À propos de PSALMUS (Omnis Spiritus Laudet Dominum)une composition de musique concrète de Lionel Marchetti
Et à l’occasion du lancement d’ALIENOCENE — Journal of the First Outernational
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L’ESPRIT DES CORDES — par Frédéric Neyrat
Il y a deux manières de composer avec les ténèbres, les ténèbres du son — leur profondeur enveloppante, leur teneur d’abysse revenant de loin et entrainant notre corps vers des parages insoupçonnés. Pour la première, pensez aux films de David Lynch : la gravité du son nous tire vers le bas, elle nous dirige vers les couloirs obscurs où le Mal patiente, elle entre en résonnance avec nos cauchemars, elle plombe la profondeur du corps. La seconde est élévation — mais pensez à une élévation lente, qui se tisse à l’horizontale, comme s’il s’agissait d’abord de charger le corps qui écoute, d’abord de l’accompagner dans sa profondeur afin de trouver, par l’intérieur, une sortie. C’est ce qui nous arrive à l’écoute de Psalmus, composé par Lionel Marchetti en résonnance avec le Psalmus de Krzysztof Penderecki (1961) : au lieu de renforcer le Mal et la confusion, les ténèbres du son favorisent le discernement de l’esprit.
Psalmus, psaume, viennent du verbe psallein, « pincer une corde ». C’est que, dans la Bible, Le Livre des Psaumes, écrit dit-on par le roi David et son fils Salomon, fut à l’origine chanté accompagné par un instrument à cordes pincées ; l’iconographie chrétienne représente ainsi souvent David avec une harpe. Pourtant, on entend aujourd’hui tout autre chose avec le mot psalmodie : récitation sur une seule note dite « teneur » ou « corde de récitation ». Psalmodique sera tout chant qui, répétitif, récitatif logé en une seule note, évoque la monotonie des psaumes à l’office. Tout se passe comme si un rythme de note pincée s’était ralenti ; comme si l’apparente monotonie n’était qu’un piège auditif : écoutez, laissez venir la variation lente, la teneur de ténèbres qui remonte vers la surface du temps, laissez venir le mariage de la lumière et des ténèbres.
Certes, Lionel Marchetti ne pince pas les cordes ; ce sont elles qui fouettent le temps — ici comme dans de nombreuses autres œuvres. Manière de révéler le milieu dans lequel nous sommes plongés ; manière d’interruption de la monotonie. La profondeur de ton ne doit pas conduire à engourdissement, mais à l’éveil. La voix qui susurre une langue imaginaire à l’allure asiatique nous dresse l’oreille sur la volonté de sens des langues. Elle déchire parfois, sous forme de cris, le continuum de son, ou amplifie un espace par écho, invagination dans l’espace musical du dedans. D’étranges mélopées nous interrogent sur le partage du cri animal et de la voix humaine (des « chiens enroués », me dit le compositeur, qui proviennent de quelques fragments sonores traités de la composition originale de Penderecki). Et les chants d’oiseaux — des oiseaux de l’aube — ne nous permettent pas de croire qu’une élévation pourrait s’effectuer sans emporter avec elle le chant de la terre et les éclats de l’air qui composent avec les cloches. La musique ne doit pas annuler le dehors, mais l’incruster, le faire parvenir à l’audible musical sous la forme d’une concrescence. N’est-ce pas d’ailleurs ainsi qu’il faudrait comprendre l’apport de la musique concrète, non pas comme ce qui se rapporte seulement à la matérialité des sons réels, venus du monde ou de la vie quotidienne, mais comme con-crescence, esprit de ce qui relie les choses du monde ?
C’est sans doute à partir d’une telle pensée des relations que l’on pourrait saisir ce qui se transmet de mystique entre Penderecki et Marchetti. Non pas, je l’ai dit, la mystique obscurantiste qui conduit au refus du monde — parce qu’il serait trop raté, trop maléfique. Mais une mystique immanente, qui prend tout avec elle, qui prend le monde à bras le corps, avec langue humaine et sons non-humains, avec machines à son artificiels et sons « naturels » enregistrés. Certaines théories physiques soutiennent aujourd’hui que le monde est composé de cordes vibrantes à une dimension. À l’unisson, ces cordes conspirent peut-être vers ce que certains appellent Dieu, d’autres l’énigme du monde. « Que tout ce qui respire loue l’Éternel ! » nous dit le Psaume 150, que l’on entend dans l’œuvre de Lionel Marchetti. Respirer, conspirer : l’esprit des cordes souffle à travers Psalmus, il permet aux poumons des vivants de transformer le gaz carbonique en éther, en éternel respir.
Frédéric Neyrat — 2013
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