Nourrie d’une merveilleuse et difficile passion pour un paysage (celui du Haut Jorat) et ses habitants (des amis paysans), la voix de Gustave Roud apporte à la littérature romande, à toute la littérature de langue française, une qualité de lyrisme à la fois puissant et fragile où le bonheur de vivre (et d’écrire) s’emmêle infiniment au sentiment de la solitude et de la séparation (autant dans le monde que dans les mots).
Quittant avec ses parents la grande ferme de Châlet-de-Brie ("deux valets et une servante") Gustave Roud, à l’âge de onze ans, en 1908, vient vivre dans celle du grand-père maternel à Carrouge. C’est là qu’il écrira toute son oeuvre.
D’emblée la campagne et des paysans de la région deviennent les personnages essentiels de cette oeuvre. Petit paysan lui-même il poursuit des études à Lausanne. Mais autant que des livres de Claudel, de Mallarmé ou de Rimbaud, la figure d’un faucheur de seigle est là tout de suite qui hante le jeune collégien. Bientôt son "paradis" des moissonneurs se mêlera, pour mieux briller, mieux se ternir aussi, à ceux des grands poètes de langue allemande qu’il va traduire : Hölderlin (1942, et contribution au volume de la Pléiade, 1967), Rilke (1945), Novalis (1948 et 1966), et Trakl (1978). D’autres travaux de traduction ont été publiés dans les Cahiers Gustave Roud III. Après une courte et malheureuse expérience dans l’enseignement, Roud retourne aux travaux de la ferme familiale, mais le voilà, très vite, et malgré sa solitude, présent et actif dans le milieu littéraire romand : Les Cahiers Vaudois publient ses premiers poèmes (1915) ; il fréquente Ramuz, les frères Cingria, le peintre Auberjonois. Adieu est publié en 1927. Il est secrétaire de la revue Aujourd’hui (1929-1931) où paraissent ses traductions et de nouveaux textes (Petit traité de la marche en plaine, Essai pour un paradis) ainsi que des photographies (on trouvera un choix de celles-ci dans la revue Écriture n° 13, dans la quatrième livraison des Cahiers Gustave Roud et dans Haut Jorat, rééd. Payot, 1978, et récemment dans Terres d’ombres, Slatkine, 2002 - certaines de ces photos sont reproduites dans Têtu, n° 80, juillet-août 2003). Mermod qui est devenu son éditeur rassemble ses oeuvres en 1950 dans Écrits I et II. Roud exerce alors un immense attrait ou une très vivifiante influence sur une nouvelle génération d’écrivains : Chappaz, Jaccottet, Chessex (Adieu à Gustave Roud, 1977).
L’oeuvre de Roud tôt reconnue en Suisse (remise du prix Rambert en 1941 avec un éloge de Ramuz) attend sans doute (au-delà des éloges d’un Paulhan, d’un Gabriel Bounoure et des très sensibles et riches pages de Philippe Jaccottet) une reconnaissance générale plus importante. Cela se fera sans doute plus facilement après la republication des Ecrits en 1978 (qui comprennent un troisième volume regroupant les oeuvres parues depuis 1950), celle du Journal en 1982 et la parution des Cahiers Gustave Roud (correspondance, textes divers et photographies). Merci donc, aujourd’hui, une fois de plus à Philippe Jaccottet de nous présenter dans la collection Poésie/Gallimard quatre oeuvres de Gustave Roud. On peut espérer que ce petit livre est le prélude à une édition des oeuvres complètes de l’auteur : elle sera indispensable pour que ses lecteurs apprécient pleinement les publications de son journal et celles, qui paraissent peu à peu, de sa correspondance.
Gustave Roud construit ses livres autour de quelques grands thèmes essentiels : sa différence homosexuelle ou existentielle : "Vraiment je suis séparé" (Journal, 1916), "J’ai souffert sans orgueil de ma différence" (Adieu, 1927), qui exacerbe et magnifie autour d’un ensemble de motifs peu nombreux mais infiniment chatoyants ou désespérants : quelques gestes de faucheur, une main sur l’épaule, un "beau tremble d’argent", des couleurs de vêtements et de corps paysans, de champs cultivés - un fauve et un bleu omniprésents, mais aussi une palette qui s’irise en infinies nuances -, le sentiment d’un paradis possible avec le monde et les autres et celui de sa perte en la solitude que creuse la conscience de la mortelle différence initiale. Mais tout cela très intimement mêlé, et sans cesse repris et médité au fil des livres, dans ce qui ne peut être que vivant (malgré un grand sentiment de la mort proche) : on trouve déjà dans Essai pour un paradis (1932) les interrogations de Air de la solitude (1945) et dans ce dernier texte les parousies de bonheur avec les autres ou avec le monde ne sont pas absentes. De même retrouve-t-on dans Campagnes perdues (1972), malgré son titre, les illuminations de Pour un moissonneur (1941). Et l’Adieu initial, "à la fois salutation d’accueil et prise de congé" précise Roud dans son journal en 1964, résonne amplement dans le magnifique Requiem (1967) : "jusqu’au vieux seuil usé... le seuil des retrouvailles... où toute parole dans l’ineffable clarté se défait comme une vaine écume".
Mais il faudra lire aussi dans les Écrits de Roud tout leur côté formel. On peut découvrir, depuis la publication du journal, les subtils rapports qu’entretiennent les Écrits avec les notes de ce journal, si lyriquement sobre. Roud, à la fin de sa vie, en inclut explicitement des passages dans le texte de Campagne perdue ; mais on s’aperçoit que ce journal, "la réserve", n’a cessé de conduire (en somme) ou d’accompagner très intimement les Écrits : on y trouve dès sa première année (1916) les ébauches d’Adieu puis celles de beaucoup d’autres oeuvres et c’est en 1971-72 (sa dernière oeuvre Campagne perdue paraît en 1972) que Roud cesse de le tenir. Certes Roud, comme le remarque Philippe Jaccottet, n’a guère parlé des problèmes formels concernant son écriture. Mais ils sont très immédiatement donnés à méditer dans les oeuvres : celles-ci se présentent presque toujours sous forme de compositions comme fuguées : parties du texte en italique et d’autres en romain, qui s’appellent et se répondent comme autour d’une invisible faille intime, plutôt qu’elles ne s’opposent ; alternance des corps d’imprimerie employés, hésitations entre vers et prose ; variété des arrangements à la fois précieux et fortement simples de ces oeuvres courtes dont l’ampleur surprend ; et tout le jeu des dédicaces et des noms sans doute à lire très attentivement comme faisant partie du texte (Roud en parle avec quelque insistance en des pages de son journal), allusions et dédicaces qui mettent ensemble ses amis paysans et ses amis écrivains, alors que les critiques, qui reconnaissent évidemment la singularité de chacun de ses interlocuteurs écrivains, ont tendance à lire une vague et seule figure paysanne assez mythique derrière les présences pourtant fortement dites de ses amis paysans.
L’oeuvre de Roud trouve autant sa force à travers les grands thèmes qui la hantent, la fuite, la séparation, la fragilité des identités, qu’en ces arrangements de formes qui figurent aussi une déréliction entre désir de dire et vanité de vouloir tout dire, entièrement. Trop tirée, peut-être, par des lecteurs, vers des sommets métaphysiques elle se trouve ainsi remise, avec ce souci visible des formes, en notre monde immédiat.
Dans Air de la solitude, repris ici au coeur de ce Poésie/Gallimard, on retrouve tous les grands thèmes des Écrits. "Différence" est le titre d’une des proses du livre, à un moment crucial de celui-ci. Cette différence qu’il a dite autant que cela lui était possible, entre la plus grande pudeur et la plus candide audace, certes Philippe Jaccottet a raison de s’en remettre pour en parler à la discrétion des mots de Roud, mais cette étonnante discrétion ne fait sans doute qu’aviver l’indéniable érotisme amoureux qui préside au maniement de la langue (rêvant à la si forte présence de corps réels) chez Roud : ne devrions-nous pas aujourd’hui au lieu de la diluer dans je ne sais quelle métaphysique ou transcendance, interroger cette cruelle et caressante figure de l’intime lié à l’impossibilité, qui nous hante tous ? L’homosexualité de Roud fut sans doute difficile, autant que toute passion qui nous dépasse peut l’être. Elle ne connut peut-être que beaucoup de merveilleuses "rencontres" (et jamais une "étreinte", pour reprendre ici des mots de Hugo von Hofmannsthal) avec des paysages et des amis : il faut rencontrer l’oeuvre de Gustave Roud, "rencontrer" justement sa différence... la lecture de ses livres, alors, pourra être cette "véritable et décisive pantomime érotique" dont parlait Hofmannsthal à propos de la rencontre.
Air de la solitude fait passer la voix et la mémoire du narrateur à travers une sorte d’ordalie des saisons : un hiver mallarméen (mais qui se laisse envahir de printemps), puis une belle saison qui est à la fois un "essai de paradis" mais aussi l’expression d’une solitude (parmi les hommes) plus véritable que celle éprouvée dans la proximité de la mort intelligente que figure l’hiver. Passé et présent s’y retrouvent inextricablement liés, comme toujours chez Roud et sans qu’on sache si c’est déjà au-delà de ce monde, ou en ce monde même. Roud aussi bien que ses amis paysans (Thévoz, Aimé, Fernand) ne peuvent tenter d’y adhérer sans mourir : parfois c’est dans un presque bonheur de rencontre avec le paysage qui les entoure, parfois dans un sentiment de perte devant lui, avec lui, de leur propre vie (de leurs villages) et de leur identité.
On admirera tout le jeu fugué autour du dédoublement du thème de la fête : une magnifique fête d’hiver, très nervalienne, fait écho à une fête de l’été. Légèreté allusive ou théâtre beaucoup plus complexe, les deux sont à la fin le monde qui se défait. Il ne faut pas, redisons-le, trop charger l’oeuvre de Roud de la métaphysique des poètes qu’il a traduits. Il y a dans son écriture une allégresse (Petit traité de la marche en plaine) et un humour (très visible dans sa correspondance, qui nous rappelle que l’angoisse ne se déprend pas du plaisir d’être et que le sentiment d’une différence (douloureuse mais essentielle aussi : "différence : mère de la poésie" Journal, p. 106) s’accompagne parfois des plus purs élans de la confiance. Et par ailleurs le ciel et Dieu s’emmêlent très facilement (ils en sont peut-être le coeur obscur et païen - paysan ? -) à ce seul monde d’ici-bas (le seul vrai paradis sans doute) qui prend dans l’oeuvre de Roud la figure des campagnes du Haut Jorat.
Il ne faut pas moins se méfier de lire un idéalisme pastoral dans cette oeuvre. Les paysans de Roud ne sont pas "le" paysan. Olivier Chapenost n’est pas son frère Fernand, Louis Duc n’est pas René ni André Freymont de Neyrus. Ces paysans, presque toujours nommés, et singuliers (parfois même Aimé et Fernand dessinent de grandes figures quasi antagonistes) n’y sont nullement des anges, ni l’éternelle pureté d’un homme délivré du temps. Aimé, même s’il est, à l’occasion, appelé "l’homme pur" ("L’homme de chair et qui accepte la chair, mais en même temps d’une transparence de cristal. Réellement fait de mes propres impossibilités"), n’en est pas moins un ami paysan bien particulier : ni le pays ni les amis de Roud ne sont des abstractions et c’est sans doute pourquoi ils suscitent, si intensément, et comme familièrement, dans sa parole qui les a tant fréquentés, ces figures concrètes de mots où se lient le bonheur et le malheur du monde.