La trouvaille
Nadja ou L’amour fou évoquent des déambulations dans Paris à la recherche de ce que Breton appelle la « beauté convulsive », celle-ci pouvant surgir au détour d’une rue dans la figure d’une femme ou bien sous la forme d’une de ces « trouvailles » qui jalonnent le cours du récit. Dans L’amour fou, il est question des conditions auxquelles doit répondre cette beauté « au sens profond du terme », et c’est au sujet de la troisième condition que l’on peut lire la page suivante, extrêmement dense :
Une telle beauté ne pourra se dégager que du sentiment poignant de la chose révélée, que de la certitude intégrale procurée par l’irruption d’une solution qui, en raison de sa nature même, ne pouvait nous parvenir par des voies logiques ordinaires. Il s’agit en pareil cas, en effet, d’une solution toujours excédente, d’une solution certes rigoureusement adaptée et pourtant très supérieure au besoin. L’image, telle qu’elle se produit dans l’écriture automatique, en a toujours constitué pour moi un exemple parfait. De même, j’ai pu désirer voir construire un objet très spécial, répondant à une fantaisie poétique quelconque. Cet objet, dans sa matière, dans sa forme, je le prévoyais plus ou moins. Or, il m’est arrivé de le découvrir, unique sans doute parmi d’autres objets fabriqués. C’était lui de toute évidence, bien qu’il différât en tout de mes prévisions. On eût dit que, dans son extrême simplicité, que n’avait pas exclue le souci de répondre aux exigences les plus spécieuses du problème, il me faisait honte du tour élémentaire de mes prévisions. J’y reviendrai. Toujours est-il que le plaisir est ici fonction de la dissemblance même qui existe entre l’objet souhaité et la trouvaille. Cette trouvaille, qu’elle soit artistique, scientifique, philosophique ou d’aussi médiocre utilité qu’on voudra, enlève à mes yeux toute beauté à ce qui n’est pas elle. C’est en elle seule qu’il nous est donné de reconnaître le merveilleux précipité du désir. Elle seule a le pouvoir d’agrandir l’univers, de le faire revenir partiellement sur son opacité, de nous découvrir en lui des capacités de recel extraordinaire, proportionnés aux besoins innombrables de l’esprit .
Qu’il s’agisse du « sentiment poignant de la chose révélée » ou bien du « merveilleux précipité du désir », c’est la soudaineté d’une découverte qui est mise ici au premier plan, découverte d’un objet inattendu, imprévu (« il me faisait honte du tour élémentaire de mes prévisions »), - c’est l’irruption violente d’une « solution » inédite et essentielle en ce qu’elle répond au désir qui ne peut être justement satisfait que si la réponse offerte est tout à fait surprenante et « très supérieure au besoin ». Breton note que cette trouvaille ne peut pas nous « parvenir par des voies logiques ordinaires » ; il serait vain en effet de la chercher en essayant de la définir au préalable. Elle est belle au contraire parce qu’elle ne correspond à rien de connu, et ne peut être caractérisée comme un objet spécifiquement artistique (« cette trouvaille, qu’elle soit artistique, scientifique, philosophique ou d’aussi médiocre utilité qu’on voudra, enlève à mes yeux toute beauté à ce qui n’est pas elle ») ; et Breton de conclure sur la capacité de cet objet à « agrandir l’univers », « de nous découvrir en lui des capacités de recel extraordinaire, proportionnés aux besoins innombrables de l’esprit », ce qui pose d’ores et déjà la question du rapport à l’infini sur lequel nous reviendrons.
Le monde est une « forêt d’indices », indices qui paraissent de manière totalement fortuite, même s’il faut souvent provoquer, au lieu du destin, le hasard. Comme dans Nadja, Breton évoque dans L’amour fou le « marché aux puces » à Paris, où il se rend en compagnie de Giacometti. Il y fait la découverte de deux objets qui exerceront une fascination certaine et de plus en plus forte sur lui : « un demi-masque de métal frappant de rigidité en même temps que de force d’adaptation à une nécessité de nous inconnue », et « une grande cuiller en bois, d’exécution paysanne, mais assez belle, me sembla-t-il, assez hardie de forme, dont le manche, lorsqu’elle se reposait sur sa partie convexe, s’élevait de la hauteur d’un petit soulier faisant corps avec elle » . Ces objets célèbres de l’imaginaire surréaliste invitent à la rêverie et sont la source d’associations qui constituent la texture même du récit.
Ce qui caractérise toutefois ces objets, c’est qu’ils sont fabriqués par l’homme. Transformés par le regard, ils deviennent même des objets culturels dont la valeur symbolique est directement associé à l’univers des sociétés humaines. Avec le temps cependant, Breton s’ouvrira à d’autres espèces d’objets, objets extraits du milieu naturel. Arcane 17 et le séjour en Gaspésie représentent sans aucun doute une rupture. Loin de Paris et des foires à la brocante, Breton se laisse séduire par des objets naturels. Un signe précurseur de cette évolution est l’évocation dans L’amour fou du monde cristallin dans la Grotte des Fées près de Montpellier, qui amène Breton à faire l’éloge du cristal : « Nul plus haut enseignement artistique ne me paraît pouvoir être reçu que du cristal. L’œuvre d’art, au même titre d’ailleurs que tel fragment de la vie humaine considérée dans sa signification la plus grave, me paraît dénuée de valeur si elle ne présente pas la dureté, la rigidité, la régularité, le lustre sur toutes ses faces extérieures, intérieures, du cristal » . Plus loin, il est question des madrépores : « L’inanimé touche ici de si près l’animé que l’imagination est libre de se jouer à l’infini sur ces formes d’apparence toute minérale, de reproduire à leur sujet la démarche qui consiste à reconnaître un nid, une grappe retirés d’une fontaine pétrifiante » . Soulignons ici ce « à l’infini » associé à une forme « d’apparence toute minérale », car il semble bien que ce soit le propre du cristal et des minéraux, par leurs reflets et leur éclat, d’exciter infiniment l’imagination. Une esthétique de la forme indéfinissable, incertaine, des « figurations accidentelles » se dessine ici, qu’il faudra tenter d’approcher. Elle n’est rien sans le désir qu’elle provoque et recrée sans cesse.
La rencontre des pierres
C’est dans le Lot, où après-guerre André Breton a fait l’acquisition d’une maison à Saint-Cirq Lapopie , que les pierres deviendront les objets de fascination autour desquels la pensée du poète ne cessera de graviter. « L’an dernier, écrit-il dans Perspective cavalière, à l’approche, sous la pluie fine, d’un lit de pierres que nous n’avions pas encore exploré le long du Lot, la soudaineté avec laquelle nous « sautèrent aux yeux » plusieurs agates, d’une beauté inespérée pour la région, me persuada qu’à chaque pas de toujours plus belles allaient s’offrir et me maintint plus d’une minute dans la parfaite illusion de fouler le sol du paradis terrestre » . En même temps qu’il raconte cette découverte du monde minéralogique, associé notons-le à l’Eden, Breton évoque à de nombreuses reprises la figure du poète romantique allemand Novalis, qui semble le guider dans cette découverte si l’on considère le nombre de références qui sont faites à l’œuvre de ce dernier en l’espace de quelques pages. Dans « Sur l’art magique », il est question d’« un très grand esprit comme Novalis », auquel il est tout d’abord rendu hommage parce qu’il a su justement initier ce rapprochement entre art et magie et inventer la formule que reprend Breton. « Ce qui nous retient dans l’idée que Novalis s’est faite de l’« art magique », peut-on lire ensuite, c’est qu’elle est à la fois assimilation des données ésotériques qui concourent à le définir, en même temps qu’appréhension géniale d’un besoin d’investigation et d’intervention extra-rationalistes (on dira de nos jours surrationalistes) qui ne vas faire que se creuser et s’aiguiser jusqu’à nous » . Bref, du romantisme au surréalisme, il n’y a qu’un pas, et il existe une lignée d’esprits qui, de Paracelse à Swedenborg, de Novalis à Breton, fonde cet « art magique » devenu le nouveau mot d’ordre du surréalisme après la seconde guerre mondiale. Comme si l’auteur des Champs magnétiques, en mal d’« alliés substantiels », sans doute esseulé après la disparition d’Eluard, la rupture avec Aragon ou l’éloignement de Char, devait aller recruter de nouveaux membres dans le passé littéraire, quitte à faire acte d’allégeance. On se trouve donc ici à un curieux carrefour du surréalisme, qui ne manque pas d’intriguer, surtout lorsqu’on lit cette remarque un peu plus loin : « Il est dommage - du moins pour le profane - qu’il se soit exprimé sur l’art magique à mots couverts ». Et Breton de citer ces lignes du poète-philosophe : « La mathématique, nous dit-il, ne concerne que le droit, que la nature et l’art juridiques, mais non point la nature et l’art magiques. Les deux ne deviennent magiques que par leur moralisation. L’amour est le principe qui rend la magie possible. L’amour agit magiquement » . Il est frappant que le théoricien surréaliste s’arrête à ces lignes, à cette définition « à mots couverts » de l’art magique, à un endroit où visiblement Novalis ébauche une encyclopédie romantique qui, contrairement à ce que croit Breton, n’a pas pour fonction de dépasser les sciences et la rationalité, mais plutôt de les englober dans une approche mystique et poétique de l’infini. Il s’agit de « moraliser l’univers », soit de révéler un ordre supérieur à tous les systèmes qui ont prévalu jusqu’à maintenant. Breton interprète cette moralisation comme une « spiritualisation ». Soit, mais la transposition d’un mot dans un autre, peut-être plus découvert, ne nous aide pas à comprendre le cheminement intellectuel de Novalis et surtout ce qu’il entend par « art magique ». D’où la question centrale pour nous du rapport du romantisme avec la rationalité : peut-on vraiment assimiler celui-ci au surréalisme une fois qu’on en sait un peu plus sur l’usage des sciences, et en particulier de la minéralogie, dans le romantisme de Novalis ? Cela demande d’aller voir ce qui se cache derrière les mots qui, comme on le sait, voile souvent plus qu’il n’explique.
Le 25 mai 1790, un prêtre, du nom de Theodor Elten, écrit à un jeune homme pour le remercier d’un envoi de minéraux : « J’ai particulièrement aimé l’agate iris, les mellites d’Artern, le cobalt, la pisolithe et la calcédoine. Tout le reste est beau. Ces pièces sont particulièrement agréables. Mille fois merci, mon cher Fritz » . Le jeune collectionneur auquel s’adresse l’ami prêtre s’appelle Friedrich von Hardenberg, âgé alors d’une vingtaine d’années. Quelques années plus tard, il sera connu sous le nom d’auteur de Novalis. Qu’un nom recouvre un autre, cette réalité est emblématique de toute la vie et même de l’œuvre dont il est question. Car derrière l’œuvre littéraire et poétique fut longtemps cachée une activité scientifique et professionnelle véritablement inouïe, mal connue pendant un siècle et demi, et que Breton lui-même connaissait sans doute très mal.
Pendant en effet deux années, en 1798 et 1799 pour être exact, Novalis suivit une formation d’assesseur des salines à l’Académie des mines de Freiberg, en Saxe, à l’époque l’une des écoles les plus réputées d’Europe dans son domaine. Alexander von Humboldt, le futur naturaliste et explorateur du continent sud-américain, en avait été l’élève ; mais surtout, cette académie était dirigé par l’un des plus éminents minéralogistes et géologues de son temps, Abraham Gottlob Werner, dont la figure réapparaît dans Les disciples à Sais, celle du Maître qui « s’entend à réunir les traits qui sont épars de tous côtés » :
Une clarté singulière s’allume en son regard, quand les Runes sublimes sont ouvertes devant nous et qu’il épie en nos yeux le lever de l’étoile qui doit nous rendre visible et intelligible la Figure. S’il nous voit tristes, et que la nuit ne cède pas, il nous console, et promet au voyant assidu et fidèle une fortune meilleure. Souvent il nous a dit comment, en son enfance, le désir d’exercer ses sens, de les occuper et de les satisfaire ne lui laissait aucun repos. Il contemplait les étoiles, et sur le sable, il imitait leur position et leur cours. Il regardait sans cesse dans l’océan de l’air ; et ne se lassait point d’admirer sa clarté, ses mouvements, ses nuages, ses lumières. Il rassemblait des pierres, des fleurs, des insectes de toute espèce, et les plaçait de mille façons diverses, en lignes devant lui. (...) Peu à peu, il rencontra partout des objets qu’il connaissait déjà, mais ils étaient étrangement mêlés et appariés, et ainsi, bien souvent, d’extraordinaires choses s’ordonnaient d’elles-mêmes en lui. Il remarqua bientôt les combinaisons qui unissaient toutes choses, les conjonctures, les coïncidences. Il ne tarda pas à ne plus rien voir isolément. En grandes images variées se pressaient les perceptions de ses sens. Il entendait, voyait, touchait et pensait en même temps. Il aimait à réunir des étrangers. Tantôt les étoiles lui semblaient des hommes, tantôt les hommes des étoiles, les pierres des animaux, les nuages des plantes. Il jouait avec les forces et les phénomènes .Voir dans ce Maître une simple figure littéraire et ne lire ce texte que dans la perspective du « mysticisme » de Novalis serait passer à côté d’une réalité autrement plus riche et fascinante, celle du séjour à Freiberg lors duquel Friedrich von Hardenberg fit la connaissance de Werner chez qui se trouvaient réunies la rationalité scientifique et des capacités d’observation et de sensation qui lui permettent d’échapper à l’espace confiné du laboratoire. Lorsque Novalis écrit que le Maître « entendait, voyait, touchait et pensait en même temps », cela correspond tout à fait à la démarche de Werner, pour lequel la connaissance du monde minéral ne pouvait être atteinte que par une approche de tous les sens en même temps que de l’esprit analytique. Seule la sensation pouvait permettre de rapprocher ce que l’esprit, dans l’acte d’observer et de distinguer, dissociait. Ainsi, le savant ne se contente pas de classer les pierres selon leurs couleurs et leur apparence, mais il les touche, les goûte, fait intervenir les cinq sens dans l’opération de reconnaissance des minéraux. Il se méfie des systèmes basés sur un nombre de critères limité ou sur une seule discipline, comme la minéralogie de Haüy, savant français de l’époque qui a élaboré une cristallographie uniquement fondée sur la géométrie .
Dans les Cahiers de Freiberg - ensemble de notes sur les sciences prises par Hardenberg-Novalis pendant ses études de géologie -, mais aussi dans le Brouillon général, écrit pendant la même période, on trouve de nombreuses réflexions sur le système minéralogique, à partir d’une critique d’un traité rédigé par son maître au tout début de sa carrière. Novalis voit dans la minéralogie la science du mélange par excellence ; en cela elle ne peut qu’être le modèle de l’organon romantique, « organon scientifique, vivant » (ein lebendiges, wissenschaftliches Organon hervor) , comme on peut lire dans une lettre du poète adressée à Friedrich Schlegel. On comprend donc que la fascination initiale exercée par le monde des pierres chez le jeune collectionneur n’est pas séparable d’un questionnement sur une forme de rationalité étendue à une matière qui semble a priori inorganisable, anarchique. Le terme de « surrationalité » proposé par Breton mérite bien d’être interrogé lorsqu’il s’agit de l’art magique proposé par Novalis. Car l’art romantique pourrait être défini comme une technique, si l’on considère, à l’encontre de toutes les idées reçues sur le romantisme allemand, que, pour les penseurs de l’Athenäum, la tekhnè est originelle, interne à la matière, et qu’elle n’est pas le produit d’une culture humaine opposée à la nature brute . Kant ne parle-t-il pas à plusieurs reprises dans sa Critique de la faculté de juger d’une « technique de la nature » ? Surrationalité : le mot est séduisant, à condition de voir dans ce concept non pas la négation de la raison mais son extension à l’infini.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit chez Novalis : d’une raison infinie, ou plutôt : allant à l’infini, plus proche qu’on ne le croit de la pensée des Lumières telle qu’elle se trouve énoncée par Condorcet dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, œuvre d’ailleurs commentée par Friedrich Schlegel , pour lequel la notion de « perfectibilité infinie » devait être au centre d’une nouvelle philosophie de l’Histoire. Le romantisme allemand n’est pas un retour à l’occultisme et à l’alchimie, comme pourrait le laisser croire les pages intitulées « Langues des pierres » dans Perspective cavalière. Breton se tourne notamment vers Henri d’Ofterdingen où le vieux mineur parle des montagnes comme d’un « jardin enchanté ». C’est en quelque sorte la pointe romanesque de l’iceberg, cachant la partie immergée des milliers de notes prises en sciences exactes. Sans elles, il est difficile de comprendre ce qui se trame dans l’écriture la plus littéraire de Novalis. La poésie et l’art en général ne sont pas la négation de la raison, mais plutôt ce que les romantiques aiment appeler sa « potentialisation », son ouverture infinie à ce qui, dans la nature même, la dépasse en force et en ingéniosité. Comme le roman suppose le savoir scientifique, l’art romantique englobe toutes les autres disciplines, dont les sciences, car la connaissance de l’infinie complexité de l’esprit et du monde ne peut être qu’une connaissance symbolique . Loin de vouloir opposer les différentes facultés humaines, ce qui le distingue à la fois des Lumières et du surréalisme, le romantisme allemand et Novalis en son cœur affirment leur possible harmonisation.
Breton voit dans la pierre ramassée un objet mystérieux et fascinant. Il fait partie de ceux que « les savantes classifications des minéralogistes (...) laissent intégralement sur leur faim », ces derniers ne représentant à ses yeux « qu’une catégorie de ces « éloquents naturalistes » qui s’en tiennent au visible et au palpable et dont Claude de Saint-Martin a pu dire qu’« ils trompent notre attente en ne satisfaisant pas en nous ce besoin ardent et pressant, qui nous porte moins vers ce que nous voyons dans les objets sensibles, que vers ce que nous n’y voyons pas » » . L’objet minéral ne fascine donc que par la décharge onirique qu’il peut provoquer en nous. Il est le vecteur d’une connaissance intérieure liée à l’univers personnel du désir. Breton ne se sent en vérité attiré que par ces pierres qui fonctionnent comme des clés ouvrant sur le monde de la vie onirique, et il parle à plusieurs reprises de « minéralogie visionnaire », à laquelle il rattache Novalis. Les lignes suivantes sont significatives de ce que Breton attend de la rencontre avec une pierre déterminée : « Entre les pierres d’alluvion d’une rivière comme le Lot - pour m’en tenir à ce que je puis le mieux connaître - j’ai cru maintes fois constater que celles qui, au cours d’une recherche à plusieurs, se désignent, par leurs qualités de substance ou de structure, à l’attention de chacun d’entre eux sont celles qui offrent avec sa complexion particulière le maximum d’affinités. Il me paraît certain que, sur le même parcours, deux êtres, à moins de se ressembler étrangement, ne sauraient ramasser les mêmes pierres, tant il est vrai qu’on ne trouve que ce dont on éprouve en profondeur le besoin et quand bien même un tel besoin ne trouverait à s’assouvir que de manière toute symbolique » . Or de telles rencontres ne sont pas étrangères au romantisme. Une fois constaté que Novalis fut aussi homme de sciences et qu’il ne renonça pas aux pouvoirs de la raison en acceptant notamment de s’intéresser aux « savantes classifications des minéralogistes », il faut cependant s’interroger sur la conception de la magie que celui-ci put avoir, et se demander si la raison étendue à l’infini que nous évoquions plus haut ne se rapproche pas des affinités électives entre l’homme et la pierre dont Breton fait l’éloge.
Idéalisme et art magique
Dans les Fragments logologiques, Novalis définit la magie comme « l’art d’utiliser à volonté le monde des sens » . « Dans l’époque de la magie, écrit-il encore, le corps sert l’âme, ou le monde des esprits » . Il y va d’un bon usage des sens et du monde extérieur, qui actuellement accaparent notre âme, dite « absolument vide de sens », en vue de ce que Novalis appelle avec Fichte le « Moi absolu ». Or ces fragments suivent les fameux Grains de pollen qui, comme on le sait, font du « chemin vers l’intérieur » la voie royale de la philosophie romantique : « Nous rêvons de voyages à travers l’univers - Mais l’univers n’est-il pas en nous ? Nous ne connaissons pas les profondeurs de notre esprit - Le chemin mystérieux va vers l’intérieur. En nous et nulle part ailleurs est l’éternité avec ses mondes - le passé et le futur » . Mais il ne faut pas oublier le chemin inverse, aussi essentiel : « L’autoextériorisation est la source de tout abaissement, et autant au contraire la cause de toute véritable élévation. Le premier pas sera le regard vers l’intérieur, la contemplation isolante de notre Soi. Celui qui s’arrête à ce point a fait la moitié du chemin. Le second pas doit être un regard efficace vers le dehors, l’observation active, soutenue du monde extérieur » . Le véritable mage est celui qui sait accomplir les deux opérations, l’une de suspension du regard vers le monde extérieur pour se concentrer uniquement sur l’univers intérieur, l’autre une « observation active, soutenue du monde extérieur ». L’idéaliste magique - qui cherche un « sujet merveilleux » - doit être complété par un réaliste magique, lequel désire un « objet merveilleux » , l’un comme l’autre étant atteints par ce que Novalis appelle des « maladies logiques ». Abordées d’un point de vue « logologique », ces deux maladies peuvent cependant être guéries par une alternance de ce qu’on pourrait appeler des « régimes de pensée », et c’est ce que tâche de faire l’auteur du Brouillon général en prônant l’étude des sciences selon une méthode dynamique, ouverte à la variété infinie des observations et des jugements. Il n’y a pas d’un côté un sujet définissant l’objet, ou bien de l’autre un objet affectant un sujet passif, mais un échange sujet-objet infini.
En même temps qu’il s’intéressait à la systématique minéralogique, Novalis lisait les alchimistes, et notamment Libavius (1550-1616), dont il possédait l’ouvrage intitulé Alchemia. Ralf Liedtke a montré comment ce recours à l’alchimie correspondait à une volonté de faire coïncider art et technique, dans un désir de rupture avec la science moderne pour laquelle les Beaux-Arts n’avait pour seule fonction que d’offrir une expérience d’ordre esthétique. Dans la tradition hermétique, la nature est une réalité dynamique et créatrice à travers l’étude de laquelle l’existence divine peut être expérimentée. Transmuter la matière, faire œuvre d’alchimiste, c’est s’approcher de l’ingéniosité et de la créativité de Dieu conçu comme un esprit vivant dans la matière. Novalis ne séparait pas science et religion et voyait dans la chimie ou la minéralogie une possibilité d’expérimenter avec les éléments sur un mode alchimique . Relevons ici que dans son texte intitulé « Sur l’art magique », Breton évoque les Gnostiques et la « conception de l’œuvre d’art comme objectivation sur le plan matériel d’un dynamisme de même nature que celui qui a présidé à la création du monde » .
Le système minéralogique romantique est conçu comme une combinatoire devant permettre de varier les points de vue à l’infini sur les minéraux collectés. Ce rêve se trouve transposé dans l’univers du conte. Si l’un des jeunes disciples de Saïs est d’abord maladroit (il est écrit qu’« il avait peine à voir au loin et ne parvenait pas à disposer avec art les lignes variées »), il arrive un jour cependant où celui-ci découvre l’harmonie universelle, symbolisée par une pierre :
Un jour, - c’était avant que l’enfant fût entré dans notre cercle - il devint tout à coup adroit et joyeux. Triste, il s’en était allé, il ne revenait pas ; et la nuit s’avançait. Nous étions fort inquiets. Soudain, au lever de l’aurore, nous entendîmes sa voix en un bosquet voisin. Il chantait un chant joyeux et sublime. Nous étions étonnés. Le Maître jeta du côté de l’aurore un regard comme je n’en verrai jamais plus. Le chanteur fut bientôt parmi nous, et, une béatitude indicible peinte sur le visage, nous apportait une humble pierre d’une forme singulière. Le Maître la prit dans sa main, embrassa longuement son disciple, puis il nous regarda, les yeux mouillés de larmes, et mit cette pierre à un endroit vacant parmi les autres pierres, là tout juste, où, comme des rayons, plusieurs lignes se rencontraient.
Dans les Cahiers de Freiberg, il est question de la « pierre infinie » , rassemblant en elle toutes les combinaisons minéralogiques possibles, pierre parfaite donc, mais qui surgit dans le conte sous la forme d’une « humble pierre d’une forme singulière ». Elle est à la fois l’idéal d’une philosophie ouverte à l’infini, comme celle de Leibniz, et l’objet d’une rêverie théosophique.
Que Breton ait pu être durablement impressionné par de telles scènes ne surprend guère lorsqu’on connaît son goût des « trouvailles », telles ces agates qui lui « sautèrent aux yeux » lors de ces promenades dans le Lot. Mais si Novalis conciliait avec force son souci de l’exactitude scientifique avec l’émotion esthétique et religieuse, il faut se demander quelle signification exacte l’objet minéral pouvait revêtir aux yeux du poète surréaliste., dans le cadre de cet « art magique » qu’il faisait descendre directement du romantisme allemand.
Dans un récent ouvrage sur André Breton et Saint-Cirq-Lapopie, Joël Cornuault se demande si la découverte de cette petite cité et des environs représenta pour le poète un tournant dans son œuvre. Lui qui était tellement préoccupé par les images oniriques et par l’imaginaire, put-il s’ouvrir à la beauté brute des lieux et l’exprimer ? Et saisissant les galets du Lot, se laissa-il entraîné par l’univers géographique et géologique qui l’entourait ou bien ces objets, de par la fonction magique qui leur était attribuée, servirentt-ils avant tout à alimenter la rêverie toute personnelle ? Il semble, nous dit Joël Cornuault, que ce soit cette dernière hypothèse qui doive être privilégiée : « Les paysages d’élection d’André Breton, en effet, proches comme Saint-Cirq, ou lointains, à Tenerife, au Mexique, en Gaspésie, ne sont jamais essentiellement prisés pour eux-mêmes. Je veux dire pour la beauté immédiate et formelle de leur relief, de leur flore ou de leur faune, mais en fonction de ce qu’ils rappellent, ou révèlent à l’imagination, au sens vague de l’expression. Tant il est vrai que les rapports de Breton avec le visible, la nature, la géographie semblent profondément médiatisés par des objets, des tableaux, quelque écrit littéraire ou œuvre artistique. (...) En présence d’un lieu, habité ou non, Breton cite, renvoie à d’autres paroles, provoque des rapprochements artistiques et historiques, destinés à lui épargner toute narration pittoresque. (...) Pour Breton, un paysage n’est pas une réalité d’ordre géographique qu’il faudrait traduire dans la sincérité du travail et du rendu littéraire (avec l’espoir de réduire l’écart entre la perception et l’expression). C’est un cryptogramme, un message venu des temps immémoriaux, chargé de lui révéler, comme ces pierres talismaniques ramassés près d’Arcambal, des richesses enfouies, dissimulées, refoulées, voire réprimées par la civilisation (...) » . La pierre est donc une invitation au voyage intérieur, à travers un monde de signes qui se trouvent reliés plus ou moins accidentellement avec la trouvaille : tout du monde extérieur ramène à soi, à un univers d’images nourries par le désir et la recherche d’un univers utopique. Le paysage et l’objet lui-même s’en trouvent métamorphosés, voire effacés dans ce qu’ils ont de plus « humbles », pour reprendre l’adjectif choisi par Novalis pour caractériser la pierre découverte par le jeune disciple.
Ce qui semble toutefois justifier pleinement l’ascendance romantique dont se réclame Breton pour son art magique, c’est bel et bien la pensée utopique qui relie en profondeur l’œuvre fulgurante de Novalis et le surréalisme français. L’idée de progrès affirmée par les Lumières aussi bien que l’idéal encyclopédique sont repris par les romantiques allemands sur un mode eschatologique et foncièrement mystique. La « pierre infinie » représente cette utopie d’une connaissance absolue obtenue par le développement exponentiel du système, même si la connaissance dont il est question s’exprime autant à travers des symboles mathématiques que par le chant ou le poème. Pensées toujours portées vers l’avant, romantisme et surréalisme se retrouvent dans ce mouvement de négation du présent, en vue d’un avenir peu à peu dévoilé par la parole poétique, plus totalisante dans la perspective romantique puisqu’elle englobe les sciences, fondamentalement intransigeante du côté surréaliste lorsqu’il s’agit de connaissance exacte, toujours dénoncée comme un appauvrissement de la subjectivité.
C’est le désir qui est au cœur de la recherche surréaliste autant que romantique. L’objet trouvé représente une « solution toujours excédente, (...) une solution certes rigoureusement adaptée et pourtant très supérieure au besoin », écrit Breton. On se souvient ce que celui-ci écrivait par ailleurs dans L’amour fou à propos de la trouvaille : « C’est en elle seule qu’il nous est donné de reconnaître le merveilleux précipité du désir. Elle seule a le pouvoir d’agrandir l’univers, de le faire revenir partiellement sur son opacité, de nous découvrir en lui des capacités de recel extraordinaire, proportionnés aux besoins innombrables de l’esprit » . Breton comme Novalis ne recherchent pas une adéquation de la représentation et de l’objet, mais visent une extension de la perception et de la sensation, une ouverture, à travers l’expérience du désir, aux puissances non décelées de la matière et de l’esprit, en ce point où tous deux « harmonisent ».