La Revue des Ressources

À propos de DIKTAT de Michel Chion 

(sept fragments des récits de Melchisedech) — composition de musique concrète

lundi 22 juin 2020, par Lionel Marchetti

Temps de lecture : environ 15 minutes

À propos de DIKTAT
(sept fragments des récits de Melchisedech)
de
MICHEL CHION

Michel Chion - d’après une photo de Philippe Lebruman / par L.M.

DIKTAT : composition de musique concrète - manuscrit recueilli sur bande magnétique 2 pistes
(1 heure et 13 minutes)
Création le 30 octobre 1979 à Avignon, Chapelle des Pénitents Blancs

DIKTAT

«  De l’éveil à la nuit, Melchisedech, clochard-prophète, monologue et se remémore les fragments réels ou imaginaires d’une vie d’épopée, d’amour et de travail, qui le mène à la déchéance.  »
Michel Chion

1.

La sensibilité, la technique…

«  Ni vérité ni mensonge — un autre langage.  » 
Jean-Marie Pontévia, Écrits sur l’art

En art, s’agit-il uniquement de s’exprimer ?

S’agit-il d’échanger, de parler, de communiquer ?

Ne s’agirait-il pas plutôt de s’engager pour une longue exploration et surtout, pour une dérive sans carte ni parcours préétabli dans ce que l’on pourrait nommer, en suivant l’œuvre musicale Diktat, de Michel Chion, des passes, des ouvertures, des trouées ?
Jusqu’à ce que quelque chose à proprement parler d’inouï se manifeste, se faufile, arrive jusqu’à nous — la venue d’une présence — mais aussi le sentiment d’un lieu.
Un champ.
Au sens de cette poétique franche, vigoureuse et vivante que le compositeur se doit d’entretenir subtilement, de mettre en valeur une fois prise au filet de son art pour, au final, à sa juste mesure, bien que paradoxalement insaisissable, travailler, déployer et enfin partager.

Poétique située au plus proche, dans tous les cas, de ces caches qui parfois, à l’insu du compositeur qui les a pourtant suscitées, tout à coup se révèlent, laissant entrevoir — pour ne pas dire surgir — cet éclair lui confiant ce qui du son se donne à entendre comme étant beaucoup plus que du son.

Ne pas s’exprimer : laisser advenir, plutôt.

En un sens, pour le compositeur, savoir se retirer de l’ouvrage au moment opportun. Lorsqu’au final, de ses mains même tout cela lui échappe et, qui sait, retourne dans les grands fonds.

Mais il s’agira dans tous les cas, pour lui, d’observer attentivement cette étrangeté.
De s’en instruire.
De s’en nourrir également.
Puis, subtilement, de la laisser agir.

Voici une posture — voici aussi une chance.

N’est-ce pas en ces poches minuscules, en ces instants d’ouverture et d’étranges relations que se logent, à l’équilibre, des bribes de réponses au mystère de l’ouvrage musical lui-même et ce, jusqu’à ce qu’apparaisse un panache de questions nouvelles, un faisceau de suggestions, une piste, des appels multiples ?

Pour une musique intense et vivante.

Pour une facture envisageant le sonore enregistré et composé comme une position de l’artiste à l’affût.

À l’affût — dans un art qui à l’inverse de toute idée de capture se laisse manifestement traverser par des forces.

Les forces du grand désir — le désir de vie, en accord avec l’exigence de toute destinée et avec cette façon si personnelle, dans tous les cas pour Michel Chion, qui est de composer en utilisant, voire en détournant, délibérément, les outils techniques de son temps.

L’art de la musique concrète. [1]

Si tout a été dit rien n’a jamais été dit.

Et ce sera encore une fois cette chance qui nous est offerte. Depuis le cœur même d’une discipline singulière. Accompagnés, auditeurs tout comme artiste compositeur, de l’ensemble de ces possibilités de relance tant pour nos sens que pour une ouverture au monde.

L’art, au sens d’un grand rapport avec le monde, n’est-il pas aussi le lieu de toute vie vivante ?

Quand bien même, avec Diktat, le cheminement se détourne, plonge et dévie, c’est un fait, et c’est sa poétique, jusqu’à se perdre en des régions sinistres et inquiétantes.

À la différence de mes autres mélodrames comme La Tentation de Saint Antoine ou L’Isle sonnante, où le déroulement dramatique suit un livret que j’ai voulu cohérent et intelligible, ici, on a affaire à un texte obscur qui peut évoquer un film non sous-titré venant d’ailleurs. [2]

Comment, lorsque l’on maîtrise une discipline, lorsque l’on possède un outillage, une syntaxe — il ne faut pas oublier que Michel Chion, à la suite de Pierre Schaeffer, alimente depuis bientôt presque cinquante années, tant au travers de ses écrits théoriques et techniques que dans ses compositions de musique concrète un incroyable vivier d’idées et surtout, déploie un réseau complexe de vigueurs poétiques au travers de ce qu’il nomme L’art de sons fixés  [3] — comment laisser venir à soi, donc, ce qui là dehors, juste à nos côtés, parfois se manifeste, déjà s’échappe, disparaît, semble exister pleinement en maître du chaos ou de la lumière, tient les rênes de la vie, de la mort, de l’existence dans ce qu’elle a finalement de plus authentique et au-delà de toute prétendue connaissance ?

Comment vivre ici — être là, au présent — au regard de l’exigence qu’il nous est demandée, à savoir : se tenir droit, les deux pieds au contact du sol avec en soi une parole souple et vraie ; est-ce possible ?

Comment vivre en cherchant simplement à exister, pleinement, jusqu’à offrir à celle ou à celui qui écoute quelque chose d’autre que soi, de plus grand que soi, de plus loin que soi et ce, en usant de cette voie qui toujours sera notre assise, notre maintient : notre corps — le plus souvent dansant — notre bouche, notre tête, nos mains artistes, bien sûr… le tout intimement mêlé, de l’extérieur vers l’intérieur, de l’intérieur vers l’extérieur, organes et fonctions vitales secrètement liés à cette fabuleuse conscience du sonore lorsqu’il circule au travers d’un bien étrange médium ?

Conscience remarquablement lumineuse, reine des questions, reine de la recherche enthousiaste (avec cette façon passionnée, précise et limpide, chez Michel Chion) et, c’est un fait indéniable, génératrice de poétiques diverses. Conscience tout autant créatrice, chez lui, dans son art ou au travers de son art, de chimères enchanteresses voire dangereuses et accompagnées, bien entendu, de tous les obstacles, de tous les écueils que cela suppose.

Quoi qu’il en soit, dans tous les cas, corps agissant et perceptions intrinsèquement associés, pour le compositeur de musique concrète, à la technique.

La technique : il s’agit, en ce qui concerne cet art musical, de l’utilisation indispensable pour ne pas dire obligée d’une improbable machine — la machine enregistreuse de tous les sons du monde — en passant par les supports vinyls puis magnétiques, l’informatique digitale, l’amplification, le microphone, la synthèse, les ondes, le haut-parleur, le tout relié, câblé, joint par l’électricité à une vitesse proche de celle de la lumière.

Jusqu’à ce que l’on accède, tel en est aussi l’enjeu premier — la réalité efficace — à ce champ extraordinairement souple et dynamique d’un dévoilement.

Dévoilement au sens du caché par l’outillage dévoilé.

Une méditation active sur l’invisible, sur l’inaudible.

Dévoilement, peut-être, de cette pulsation du monde qui certainement constitue puis maintient tout notre être, non sans devoir laisser circuler, pour le compositeur, dans son œuvre, l’impensable et l’innommable, faute de quoi le tout risquerait de se rabattre, de se vider de sa substance, à peine décelée l’existence d’une telle exigence.

S’il existe un art, aujourd’hui, qui entretient des liaisons fondamentales avec la machine, couplée à ses nombreuses technicités adjacentes par ailleurs sans cesse renouvelées, c’est bien l’art de la musique concrète.

Art permis par la machine, précise subtilement Michel Chion dans son ouvrage manifeste L’art des sons fixés.

Art qui dépasse rapidement la technique et ses réseaux complexes lorsque s’affirme une œuvre authentique.

Art qui fraye, désormais, en ces immenses régions du sensible où les moyens d’expression, bientôt, ne comptent plus. Et ce, avec l’art de la composition de Michel Chion, pour rejoindre directement, sans détour, dans un grand geste formel, telle est sa signature, cet espace poétique du retrait qui lui seul laisse advenir : du dehors (mais ce dehors situé, tout autant, au dedans même de l’espace technique), depuis les nombreuses trouées au sein de sa facture musicale, tout comme depuis ces innombrables circulations de sens qu’il lui aura fallu, dans tous les cas générer — et que paradoxalement l’intuition seule connaît.

Il s’appelle Melchisedech, c’est une espèce de clochard-prophète, dont le crâne est un champ de bataille entre des souvenirs plus ou moins brumeux pleins d’obsessions sonores (la pluie, l’orage, des chiens, une machine à écrire électrique, des rythmes mécaniques, etc.), des apparitions magiques (comme celle de la Vierge Folle) et le sentiment d’une mission à accomplir, mêlé à une immense lassitude.  [4]

Pour tout artiste, pour tout être, vivre intensément et se réaliser c’est aussi vivre et travailler l’index pointé en direction de l’autre.

Mais, semble tout d’abord nous dire le personnage de Diktat, il s’agira de traverser le plus grand des déserts. Celui de notre propre personne, toujours en devenir et toujours perfectible.

Le désert que chacun porte en soi.

Immense.

Sombre ou lumineux.

Infecté ou radieux, qu’importe !

Jusqu’à rejoindre, il faut l’espérer, un tout autre espace.

En deçà ou au-delà des fictions nécessaires.

Et jusqu’à revenir.

Pour enfin trouver cette réalité pleine et frémissante, vive, naturelle et dansante — là où l’on sait que nous sommes le monde et que le monde est nous — quand bien même, avec Diktat, ce même monde, aussi acide qu’une sécrétion, ira vicieusement enrouler Melchisedech sur lui-même, le retenir voire le coincer.

L’étouffer, l’engloutir.

Abandonné et définitivement seul, désormais, sous une immense vague de peur millénaire.

2.

Le solitaire

« Toute nourriture saine s’attrape sans filet ni piège.  »
William Blake, Proverbes

Diktat, en tant qu’œuvre où réside une panoplie de forces et d’images tantôt obscures, tantôt moqueuses et grinçantes, excessives, extravagantes voire désespérées semble donc avoir généré, spontanément, la venue en son sein d’un personnage.

Il est même possible de dire que la composition est à elle toute seule un personnage.

L’incarnation sonore audiblement ramifiée d’un personnage.

Le solitaire.

Mais plus que tout, Diktat est l’avènement d’une voix inouïe.

Voix qui laisse surgir et frayer à son tour, en elle, au travers d’elle, quelque chose comme des semblants de formules, des bruits, d’autres voix, des borborygmes, presque des mots — et qui peut tenir tête avec des mots ?   [5] 

Voix intentionnellement défigurée par le compositeur (qui en est d’ailleurs lui-même l’interprète impétueux) usant, pour ce faire, d’une sorte de langue abîmée, sale, difficile, poussiéreuse, pierreuse — peut-être même maudite — voix insolite, saugrenue, inattendue.
Inventée bien sûr.

Espèce de voix qui sans cesse s’étonne.
De tout.
D’elle-même.

Voix qui a peur, ausculte, récite, questionne, se repaît de la matière même du musical qu’elle génère.

Voix se mélangeant aux sonorités et à la rythmique insistante d’une machine à écrire aux résonances métalliques.

Voix s’alliant également, de temps à autre, à une architecture d’eau et de pluie semblant symboliser la fuite de la matière, voix fusionnant tout autant avec on ne sait quels synthétiseurs analogiques saugrenus, déréglés, voix qui souffle, éructe, s’atrophie, se prolonge ou diminue encore face à un miroir sonore déformant qu’elle brise enfin, criant et semblant dire :

(…/…) J’ai peur de la peur qui me gagne
ce qui m’épouvantait arrive
je n’ai ni répit ni repos
ni paix
j’accueille le chaos
  [6]

Je me permets, j’ose ici traduire l’incompréhensible en mots jusqu’à jouer, de temps à autre, de quelques correspondances.

Comme si le personnage de Diktat de Michel Chion pouvait endosser symboliquement, telle est mon interprétation, la condition d’existence du personnage de Job qui, dans le fameux mythe narré dans la Bible pense être arrivé au bout d’un chemin — certainement trop extérieur — et se retrouve là, au beau milieu d’une vie d’homme qu’il croyait juste et accomplie, sûr de lui, de sa prétendue bonté, de ses dons, de nouveau nu et seul cependant, sans savoir répondre aux épreuves sans cesse renouvelées et rabattues sur lui comme des vagues en tempête mais qui seront désormais sa condition nouvelle.

La condition de tous.

La condition, surtout, de qui se cherche.

La lecture de Job — tout comme l’écoute de Diktat, façonnée autour de l’étrangeté d’un personnage vocal clochard-prophète qui récite en même temps qu’il écrit, invente alors même qu’il inscrit — nous rapproche du sens profond de l’existence lorsqu’elle se comprend comme foncièrement liée à un monde plein, intérieur, infini et complexe.
Mais surtout un monde sans cesse à travailler, à modeler, à découvrir.
À renouveler.
Énergie de vie, désir essentiel impossible à nommer qui, dans tous les cas, lorsque l’on se croit au faîte d’un cheminement, lorsque l’on tente, surtout, d’en saisir abusivement le sens par l’insuffisance de ses contours, nous glisse des mains comme un poisson mouillé s’enfuit habilement et retourne d’un trait dans l’eau des origines.

Comme si l’interprétation, également, avec quelques mots, consistait à laisser filtrer ce qui, d’une fiction artistique bientôt échappée au compositeur tout comme à l’auditeur, offrait une kyrielle d’éclats sensuels, de versions, de lectures aux facettes toujours changeantes et ce, bien au-delà de la clause imposée par le titre de l’œuvre elle-même.

3.

Façonner un espace autre : une fiction haut-parlante

« Le moment où la durée, déliée de tout délai, ouvre à la conscience des corridors labyrinthiques d’impressions où, comme dans les romans de Philip K. Dick, on ne se réveille d’un monde que pour tomber dans un autre. »
Michel Chion (notice de Diktat)

Composer…

L’art des sons enregistrés, art nous permettant de voir sous la peau du monde — art d’entendre, en suivant l’écriture sonore de Michel Chion, ce qui filtre encore plus en dessous, le caché bientôt dévoilé, tout comme ce qui se manifeste depuis cette chair étrange, dont nous sommes.

Tout corps (tout objet) est également corps sonore.

Réel en cela par la technique sans cesse renouvelé.

L’effet de la technique est enivrant, selon moi, à cette condition : lors de l’émergence immédiate — pour qui sait voir ou entendre — d’une véritable force d’image (ce qui par ailleurs n’est aucunement un dû).

Force qui est essentiellement située à l’endroit de l’effet qu’elle nous fait.  [7]

Dans un jeu de relations riches, nécessairement complexes et bien entendu fécondes.

Dans le mouvement même d’une passation dansante et généreuse de ces mêmes forces et ce, jusqu’à ouvrir le réel de l’écoute haut-parlante à la hauteur d’une relance perpétuelle pour nos sens.  [8]

Une poétique — un appel.

Pour cela, à chaque instant de la fabrication de ses sons, il s’agira également de prendre en compte, pour le compositeur, le détail, telle ou telle incise déviante, un accroc, tout comme l’ensemble des matérialités envisagées.

Matérialités se remodelant subrepticement en autant de métamorphoses inattendues.

Très vite, de telles mutations fertiles se dessinent avec précision, viennent en surface jusqu’à frayer dans le champ de l’audition de façon curieusement insistante.

À la limite du mystérieux.

Souvent questionnantes, elles exigent de qui les manipule la mise en avant de leurs particularités intrinsèques.

Et le mystère dépasse l’idée même de mystère.

Il devient (ou redevient) une exactitude signée.

Découvrir un son original, le considérer, l’accepter pour ce qu’il est, c’est aussi comprendre cette fabuleuse promesse d’un développement qu’il contient en germe.

Certains sons enregistrés ont un poids.

Presque un corps — une présence.

Un devenir.

Il est désormais nécessaire, pour le compositeur, de s’en occuper.

L’air lui aussi, dirait-on, est vivant.

Capturer le vent, est-ce possible ?

Le prophète : il se rappelle aussi, ou croit se rappeler avoir été un meneur de foules, un orateur, un grand homme. Mais ce souvenir tourne au cauchemar et devient un chœur de voix folles.  [9]

Livre de Job :

Observe le ciel
regarde
vois combien le firmament
est plus élevé que toi
  [10]

Saisir avec le microphone, quoi qu’il en soit, ce qui naturellement s’enfuit : nos souffles, nos regards, notre vie de mots lorsqu’ils essayent d’être plus que des mots — la voix puis la parole — nos gestes.

Notre écoute elle-même.

Ensuite inventer, en manipulant les enregistrements (le plus souvent réalisés sous forme de tournages sonores) des sons uniques, nouveaux.

Et surtout jouer et jouir de ces rapports sans cesse grandissants.

Montage, ajustage, assemblage.

Lier et délier.

Naissance d’une forme — présage, passation et complexité fertile.

Et s’atteler, encore et encore, à ce qui là-dedans circule.

Ici et là, fabriquer.

Fabriquer jusqu’à engendrer.

Dans tous les cas créer les liens nombreux qui le permettent.

Composer.

Et c’est aussi ce que semble faire manifestement le personnage de Diktat, lorsqu’il invente, alors même qu’il le découvre, son propre cheminement.

Cheminement de vie — cheminement du compositeur se mettant en scène dans son œuvre elle-même.

Fouet sonore de lianes vocales…

Ce semblant de boîte à rythme, présent dès le début de la composition, que fait-il là ?
Machine métallique instable et désarticulée, dirait-on, par on ne sait quels empêchements du défilement de la bande magnétique. Comme si le temps était littéralement retenu avec les mains.

Au premier plan un animal mystérieux. Il respire. Il ronronne. Il est énorme. Jamais nous ne connaîtrons de lui autre chose que son haleine animale.
Quelques chiens, en écho, hurlent dans les lointains.
Une chasse sur un terrain instable.

Melchisedech. Personnage de fête foraine à têtes multiples. Vociférantes. Souvent abîmées. Dans tous les cas bouleversées et bouleversantes. Sans cesse il les dompte lui-même avec son fouet sonore de lianes vocales. L’histoire du son enregistré est aussi une histoire de miroirs face à face qui s’entrechoquent, puis se brisent, démultipliant les reflets du son en autant de figures sonores nouvelles.

Des pleurs qui saignent.

Voici une autre scène souvent ré-exposée. Un dresseur de chien comme surgi de nulle part, à l’accent impayable, s’occupe savamment et méticuleusement de Lago : — Assis ! Couché ! Il est beau mon bonhomme ! C’est très bien ça mon petit berger !

Jouer avec l’image de soi.

Le labyrinthe des choix.

La peur.

Le gouffre.

Prendre à rebours la parole.

Le symbole, pourquoi pas, d’un chemin vers les commencements… le chemin compris lui-même comme espace possible de l’éveil.

Une voix féminine avec un accent anglais : — La vie m’échappe, le sens de mon réveil m’échappe, l’heure qu’il est m’échappe…

À la fin du troisième mouvement, Le prophète tousse, crache, s’étouffe. Une seule fois seulement, sur toute la durée de la composition, sa parole débraillée aura articulé un mot intelligible. Son propre nom : Melchisedech.
Puis la voix, objet sonore bientôt devenu informe, s’aspire en elle-même, littéralement.

Et elle chute.

Écart, déplacements… l’effet d’image, l’ensorcellement

L’art des sons enregistrés.
Art de ce qui naît depuis cette réalité technique d’une mise à l’écart : la force expansive et soudaine d’un déplacement.

Quelque chose de l’ordre d’une excroissance.

L’enregistrement.

L’écoute via le haut-parleur.

De la captation des sons dans l’air jusqu’à cette évidence de leur effet d’image — ensorceleur.

Art sonore considérant au plus haut cette réalité nouvelle, tout comme les écarts de valeurs et de caractères de ces entités autres, cette fois-ci médiatisées — définitivement haut-parlantes — se propageant, se disséminant, se dispersant, non sans omettre l’angle de notre attention auditive de la sorte modifiée et surtout, prise à ce feu intime contenu dans l’entre-deux d’une telle saisie.

nsidérer, désormais, à la hauteur de leur propre réalité d’image.

Image seule, peut-être.

Bientôt autonome.

Efficace.

Image qui dans tous les cas, pour l’artiste de musique concrète, se doit d’être vivante.

D’où la nécessité d’entretenir avec elle une relation incandescente, tonifiante et surtout, dévoilante et dévoilant.

Une faille.

Le souffle.

De là, l’image qui se manifeste naturellement circulera dans l’atelier des sons puis, s’il y a lieu, en concert d’interprétation acousmatique (ou lors de toute écoute) jusqu’à l’oreille de l’auditeur.

Quelque chose du monde est retiré.

Quelque chose se retire.

Quelque chose d’autre apparaît.

Le monde s’ouvre.

Travailler ainsi, composer, pour rejoindre cette saisie paradoxale.

Une danse.

Un ensorcellement.

Avec pour alliés les bruits du monde — la matière, fondamentalement musicale, au contact de cette main microphonique.

Matière devenue image vivante au creux de l’oreille.

Un espace de fiction haut-parlante

L’art des sons fixés.

Fixer : au sens de saisir pour comprendre.

Façonner.

Jusqu’à ouvrir — pour ne pas dire délivrer — le caché du sein de ces gestes sonores qui désormais s’affichent, affirment leur présence incontestable et se déploient, d’emblée, passée la porte de la membrane haut-parlante jusqu’à rejoindre un théâtre de sons.

Un espace de fiction haut-parlante.

Fiction au sens d’un champ intensément poétique, complexe et désormais ouvert, puisque le compositeur s’y attelle, le travaille méticuleusement.

Le travail :  Melchisedech se souvient d’un travail laborieux de dactylographe. Ou bien était-ce lui qui dictait son Testament ? On entend le dressage d’un chien, Lago.

Passés les divers états de remémoration sonore ou par exemple on croisera l’amour d’une femme à l’accent américain, le prophète en meneur de foules, une vierge folle qui apporte son univers d’imprévu et de fantaisie, le monde, la vie collective, des mains qui frappent sans relâche sur une machine à écrire semblant géante, le fameux dressage du chien… le personnage de Diktat, tel un guide en des régions méconnues, nous mène insidieusement jusqu’à ce que nous allions nous échouer dans les profondeurs d’une authentique nuit noire — Nuit qui est le titre du dernier mouvement de l’œuvre.

Là-dessous, en ces parages délibérément obscurs, en cette noirceur rêvée avec en main le microphone à l’enregistrement associé, la géographie intime du corps du personnage se déploie, se répand.

L’entièreté de l’image poétique s’épanche irrémédiablement en une infinité de territoires.

À notre tour d’être respirés, inspirés ou expirés — digérés.

Nuit.

Plus aucun mot désormais.

Un peu de voix résiduelle seulement — un adieu à la parole.

Seul reste la grande image.

Et son intensité.

De l’assemblage d’un corps, d’un être qui aura tout essayé, jusqu’à cette vie trop questionnante, trop intéressée, qui bientôt le désassemble.
Le disjoint.

Ici l’espace s’ouvre et se ferme tout à la fois.

Ne subsistent alors que quelques fragments de pensées, des bouts de corps, quelques miettes sonores réexposées, le tout finement suggéré par de longs râles se consumant, se volatilisant eux aussi dans le brasier de cet espace du cauchemar qui n’en finit plus de sombrer.

Pour finir, Melchisedech se retrouve complètement seul, au cœur de la nuit, et vit une cascade de cauchemars et d’apparitions, menant à son agonie.

Nuit.

Quelque chose, aussi, comme l’origine d’un monde.

De l’air, de la chaleur et quelques éclairs acides à la surface des eaux.

Les orages.

Obscurité grandissante, force sourde.

Sensation d’une descente infinie vers l’indiscernable, vers l’innommable.

L’image, au final, n’est nulle part —

L’art des sons fixés : miroir de feu, miroir électrique et technique, sans tain, qui nous révèle à des êtres sonores nouveaux, premiers.

Mais ne sont-ils pas plus que des êtres, désormais, puisque à vrai dire insaisissables ?

L’art des sons fixés, miroir sonore qui nous expose à une réalité étonnamment révélée, insolite et surtout, associée à cet autre-chose que nous ne voyions pas, que nous n’entendions pas, que nous n’avions pas même imaginé : espace autre, espace de la pudeur.

Vigueur poétique.

Filet jeté sur le temps lui aussi devenu incontestablement autre — le tympan de nos oreilles était-il trop tendu ?

&

4.

Labyrinthe de l’étrangeté

«  Ma bouche m’accable
je suis bon ?
Ma bouche m’accuse
Suis-je bon ?
 »

Job

Passée la membrane du haut-parleur quelque chose se manifeste.

Diktat.

Un éclair dans la voix.

Un cri.

Quelque chose se révèle, se relève — et sort.

N’est-ce pas là également le cri de tout objet, le cri de ces forces en germe un instant capturées (peut-être serait-il mieux de dire : gagnées puis libérées) qui désormais se dénudent, frayent, apparaissant dès lors au grand jour auditif de l’écran acoustique — écran artiste, genre nouveau, manuscrit concret pour le musicien concret ?

N’est-ce pas un peu de vie sonore qui était là, en attente, depuis longtemps et qui soudainement se manifeste et perce ?

Il y a une inutilité à s’exprimer lorsque s’exprimer ne concerne que soi.

Quoiqu’il en soit Diktat met en scène un personnage.

Et visiblement ce personnage souffre, chemine, questionne, cherche, se perd.

L’insolite machine à écrire à laquelle il s’attelle est à la fois miroir et bientôt lieu d’apparitions.

Apparition d’images sonores qui foisonnent comme autant de questions.

Nous voici peut-être arrivés, par cet intermédiaire spéculaire, dans la région symbolique du face à face.

Comprendre le moi c’est oublier le moi.

Il aura certainement fallu passer par là.

On exprime, on rejette une humeur, un bouton, une maladie. Mais se confronter à l’impureté est parfois nécessaire — pour survivre.

Diktat.

Son personnage Melchisedech sans s’exprimer véritablement exprime d’abord tout cela.

Diktat tisse lettre à lettre (toutes audiblement frappées à l’aide du clavier de sa machine métallique) la toile sur laquelle, désormais, son personnage pérégrine.

À chaque lettre frappée correspond une vibration.

Un son.

Celui de la mécanique comme une extension de ses mains.

Mains bruyantes, mains bouches.

Puis voici le son d’une espèce de mot — un tremblement de la voix.

Pour une réponse vocale usant d’une langue inconnue, voire de plusieurs langues entremêlées, mais qui toutes se répandent depuis les profondeurs du cœur de l’ouvrage, comme de celui de Melchisedech.

Force de la voix.

Parole enregistrée remarquablement vivante.

Un récit sonore naît définitivement d’un tel rapport sur cette toile acoustique tendue.
Entre une fiction naissant dans les mains mêmes de celui qui l’active — dans son présent à lui — et le devenir symbolique de qui se cherche, au-delà de soi.

Job :

J’espérais du bonheur
le malheur est venu
je rêvais de lumière
la nuit est retombée
mon ventre bouillonne
j’éructe
je vois venir des jours blessants
sombre je vais
— plus de chaleur
je me dresse dans l’assemblée
je hurle !
  [11]

Mais il y a encore autre chose.

Diktat est plus que cela.

Sous ses allures de gargouilles sonores enchevêtrées — et nous reconnaissons ici l’écriture parfois démoniaque de Michel Chion jouant sans cesse, depuis son Requiem, depuis saTentation de Saint Antoine ou plus récemment encore avec La vie en prose de toute une stratégie de la ressemblance dissemblante — Diktat est en effet une composition torturée et crue.
Ulcérée.
Mais elle est particulièrement chargée de vivacité généreuse, tendant la main à qui sait voir et entendre.
Au sens d’un possible dépassement.
Diktat est une aussi composition qui respire, profondément, quand bien même nous voici escortés, pour ne pas dire ensorcelés par les râles de ce personnage éprouvé, innommable, cherchant à nous engluer dans ses affres puisque dès les premiers instants, il semble lancer à l’angle de notre écoute un regard animal, glacial et carnassier.
Peut-être même, qui sait, pourrait-il s’allonger la nuit à nos côtés pour nous souffler au visage ce qui qu’il est nécessaire afin de diriger autrement notre cap ?

Melchisedech, le personnage que Michel Chion crée dans Diktat se renouvelle en ses substances, en quelque sorte, à chaque écoute. Tourmenté, il s’échappe de l’œuvre jusqu’à venir se tapir dans nos contrées perceptives les plus cachées. Au travers de sa voix, par l’excentricité de sa présence, il vient en quelque sorte à notre rencontre et prend la parole.

La langue du personnage de Diktat nous restera cependant inconnue.

Son haleine, incompréhensible.

Mais peu importe car tout cela bouge, remue, nous perturbe, essentiellement nous déplace.

Le personnage de Diktat est bel et bien vivant.

À nous de l’interpréter.

Et nous l’endossons une fois pour toutes, comme un costume.

Comme un masque de voix.

Job :

Rien ne passe plus dans mon gosier
tout a pour moi un goût de mort.
  [12]

1979 : Michel Chion, en tant qu’acteur sonore de sa propre création musicale traverse les sept chambres convulsives d’une haute demeure, très sombre, c’est indéniable, mais surtout ouverte sciemment aux circulations, disponible à toute une panoplie de forces, accueillant non pas des formules mais plutôt jetant au loin, encore et encore, le grand filet des questions.

De plus, n’est-ce pas là, semble-t-il nous dire tout en le découvrant, la résidence secrète d’un diable ?

Melchisedech.

Quoi qu’il en soit, c’est au plus profond d’une telle architecture musicale que le compositeur pérégrine, avec au bout des doigts, sens auditif à l’affût, l’évidence d’une connaissance qu’il cherche depuis lors à partager.
C’est au sein d’un tel labyrinthe qu’il erre, au grand dam de cet autre qui vit également ici et que constamment — et délibérément — il provoque.

Michel Chion fouille, déterre, ausculte, retourne poussière et vieilles bibliothèques, manuscrits, partitions, corps sonores et autres tournages sonores et finalement, il s’installe dans son atelier des sons pour chanter, crier, inventer.

Avec Diktat, il se dénude et tient tête à l’impossible.

Il se poste face au temps qui fuit.

Il s’agit alors, pour lui, patiemment, tout comme son personnage musical, de tenir à jour cet étrange savoir.

Il copie, transcrit et inscrit, invente des signes différents, nouveaux — qui trace une ligne survit — et, tel Melchisedech, l’allié de sa propre fiction, il entraîne le tout qui certainement l’attendait pour une danse inouïe.

Michel Chion ne cherche pas à rendre compte scrupuleusement, à vrai dire, de ce que nous-mêmes aurions pu croiser en de tels lieux, quand bien même aurions-nous pu aborder des parages si surprenants.

Une poétique complexe, aussi sombre soit-elle, est venue jusqu’à lui comme une brise des profondeurs ou plutôt, comme une force sans pareil.

Il a su la travailler, la consolider, grandir avec elle.

L’accepter.

Tout comme considérer et se saisir authentiquement de ces entités insolites — inouïes — qui l’accompagnent.

Il a su, en toute liberté et sans autre exigence que celle de sa voie propre, façonner un ouvrage musical unique, pénétrant — aux limites.

Tout autant fécond, pour ne pas dire prolifique.

Afin que sa propre poétique du son puisse croître.

Le nouveau, toujours, est effrayant, mais lui seul est à même de nous permettre un saut essentiel — dans l’inconnu.

Job :

Voici :
il est passé sur moi
et je ne l’ai pas vu
voilà :
il part
et je n’ai rien compris
voici :
il prend
qui l’en empêche ?
  [13]

C’est pourquoi nous voici, auditeurs, à notre tour au contact avec ce qui est le sens même d’un art véritable : une réalité désormais autonome — un monstre — ayant pris, pourquoi pas, la fuite face à son créateur.

Monstre qui cherche et cherchera, perpétuellement, à nous posséder tous et toutes, non sans s’épanouir voire se gorger des relents de son propre avènement.

Quelle est, pour finir, cette prise de risque obligée pour l’artiste ?

Le simulacre n’est-il pas le faux nécessaire que nous avons besoin, en art, de tenir à pleines mains pour apprécier pleinement le vrai (en le laissant subtilement advenir) et qui, dès lors, sera vivant en nous, pour toute une vie, avec désormais pour compagnons de route ces fictions devenues réelles — mais bientôt hautement dépassées — et enfin gorgés de santé ?

Après l’écoute de Diktat, en suivant l’invitation du dernier grand mouvement — Nuit — nous voici emportés très loin mais toujours en vie, à l’affût de tout ce qui, dans le monde, fictionnel ou réel, amical ou sauvage, intérieur ou extérieur est une partie de nous, nous transforme, nous change, nous élève et que nous rejoindrons, le moment venu, en tant que partie.

Job encore :

Je vais vers l’est
personne
vers l’ouest :
je ne l’aperçois l’aperçoit pas
il œuvre au nord :
je l’ai manqué
il vire au sud :
je n’ai rien vu.
 [14]

Lionel Marchetti / 2009 - révision 2019

P.-S.

http://michelchion.com

& aussi : Diktat

Des disque de Michel Chion chez Corticalart

La musique concrète de Michel Chion — essai sur l’ensemble de l’œuvre musicale de Michel Chion

L’image en exergue de Michel Chion est une manipulation numérique de L. M. d’après une photo originale de Philippe Lebruman.

Une première version de ce texte est parue dans le livret du CD DIKTAT, de Michel Chion, chez NUUN en 2010 / NUUN 1 — produit par Delphine Le Vergos et Samuel Lequette.

« Le "je" de l’œuvre, Proust l’a bien dit, n’est pas le "je" social et psychologique de l’artiste qui la réalise.
Celui qui dit "je" dans mes mélodrames et messes n’est pas moi, même si je lui prête ma voix. 
 »
Michel Chion
Entretien, in Portraits Polychromes, éd. INA, INA-GRM, 2005, p. 31.

&

« L’oreille ouverte aux leçons de la vie, au milieu des sages passera la nuit.  »
Proverbes

Notes

[2Michel Chion, à propos de Diktat, in livret du CD Nuun 1/2010.

[3Michel Chion, L’art des sons fixés ou la musique concrètement, 1991.

[4Michel Chion, à propos de Diktat, in livret du CD Nuun 1/2010.

[5 Job, Livre de Job, in La Bible, trad. de Pierre Alferi, avec Jean-Pierre Prévost, éd. Folio, 2004, p. 25.

[6 Ibid.

[7Jean-Louis Schefer.

[8Marie Josée Mondzain.

[9Michel Chion, à propos de Diktat, in livret du CD Nuun 1/2010.

[10 Job, Livre de Job, in La Bible, trad. de Pierre Alferi, avec Jean-Pierre Prévost, éd. Folio, 2004, p. 97.

[11 Ibid.

[12 Ibid., p. 29.

[13 Ibid., pp. 36, 37.

[14Ibid., p. 69.

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