous.
Que fait le Best Western Las Mercedes de Managua, ici, à la suite du Nam Lung de Macau ?
D’abord, il ya bien dix mille li entre les deux que d’aucuns n’ont pas hésité à franchir. La preuve, sur les neuf usines de confection que compte la zone franche de Las Mercedes, quatre sont taiwanaises, trois sont de Hong Kong et une de Corée du Sud. Par la grâce de la mondialisation, la Grande muraille est arrivée en Amérique du Centre.
Cela pourrait faire réfléchir Gengis.
Toute muraille, ou en extrapolant, toute cité, interdite qu’elle soit, ne se mesure qu’à l’ardeur de ses défenseurs. Mais qu’est-ce que j’ai, à vous faire subir dites vous mes photos de vacances à une soirée de poésie ?
Dans Omar Gatlato, « Omar le frimeur fou », le film de Merzak Allouache, le personnage d’Omar entretenait une correspondance éloignée avec une jeune fille du Danemark. Et pour preuve, il avait une photo de la jeune fille qu’il flashait devant ses amis. « Ne touche pas à la photo ! On ne plaisante pas avec ! »
Pour en revenir à nous, c’est-à-dire à la poésie au Vietnam, j’insiste sur le Vietnam, je ne parle pas de la poésie en général, ni de la poésie dans le monde ou je ne sais dans quel café de New York, je parle de ce que je connais et de ce qui me concerne, en poésie au Vietnam on ne plaisante toujours pas.
Le mot est (là-bas) plus important que la chose. Les poètes se conduisent comme si, « Contrat de Confiance » en poche, ils n’avaient qu’à aller chez Darty pour prononcer « Poste plasma de 105cm Haute Définition » et le téléviseur est à eux. J’exagère un peu, les moins prétentieux se contentent de dire peut-être « Oreillette Blue Tooth pour téléphone portable ».
Alors, un autoportrait, de pied, dans une chambre d’hôtel, même si c’était au milieu du Pacifique. Un moment d’ennui, devant une terrasse, même si c’était à 3.000 kilomètres du Centre Carrefour de Papeete, à Tahiti, je ne parle pas de la terrasse de la Closerie. Et tout aussi anonyme.
C’est bien l’anonymat. Et si un individu fait de l’art, dix individus font un courant, cent font un mouvement et un million d’individus font tout simplement, euh, l’histoire ? La goutte peut faire déborder le vase, elle ne fait pas l’océan même si deux gouttes sont identiques mais pas autant que cela. Pour paraphraser Orwell il y a des gouttes plus identiques que d’ autres mais tel n’est pas notre projet ni notre souci. Notre souci est aujourd’hui la poésie me semble-t-il, ou la poésie aujourd’hui, et dans tous les cas, où est-elle passée ?
Entre le moment où l’on s’embête, qu’est ce que je peux faire dans cette chambre avant la douche, et le moment du déclic de l’obturateur, là je remonte ma culotte et là je la baisse, là je m’en débarasse d’un geste las mais élégant sur le lit ou le plancher, la poésie est passée. Pfuit. Ce n’est pas grand-chose, je suis le premier à en convenir, des deux jambes.
Mais si dix de vous, cent ou mille font de même, cela devient dix, ou cent fois plus intéressant, on pourrait meubler ensemble plein de chambres d’ hôtel, et à tout le moins, l’on aurait déjà meublé chacun, individuellement, notre petit ennui.
Pour terminer, vous avez dû vous ennuyer aussi pendant cette soirée. Mais pas autant que si je vous avais déclamé, à la place, des traductions de mes vers, je peux vous assurer. « Spleen à l’hotel : autoportraits » fait partie des choses qui sont plus ennuyeuses à décrire et à regarder qu’à exécuter ou à accomplir. Ce n’est pas très excitant, il y a mieux, certes. Mais il y a ce petit goût, sucré-salé je dirais, de victoire vaine sur la résignation d’être seul avec son retardateur dans une chambre d’hôtel inconnue...
En fait, la chambre n’est pas indispensable, ni le fait d’être seul. Ce n’est pas une fatalité, la chambre d’hôtel à louer. On peut faire évoluer le concept et pour commencer, nous pouvons passer maintenant à l’étape atelier, la praxis immédiate. Je demande à une personne de l’audience, une volontaire, de venir me rejoindre avec son appareil photo. Vous verrez comment c’est facile, nous allons faire ensemble, là, devant vous, une première expérience à deux retardateurs.