La Revue des Ressources

Lei Pingyang : neuf poèmes 

traduit du chinois par Li Jinjia

lundi 2 novembre 2015, par Lei Pingyang

Lei Pingyang, né en 1966, est originaire de la ville de Zhaotong dans la province du Yunnan. Diplômé en littérature chinoise de l’Institut pédagogique de Zhaotong en 1985, il enseigne maintenant à l’Ecole normale supérieure du Yunann et dirige la revue Le Yunnan artistique. Il est l’auteur de plusieurs recueils de poésie, dont Notes sur le Yunnan qui a été récompensé lors de l’attribution des cinquièmes prix Lu Xun. Ses œuvres comprennent aussi des livres d’essais, comme Montages dans le vent, Notes sur le thé Pu’er, L’ordre du crépuscule au Yunnan, Courir comme un kangourou, Mon origine yunnanaise, etc.


ECLAT

Les oiseaux chutent du ciel. Ils ont trouvé la mort
En plein air. Est-ce le vol qui a causé leur perte ? Dans la forêt
Beaucoup d’arbres, avant d’avoir pu pousser grands et droits, sont morts aussi
Est-ce la croissance qui les a fait mourir ? Sous la terre quelques campagnols
Sont morts en silence : nul besoin de les enterrer.
Sont-ils morts du manque de lumière ? Dans le monde des hommes
Nombreux sont ceux qui meurent sans raison claire
Tout comme eux.


MERE

J’ai vu ma mère vieillir tout au long de sa vie. Avant même
Que je vienne au monde, elle avait déjà emprunté le corps de ma grand-mère
Pour porter de l’eau, cultiver le champ, fendre du bois, s’adapter
À la circulation des poussières anciennes. Elle s’accordait toujours avec mon père
Qui avait lui aussi emprunté de son propre père un corps décati.
Se démenant pour la vie, elle pouvait toujours apercevoir
Un être désespéré tapi dans l’ombre sortir de sa cachette
Et marcher vers elle. Quand j’ai atteint l’âge adulte
Et compris la petitesse de l’utérus,
La grandeur des seins et l’amertume du cœur,
J’ai douté davantage alors de ma propre existence
Et cru davantage que peut-être un dieu
Avait, d’une main discrète, accordé à ma mère un printemps supplémentaire
Après que le corps malmené était parvenu à répondre par la joie à toutes les tristesses.
Cet agrégat d’os et de sang qu’est le mien, je ne sais si c’est lui
Qui de lui-même est sorti du corps de ma mère, ou si c’est ma mère
Qui, d’une autre façon, a déposé ses propres cendres en ce monde.
Toutes ces années, Mère, où me portant sur ton dos tu travaillais aux champs,
Chaque fois que tu t’inclinais, ton épine dorsale pressait mon cœur à lui en faire mal
Remplissant mes yeux de larmes, qui ont dû attendre trente ans pour couler.
Mère, à trois ans je ne savais pas que tu n’avais plus
Une seule goutte de lait en trop ; à sept ans je ne savais pas
Que tu avais épuisé ta réserve de sueur ; et à dix-huit ans
Mère, lorsque tu m’as accompagné à la gare, je ne savais pas non plus que
Si tu n’as pas pleuré, c’est parce que tu n’avais plus du tout de larmes
Une nouvelle fois tu t’es transformée en moi-même,
Me donnant un utérus, me donnant des seins
Pour qu’en mon âme je change de sexe.
Mère, hier soir, je t’ai vue
Assise devant un ancien téléviseur,
La tête penchée, endormie
Dans une posture semblable à celle de mon fils de neuf mois.
Je prie pour que ce soit une réincarnation, pour que je puisse à mon tour
T’élever jusqu’à l’âge adulte, avec l’amour et la souffrance de toute une vie.

PORTANT MA MERE SUR LE DOS JE GRAVIS LA HAUTE MONTAGNE

Portant ma mère sur le dos je gravis la haute montagne. Je veux qu’elle voie
La terre où toute sa vie elle a peiné. Vraiment, ce n’est qu’un
Petit bout de terrain, s’étendant entre quelques peupliers
La rivière est un ruisseau, la route un sentier, la maison une maisonnette
La vie une vie minuscule. Moi je suis son plus jeune enfant, petit comme le néant
Comme le visage d’une fourmi, incapable de supporter l’éclair le plus faible<
Debout au sommet de la montagne, depuis le ciel nous abaissons notre regard
Ma mère n’a pas retrouvé les légumes qu’elle venait de planter
Mon inquiétude emplit alors l’espace par-delà les peupliers
Une petitesse sans borne, qui se diffuse, pareille à des temps anciens
Où affections et rancœurs répètent et répètent encore, avec constance et simplicité

MISE À MORT D’UN CHIEN

Ceci doit être l’unique façon
De tuer un chien. Ce matin à 10 heures 25
À la cellule 3 du marché du Mont du Tripode d’or
Sur le terrain situé devant la dernière boutique du côté sud
Un chien se serrait aux pieds de son maître. La tête levée
Il regardait l’animation de la zone commerçante. De temps en temps, il tirait
Une longue langue, léchant le pantalon de son maître
Le maître lui aussi caressait la tête du chien
Comme s’il voulait arranger le col d’un enfant partant pour un long voyage
Mais cette scène de tendresse n’a pas duré
Le maître a pris la tête du chien contre lui
Et, du même geste, il a plongé une longue lame
Dans le cou de l’animal. Celui-ci a glapi, son cou
Portait comme un foulard rouge. D’un pas leste,
Il s’est sauvé et s’est caché derrière le bois coupé près de la boutique…
Le maître l’a rappelé d’un geste de la main. Il est revenu en rampant
Et, de nouveau, il s’est serré aux pieds du maître. Son corps
Tressaillait. Le maître de nouveau lui a caressé la tête
Comme s’il voulait laver la plaie d’un enfant blessé
Mais c’était là aussi un moment de douceur éphémère
Le couteau du maître s’est planté une nouvelle fois dans le cou du chien
La force et l’endroit choisi ne différaient point du premier coup
Le chien a glapi, son cou portait comme
Un petit drapeau rouge. D’un pas traînant
Il s’est sauvé et s’est caché derrière le bois coupé près de la boutique
Le maître le rappelait d’un geste de la main. Il est revenu en rampant
Cela s’est répété cinq fois, avant que le chien ne trouve la mort
Sur le chemin du retour vers son maître. La trainée de son sang
Lui a permis de goûter le pouvoir magique de la disparition
À 11 heures 20, le maître a commencé la vente
En attendant d’être servis, ceux qui avaient assisté à la scène
Commentaient encore les tremblements du chien, qui diminuaient
De fois en fois, et de son dos secoué de spasmes, disant qu’il avait l’air
D’un fils prodigue de retour chez lui pour un deuil

PARENTS PROCHES

Je n’aime que le Yunnan où je séjourne, car les autres provinces
Je ne les aime pas ; je n’aime que la ville de Zhaotong au Yunnan
Car les autres villes je ne les aime pas ; je n’aime que le canton de Tucheng à Zhaotong
Car les autres cantons je ne les aime pas…
Mon amour est borné, têtu, comme du miel sur la pointe d’une aiguille
Si un jour je ne pouvais plus continuer
Je n’aimerais plus que mes parents proches. – Ce rétrécissement progressif
A épuisé ma jeunesse et ma compassion


MORT D’UN ELEPHANT

Il a donné tout ce que renfermait son corps gigantesque
Et pour la jungle sans fin, il a perdu tout intérêt
Selon le bon sens, il aurait pu, lui qui sait pressentir la mort
Se mettre en route avant le terme et avancer seul vers le lieu saint
Où s’entassent les os d’éléphants. Mais à cela non plus il n’attache plus d’importance
S’il a traversé les montagnes et les eaux de ce monde bourbeux
N’est-ce donc que pour faire l’offrande de sa mort, et parmi les os jonchant la terre
Choisir un espace vide où s’installer ? Il trouve
Que le sens du rituel surpasse le destin. Maintenant
Déployant la dernière force, ténue, qui lui reste
Il soulève les quatre piliers du monde et pénètre dans un ruisseau
Après cela, le monde s’écroulera. Son âme
Se laissera porter par le courant, qui ira
Où il veut aller


PRIERES SUR LE MONT JINO

Dieu ! Nous te remercions
De nous avoir fait attraper aujourd’hui un petit cerf aboyeur
Fais que demain nous en attrapions un grand

Dieu ! Nous te remercions
De nous avoir fait attraper aujourd’hui un cerf aboyeur
Fais que demain nous en attrapions deux

MASQUES

Le vieux fabricant de masques du bourg de Boshang
Tue l’éléphant, pour fabriquer un masque d’éléphant
Tue le tigre, pour fabriquer un masque de tigre
Il a toujours voulu tuer un homme. Mais déjà le voilà vieux et décrépit
En vain il entasse haches et couteaux au fond de son cœur

POUSSIERE

J’ai enfin compris : mon cœur
Est fait de poussière. Mes os, mon sang, mes poumons sont autant de poussière
Si, après la mort, cette âme que nul ne voit
Voulait continuer d’exister, elle serait elle aussi de poussière
Auparavant, j’ai passé quarante années à réfléchir
Sans jamais comprendre. J’ai toujours cru
Que ce que j’avais pris de force et qui s’éloignait de moi
C’étaient la conscience, la tristesse et l’imploration
C’était un baume confident, un néant essoufflé
Ou une constellation secrète. En réalité, rien de cela n’est vrai
Toutes ces choses viennent du sol, elles sont une poussière simple et franche
Portant une petite amulette à forme humaine, très bon marché.

P.-S.

En logo : portrait de l’auteur.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter