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Entre les mondes : le fil rouge de l’écriture 

Textes et contextes du savoir anthropologique

samedi 17 septembre 2022, par Cécile Vibarel


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Convergence de Jackson Pollock, huile sur toile, 1952.

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Entre les mondes : le fil rouge de l’écriture
Textes et contextes du savoir anthropologique

« Nous évoluons perpétuellement avec la conscience
de cet « autre » totalement étranger, non humain :
bourdonnant à l’intérieur de nous comme un tambour tendu
esquivant soigneusement toute réflexion trop explicite à son sujet
attentifs à la chair et à la pierre du monde réel. 
 »
Gary Snyder (Burning, 1960)

Si l’ethnographie peut se définir comme «  l’écriture des cultures » (F. Laplantine, 2015), ne dissociant pas l’étude des cultures (ethnos) de la question de l’écriture (graphé) et faisant même de cette relation sa spécificité, on peut dire que le défi de l’écriture anthropologique est celui d’une double contrainte qui se fonde sur la rigueur scientifique mais se donne comme exigence de formuler des savoirs partageables, compréhensibles par tous, tout en restant fidèles à la parole de ceux qui les ont produits.

Cette relation spécifique renvoie ainsi à un paradoxe entre d’un côté la science anthropologique qui revendique une certaine objectivité dans l’observation des faits de terrain et la pratique de l’écriture qui renvoie à la subjectivité de la littérature. Or, si la littérature et l’anthropologie ont en commun d’être des discours, on peut souligner que l’anthropologie relève d’une poétique au même titre que la littérature et que cette situation implique de s’interroger sur la position très particulière de la production du savoir de l’anthropologue, lequel doit rendre compte de ses connaissances à partir d’une expérience unique et personnelle qui implique forcément sa sensibilité. C’est pourquoi, plus que toute autre science peut-être, l’anthropologie se doit de restituer, dans et par le texte, les conditions sensibles d’un contexte, à partir duquel son savoir s’est élaboré.

Aux origines de la discipline : la légitimité d’un savoir sensible

L’ethnologie française se constitue en tant que science dans les années 20. Marcel Mauss, qui fonde l’Institut d’Ethnologie de Paris en 1926, va former, avec Paul Rivet, la première génération d’ethnologues de terrain, pendant l’entre-deux-guerres, suivant les règles de la monographie ethnographique dont le modèle est fixé par Mauss lui-même (climat et géographie, organisation sociale, technologie, vie familiale et sociale, économie, droit, religion). Tous les ethnologues qui avaient suivi l’enseignement de Mauss à l’Institut d’Ethnologie partirent donc sur le terrain avec ce modèle en tête et publièrent à leur retour un livre - il s’agissait généralement de leur thèse - qui en respectait, à peu de chose près, le canevas. Mais, à leur retour, presque tous écrivent ce que Vincent Debaene a appelé le « deuxième livre » (Vincent Debaene, 2010) qui relate leur expérience personnelle et leur rapport subjectif au terrain. Ce deuxième livre, plus accessible, publié par des maisons d’éditions généralistes, est aussi plus littéraire.

Si Mauss suggérait déjà, en 1947, que les ethnologues devaient non seulement être des historiens ou des statisticiens, mais aussi des «  romanciers capables d’évoquer la vie d’une société tout entière », il s’agissait pourtant de faire entrer l’ethnologie dans un âge scientifique et de rompre pour cela avec la tradition exotique des récits de voyage autant qu’avec la philosophie des érudits de cabinets. L’ethnologie française devait se fonder scientifiquement sur l’étude du document et sur l’observation des faits de terrain d’où, sans doute, une sorte de scission, dans la tradition française, entre la science académique (la production de la thèse) et l’écriture littéraire du rapport au terrain chez nombre d’ethnologues dont les travaux scientifiques ont donné lieu à ces récits fictionnalisés de l’anthropologie que sont, notamment, Tristes tropiques de Lévi-Strauss, L’Afrique fantôme de Michel Leiris, Les Flambeurs d’hommes de Marcel Griaule, Mexique, terre indienne de Jacques Soustelle, L’Île de Pâques d’Alfred Métraux. Cette tradition française s’est poursuivie ensuite, quoi que sous d’autres formes, avec des ouvrages comme L’Afrique ambiguë de Georges Balandier, Nous avons mangé la forêt de Georges Condominas, La Mort sara de Robert Jaulin, Chronique des Indiens guayaki de Pierre Clastres ou encore Les lances du crépuscule de Philippe Descola.

Ce second temps de la recherche, sous « forme d’auto-analyse critique destinée à un plus grand nombre de lecteurs » (N. Martin, 2021), pose la question de la légitimité d’un savoir sensible dont l’orientation trop littéraire, voire fictionnelle, peut constituer ce que Clifford Geertz (1996) considérait à juste titre comme une possible «  menace du subjectivisme, du relativisme ou du particularisme, d’une incapacité générale à produire une connaissance solide et fiable du monde réel ». En fait, la prise en considération de la part de subjectivité inhérente à toute approche scientifique des faits humains non seulement ne peut desservir l’anthropologie mais assure au contraire, à cette dernière, d’en assumer ses propres failles ou fragilités. Comme le dira Roland Barthes (1984), «  l’objectivité (…) est un imaginaire comme un autre » et l’écrit scientifique ne peut échapper totalement à la catégorie de l’imaginaire. Voulant récuser la forme littéraire pour fonder leur science, les ethnologues y reviennent au contraire, nécessairement, fut-ce dans un « second livre ». D’où vient donc une telle nécessité ?

L’épreuve du terrain : « Une expérience à faces multiples »

Il y a déjà deux décennies paraissait, en 2004, un ouvrage percutant, « Les non-dits de l’anthropologie », dans lequel l’anthropologue Sophie Caratini (nouvelle édition, 2012) interrogeait la question cruciale de la subjectivité au coeur de la démarche et de l’écriture anthropologiques. À partir d’un terrain difficile en Mauritanie (Les enfants des nuages, nouvelle édition 2022), elle revenait par ce travail réflexif sur son expérience personnelle et sur les conditions sensibles de sa recherche, souhaitant restituer ce qu’elle considère être « la part manquante » de l’approche réflexive propre à la démarche scientifique.

Dans la formation anthropologique d’abord, elle souligne bien le fait que « rares sont les professeurs qui abordent la véritable question du terrain, celle du choc des cultures, car comment parler d’une expérience sans la raconter ? sans dire ce qu’on a vécu ? Et comment proposer une méthode d’enquête à partir d’une aventure personnelle ? On se tait, donc, sur sa propre pratique, et on fait de l’apprentissage de la méthode une question technique ». Pour le chercheur novice, l’expérience du terrain est une expérience de décentrement, de remise en question intellectuelle et personnelle, voire d’errance et « parce qu’on ne lui avait jamais rien dit sur cette errance, il n’osera jamais rien en dire ».

Ensuite, elle rappelle que c’est précisément par cette expérience de perte, de « trou » que quelque chose peut advenir de l’ordre d’une intuition et d’un savoir qui renvoie aussi à « un Ça-voir ». Et « c’est de la résolution du conflit interne, vécu, entre les deux logiques, du fait de leur relative incompatibilité que va naître l’écriture. Tant que persiste ce conflit interne, inhérent à tous les dédoublements qu’il a dû opérer, le chercheur ne peut rien dire ».

Ce que Sophie Caratini soulignait ainsi dans son travail de réflexion sur la démarche anthropologique, c’est bien, in fine, « la valeur heuristique du traumatisme du “terrain” et le rapport thérapeutique que la sublimation par l’écriture entretient non seulement avec ce moment vécu, mais avec l’ensemble de l’itinéraire qui l’a précédé et dont il participe. Elaborer cette nouvelle histoire de la discipline éclairerait sans nul doute l’analogie étroite de l’anthropologie et de la littérature, phénomène régulièrement évoqué mais jamais analysé, et qui dépasse de très loin la question du registre de l’écriture ». Ainsi, on peut dire, avec Michel Leiris (1988), que l’expérience ethnographique, tout comme celle du voyage et de son récit, est «  une expérience à faces multiples et certainement l’une des plus complètes qu’il soit donné de faire à un individu conscient ».

En fait, deux problèmes se posent pour l’anthropologie. Le premier problème concerne la traduction, par le chercheur, d’une culture dans une autre. Ensuite, le chercheur est confronté à la question de la forme d’écriture par laquelle rendre le plus adéquatement possible son travail de terrain. Ces deux problématiques ont été largement approfondies par Clifford Geertz, un des spécialistes les plus éminents des études sur « les cultures comme des textes ». Après avoir proposé une méthode spécifique de travail, «  la description dense  », Geertz (1973, 1998) aborde plus directement, dans son ouvrage «  Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur » (1996), la question de l’écriture anthropologique elle-même et de ses liens avec la littérature. Il ne s’agit plus ici de s’interroger sur des phénomènes, ou des choses, mais sur ce qui est dit de ces phénomènes, à travers des discours et des représentations. L’anthropologue ne fait-il donc toujours qu’interpréter ce qui lui est donné à entendre et à voir ?

Ce qui est sûr, c’est que les faits observés sur le terrain sont saisis par l’intermédiaire des sens et décrits au moyen du langage. Or, comme le rappelle G. Lenclud (1995), « on ne voit que ce que l’on regarde » et décrire c’est déjà interpréter. Pour autant, « la reconnaissance du phénomène de la relativité conceptuelle et théorique – les choses observées et décrites portent en elles l’empreinte du langage qui sert à les dire, des concepts utilisés pour les saisir, de la perspective théorique prise sur elles – ne conduit aucunement à admettre la relativité absolue des énoncés d’observation  ».

Concernant la question de l’écriture anthropologique, Geertz a démontré, en tout cas, que les anthropologues utilisent bien, comme les écrivains, des procédés rhétoriques et des effets littéraires. Il souligne même que, comme les grands écrivains, certains anthropologues ont su transmettre aux lecteurs une vision du monde particulière, une atmosphère. Reste que pour s’approcher au plus près d’une certaine « réalité » scientifique, les anthropologues se doivent de décrire le plus finement possible les modalités utilisées pour transcrire les émotions rencontrées pendant la recherche. C’est à cette condition seulement que peut s’élaborer une « science humaine  ». Et c’est aussi pourquoi la question de l’implication subjective du chercheur sur le terrain, et sa restitution dans et par l’écriture, est aussi décisive.

C’est cette même problématique de l’écriture anthropologique que reprend, à son tour, l’ethnologue Nastassja Martin en la resituant à partir de son travail d’ethnographe en terrain animiste, que ce soit en Alaska ou au Kamtchatka russe. Là encore, c’est à partir de ses expériences singulières de terrain, chez les Gwich’in d’Alaska d’abord, puis chez les Even du Kamtchatka russe, que N. Martin puise les éléments de sa réflexion sur l’enjeu de l’écriture anthropologique : « J’écris depuis des années autour des confins, de la marge, de la liminarité, de la zone frontière, de l’entre-deux-mondes ; à propos de cet endroit très spécial où il est possible de rencontrer une puissance autre, où l’on prend le risque de s’altérer, d’où il est difficile de revenir  ». La valeur heuristique du terrain tient essentiellement dans cette rencontre avec une puissance autre qui implique la transformation de celui ou celle qui a vécu une telle expérience. Comment, dès lors, rendre compte, par l’écriture, et sous quelle forme, d’une telle opération ?

Pour N. Martin (2021), «  c’est depuis cet espace laissé vacant en lui-même, naissant de la perte du monde qui l’a accueilli et de l’impossibilité de « rentrer chez soi » complètement, que commence le travail de composition, et que se pose la question de la forme et du style à donner à cette composition. Faut-il lisser les réflexions contradictoires apparues avec la désillusion d’une problématique de départ qui s’est effondrée face à un terrain qui n’est pas/plus celui auquel on s’était attendu ? Comment équilibrer la balance entre la description de situations vécues souvent complexes, voire chaotiques, et l’analyse nécessairement ordonnée, voire polie, de manières d’être au monde différentes des nôtres ? Et enfin, que faire de la relation particulière tissée entre soi et ceux qui nous ont accueillis chez eux, permettant que quelque chose se recompose dans un état de monde délabré ?  »

N. Martin s’interroge donc sur ce qui peut nous guider à travers ce cheminement chaotique. « En ethnographe je répondrais : les discours des personnes que nous suivons et parmi lesquelles nous avons vécu. Mais là encore, comment les traduire puis les reformuler dans les termes les plus proches de ceux par lesquels ils ont été prononcés, non seulement pour les décrire mais pour qu’ils puissent produire un savoir partageable ici même ? Une difficulté surgit d’emblée : comment restituer l’atmosphère au sein de la recherche sans être taxé de faire de la « littérature » et d’avoir renoncé à la science ? Voilà une problématique à laquelle sont confrontés tous les anthropologues depuis que leur domaine d’investigation s’est stabilisé en champ disciplinaire  ».

Le corps de l’ethnographe

L’expérience singulière vécue sur le terrain Even de N. Martin a ceci de passionnant, concernant toutes ces questions, qu’elle nous met en prise directe avec ce qui se joue comme altération de soi dans la rencontre avec l’Autre. Outre que c’est directement dans son corps que l’altération opère, la rencontre de l’ethnologue avec un ours, qui la défigure et la transforme à jamais, ouvre une zone liminaire, un territoire de rencontre avec le réel dont elle revient transfigurée et dont elle a quelque chose à dire qui nous concerne tous. «  Mon corps après l’ours après ses griffes, mon corps dans le sang et sans la mort, mon corps plein de vie, de fils et de mains, mon corps en forme de monde ouvert où se rencontrent des êtres multiples, mon corps qui se répare avec eux, sans eux ; mon corps est une révolution » (Croire aux fauves, 2019). Comment rendre compte d’une telle jonction avec l’indicible que la rencontre avec l’Altérité a révélé ?

Si, pour reprendre les mots de F. Laplantine (2015), la description ethnographique est « une expérience du voir qui tente d’élaborer un savoir  », on serait tenté de considérer tout autant, à la lumière de cette expérience radicale vécue par N. Martin, qu’il s’agit sans doute aussi, pour l’ethnologue, d’une expérience aveugle, d’un non-voir, à partir d’un lieu vacant, d’une perte de soi qui met à jour les conditions d’un « Ça-Voir  », ainsi que l’évoquait déjà Sophie Caratini, c’est-à-dire d’une ouverture sur l’impossible et sur l’incertain. C’est précisément, je crois, ce qui fait dire à N. Martin (2019) « qu’il ne faut pas fuir l’inaccompli qui gît au fond de nous, qu’il faut s’y confronter ».

C’est cet inaccompli à l’oeuvre en nous qui fait paradoxalement la lumière sur les enjeux fondamentaux de la discipline anthropologique. Et une des spécificités de l’anthropologie, sans doute l’une des plus fortes, déjà soulignée par Marcel Griaule et Claude Lévi-Strauss, réside précisément dans ce « corps de l’ethnographe » qui est le « lieu d’une transaction entre théorie et pratique : l’ethnographe est un savant qui puise dans son expérience propre les ressources de son savoir  » (Debaene, 2010). C’est en cet espace problématique où s’articulent expérience vécue et savoir livresque que s’établit l’ethnologie, ce qui fait son originalité au sein des sciences de l’homme en même temps que sa radicale nouveauté.

Comment alors faire sentir les façons de sentir ? Selon Vincent Debaene (2010), « pour la plupart des auteurs, le récit littéraire est ce que nos pourrions appeler le retour du refoulé rhétorique ». C’est bien la capacité d’évocation du récit littéraire qui permet la transmission d’une atmosphère sociale. Pour autant le souci de faire sortir le récit des cadres hermétiques du savoir scientifique académique ne justifie pas à lui seul le recours à ce « supplément littéraire » que constitue le « second livre ». « L’île de Pâques » d’Alfred Métraux ou « Tristes Tropiques » de Lévi-Strauss, sont en réalité des œuvres d’un genre nouveau, des œuvres littéraires à part entière mais qui ne sont pas plus vraies ou plus justes que la production strictement scientifique basée sur le paradigme documentaire.

Selon Debaene, l’ambition du deuxième livre serait donc plutôt de compenser les insuffisances du modèle documentaire en recourant à la rhétorique, au récit, pour décrire les réalités sociales et l’atmosphère dans laquelle elles prennent sens pour les autochtones. Force est de constater qu’au sein de l’anthropologie française, la tradition du deuxième livre reste vivace comme en témoignent, par exemple, « Les lances du crépuscule » de Descola (1993), «  Les enfants des nuages  » de Sophie Caratini (1993) ou plus récemment encore Croire aux fauves de Nastassja Martin (2019). Il s’agit désormais de faire le récit de l’expérience subjective qui a rendu possible la construction de l’objet théorique. Pour Vincent Debaene, « la narration remplit de toute évidence une fonction psychologique » et permet la décantation de l’expérience ethnographique, sa mise en ordre. L’enjeu est alors de rendre pensable l’expérience de terrain dans les termes de la société d’origine dans laquelle le chercheur retourne après son immersion chez les Autres. Un tel « supplément au voyage de l’ethnographe  » serait alors « un tribut payé par lui pour cette violence d’avoir voulu constituer d’autres hommes en objets ».

Du corps au monde : les enjeux politiques de l’écriture anthropologique

Et c’est bien un des enjeux politiques majeurs de l’anthropologie actuelle que souligne aussi N. Martin (2021) quand elle affirme : « Mon travail, c’est de traduire les manières d’être au monde de ceux dont les voix ont été passées sous silence pendant plusieurs siècles, et à qui de surcroît on a commandé de devenir ceci ou cela de manière à s’insérer convenablement à la société moderne  ». Ainsi, poursuit-elle, « rendre la parole aux collectifs indigènes que l’on étudie, (…) c’est restituer leurs voix en sorte qu’elles soient en mesure de toucher ici-même ; il faut pouvoir créer des formes de restitution aussi puissantes que les mots qu’eux-mêmes utilisent pour se lier au monde ».

Pour pallier au danger d’une vulgarisation exotique sous la forme d’une certaine folklorisation des savoirs anthropologiques, parfois amplifiée par les médias (l’exemple des pratiques chamanistes montre bien à quel point le danger d’un tel glissement vers l’imaginaire exotique est réel), N. Martin (2021) réaffirme la nécessité de recourir à deux artifices incontournables de toute pratique anthropologique sérieuse, à savoir « la description fine des situations vécues  » et «  l’analyse passant souvent par la construction d’un édifice intellectuel pour les comprendre  ». Pour N. Martin, «  il n’y a donc pas à choisir entre la description littéraire et l’analyse théorique, entre la « forme » et le « fond », (…) l’une est la raison d’être de l’autre, de manière réciproque et réversible ».

Suivant toujours « le fil rouge du terrain », Nastassja Martin souligne enfin, avec force, une troisième « option justificative » à la possibilité de « faire de l’anthropologie et de la littérature ». Ce qui doit primer pour l’ethnologue, plus encore que l’intertextualité de l’anthropologie, c’est la question suivante : «  à qui dois-je rendre justice par mes mots » ? Car c’est bien « au collectif rompu mais vivant qui m’a accueilli chez lui et dont je me propose de traduire les fragiles manières d’être au monde » que s’adressent l’intention et le projet anthropologiques. Quand il y a rencontre d’une telle intention anthropologique chez le chercheur et désir de l’Autre de raconter sa propre histoire, le projet anthropologique retrouve toutes ses lettres de noblesse. Et ce n’est pas la moindre des qualités du travail anthropologique proposé par Nastassja Martin que de «  restituer la parole prêtée ».

Sur ce terrain là, N. Martin avance une idée force particulièrement pertinente et opérative quand elle aborde la question de la nature du mythe. Dans le discours des indigènes, ce qui relève du mythe est toujours « convoqué quotidiennement et hybridé avec les nouveaux arrivants ». Le contexte actualise l’histoire en permanence car « un mythe, un rite, une parole sont toujours modifiés par les êtres du dehors ». Cette notion de « Dehors » me semble ici essentielle à la compréhension de ce que le mythe énonce dans l’instant où il est convoqué afin de débloquer une situation problématique, de donner un sens actualisé à l’expérience.

Ce que l’approche animiste, telle qu’elle a été définie par Philippe Descola (2015), nous apprend, c’est que les humains ne sont pas les seuls à sentir, penser, voir, écouter, que « d’autres forces sont à l’oeuvre autour d’elle, qu’il y a un vouloir extérieur aux hommes, une intention en dehors de l’humanité  » (N. Martin, 2019). Ainsi, « ce sont toujours les êtres du dehors qui nous invitent à convoquer une histoire, ce sont donc ces êtres et ce dehors qu’il faut redécrire si l’on veut comprendre de quoi il retourne  ».

Lorsque nos mondes s’effondrent, nous recourrons chacun, à partir de là où nous sommes, à nos propres mythes, non pour retrouver un sens pur et originel, ce qui serait une fiction, mais bien pour actualiser notre histoire, pour lui redonner sens en trouvant des chemins inédits de compréhension. Lorsque Daria, l’interlocutrice Even de N. Martin, retourne dans les espaces libres du Kamtchatka pour « parler avec les êtres de la forêt, recommencer à rêver » après l’effondrement du bloc communiste, lorsque l’ethnologue elle-même s’enfonce dans cette même forêt pour tenter de trouver des réponses à l’effondrement de son propre monde, c’est bien pour trouver « une forme de résistance concrète » à la répression des puissances gouvernementales et « une liberté de relation avec le monde » contre le dogmatisme de la pensée dominante.

Dès lors, le choix des mots, des formulations, qu’elles soient rituelles ou intellectuelles, est en soi un acte politique par les effets produits sur le monde environnant. Il s’agit de « protéger ce qui résiste  » et de « restaurer des relations » face à la menace d’un monde qui s’écroule sous nos yeux. Pour Nastassja Martin, cette « vibration du langage », cette attention aux mots, «  aux détails de tout ce qui vit autour, se donnant toujours en mode mineur, constitue l’une des résistances les plus porteuses d’espoir qui soit ». Ce n’est pas pour rien qu’elle évoque ses propres figures littéraires ou qu’elle convoque le poète, en l’occurence René Char, car elle sait, comme savent aussi le poète et Daria, son interlocutrice Even, que « dans nos jardins se préparent des forêts » (Char, 1957).

Ainsi, au-delà des interprétations psychologiques ou ethnologiques qui ne peuvent que réduire la portée de ce qui a été vécu, le « destin » de Nastassja Martin résonne en chacun de nous avec l’effondrement écologique de ce monde. Ce sont les conditions mêmes de notre (sur)vie sur la terre aujourd’hui qui font signes à travers cet événement vécu par l’ethnologue au Kamtchatka. « Que fais-je d’autre qu’oser un pas de côté pour mieux voir les signes qui pulsent en moi et qui annoncent l’Epoque, ses contradictions, sa fureur, sa tragédie et son impossible reproduction ? Mon problème, c’est que mon problème n’appartient pas qu’à moi. Que la mélancolie qui s’exprime dans mon corps vient du monde  ».

Être affecté : l’ontologie implicite de l’anthropologie

Avançons nous un peu plus loin sur le terrain de cette altération de soi dans la rencontre avec l’Autre qu’implique la démarche ethnographique. Ce qu’en dit Nastassja Martin, à partir de sa propre expérience, me semble particulièrement emblématique de « l’ontologie implicite de l’anthropologie » telle qu’a pu la formuler Jeanne Favre-Saada à partir de sa propre expérience de la sorcellerie dans le bocage normand.

Le « deuxième livre  » de N. Martin, Croire aux fauves (2019) est donc le récit d’une initiation. Certes, « c’est une naissance puisque ce n’est manifestement pas une mort ». C’est également une histoire «  d’âmes mélangées et de rêves animiques ». Rencontre inattendue, inavouable et surtout en devenir. Il y a de la fascination, de la perte de soi chez l’apprenti ethnologue qui désire s’enfoncer dans un autre monde, un monde qui lui est étranger et dont il prétend pouvoir comprendre quelque chose. Après la rencontre avec la chose incertaine, « comme au temps du mythe c’est l’indistinction qui règne », le chaos des origines. Quelque chose a été transformé et doit se recomposer autrement : « À mesure qu’il s’éloigne et que je rentre en moi-même nous nous ressaisissons de nous-mêmes. Lui sans moi, moi sans lui, arriver à survivre malgré ce qui a été perdu dans le corps de l’autre ; arriver à vivre avec ce qui y a été déposé  ». Celle qui porte désormais le nom de l’ours « Matukha », parce qu’elle en a intégré la nature étrange, reconnaît en elle l’altérité absolue.

Selon les Even, et comme elle le confie dans ses carnets de terrain et dans son livre, l’esprit de l’ours était déjà en elle. Ils savaient qu’elle rencontrerait l’ours, qu’elle l’appelait déjà, qu’elle le rencontrait déjà dans ses rêves. Elle désirait cette rencontre car au fond elle sait «  tout ce vers quoi on va et qui est inéluctable ». Et revenue de cette initiation, marquée par l’ours, elle est désormais Miedka, « celle qui vit entre les mondes », désormais mi-femme, mi-ourse. Faire l’expérience dans sa chair de ce que l’on étudie - ici cette «  complexion animique  » - c’est être projeté dans cet entre-deux-mondes, entre ici et là-bas, entre soi et l’Autre, entre humains et non humains, dans une « zone incertaine et liminaire ».

Or, précisément, «  être affecté » par le terrain est la condition même du savoir anthropologique. Jeanne Favret-Saada (1977, 2009) en a rendu compte précisément dans son travail sur la sorcellerie dans le bocage normand. Acceptant la place qui lui était assignée par les indigènes comme étant l’unique chemin possible pour atteindre une autre réalité que celle qui se donne d’abord à voir, elle affirme : « Si je prétends qu’il faut accepter de les [les places] occuper plutôt que s’imaginer y être, c’est pour la raison simple que ce qui s’y passe est littéralement inimaginable, en tout cas pour un ethnographe, habitué à travailler sur les représentations ; quand on est dans une telle place, on est bombardé d’intensités spécifiques (appelons-les des affects), qui ne se signifient généralement pas. Cette place et les intensités qui lui sont attachées ont donc à être expérimentées : c’est la seule façon de les approcher  ».

Sur le terrain, tout ne se donne pas à lire directement, par les comportements, par les mots. Certaines choses doivent être expérimentées et vécues depuis une certaine place pour être saisies dans leur dimension sensitive, dans leur intensité, pour reprendre le terme de Jeanne Favret-Saada. Prendre le risque d’être affecté en se mettant en jeu protège de la tentation de la dichotomie entre l’objectif et le subjectif. En mettant le doigt sur « l’ontologie implicite de l’anthropologie  », Favret-Saada offre ainsi la possibilité, pour qui le souhaite, de prendre conscience de la part « d’opacité constitutive de la communication humaine ».

En faisant abstraction du non verbal et de l’inconscient dans les échanges, les anthropologues travailleraient à la séparation et à la différenciation des mondes où celui des autres serait stable, simple, permanent et total. C’est pourquoi les ethnologues doivent opérer dans le mouvement permanent de l’ici et là-bas, dans le vécu de l’expérience du terrain et dans sa relation, après le retour chez soi, dans le temps de l’expérience et dans celui de l’analyse. Comme le rappelle encore J. Favret-Saada (2009) : « Les opérations de connaissance sont étalées dans le temps et disjointes les unes des autres : dans le moment où on est le plus affecté, on ne peut pas rapporter l’expérience ; dans le moment où on la rapporte, on ne peut pas la comprendre. Le temps de l’analyse viendra plus tard ».

C’est ce dont N. Martin (2019) rend compte, elle aussi, dans son propre travail quand elle distingue la place et la nature de ses carnets de terrain : « J’ai deux carnets de terrain. L’un est diurne. Il est empli de notes éparses, de descriptions minutieuses, de retranscriptions, de dialogues ou de discours, opaques le plus souvent jusqu’à ce que je rentre chez moi et que j’y mette de l’ordre (…). L’autre est nocturne. Son contenu est partiel, fragmentaire, instable. Je l’appelle le cahier noir, parce que je ne sais pas bien définir ce qu’il y a dedans. Le carnet diurne et le cahier nocturne sont l’expression de la dualité qui me ronge ; d’une idée de l’objectif et du subjectif que je sauve malgré moi. Ils sont respectivement l’intime et le dehors ; l’écriture automatique, immédiate, pulsionnelle, sauvage, qui n’a vocation à rien d’autre que de révéler ce qui me traverse, un état de corps et d’esprit à un moment donné et celle, paradoxalement moins léchée mais plus contrôlée, qui sera par la suite travaillée pour devenir réflexive, et qui finira dans les pages d’un livre  ».

C’est cette scission, ce clivage même, entre les registres de l’expression de soi que les ethnologues reproduisent dans leur travail de restitution scientifique, par l’écriture d’une thèse académique d’un côté et le récit fictionnalisé de leur rapport intime et subjectif au terrain, de l’autre, le fameux « second livre ». Si l’on est bien dans ce registre du « Ça-Voir », dont parlait Sophie Caratini, c’est parce que la matière à explorer est celle du trouble, de l’incertain, de l’inconscient qui cherche à advenir. Après une première rencontre, dans la forêt, avec une ourse, N. Martin (2019) ne confie-t’elle pas déjà dans son carnet : « je me souviens du trouble. Je suis en train de devenir quelque chose que j’ignore ; ça parle en moi ?  » Il y a le pressentiment de quelque chose qui s’annonce et qui fera sens, qui sera déterminant pour la compréhension de soi et pour la compréhension du terrain.

C’est cette forme d’intuition dont parle Sophie Caratini dans un échange avec Maurice Godelier, ajouté à la nouvelle édition de son ouvrage « Les non-dits de l’anthropologie », en 2012 : « À partir d’un certain moment, on a un déclic, l’intuition que c’est ça qu’il faut croiser. Mais cette intuition vient de quelque chose qui peut être difficile à expliquer. Pourquoi s’est-on focalisé là-dessus ? On ne sait pas soi-même exactement. Ça ne veut pas dire que ce soit une fiction, ni une hypothèse gratuite, c’est bien une réalité du terrain, mais l’importance particulière qu’on lui donne vient aussi de la manière dont on l’a découverte, vécue, de ce qu’elle a réveillé, ou mis en résonance en nous ».

Anthropologie et poétique : Le pluriel des formes de vie

L’écriture anthropologique, en ce sens, est peut-être encore davantage qu’une aventure littéraire. Quelque chose qui a à voir avec le fait de « capter le geste poétique dans la vie vécue » (Nicolas Adell, 2018). Ce qui fait la valeur véritable de certains de ces récits fictionnalisés de l’anthropologie dont il a été question ici, c’est précisément leur résonance avec le poétique. Dans un entretien avec Nicolas Adell (2018), l’écrivaine Marielle Macé exprime bien cette idée selon laquelle le poète et l’anthropologue sont particulièrement « attentifs à cette pluralité fondamentale des formes prises par l’existence, au fait d’être et de différer, mais surtout parce qu’ils pensent cette pluralité des modes d’être, et qu’ils s’interrogent sur le sens de leur côtoiement ; en un certain sens, ils conçoivent la vie comme ce qui, précisément, s’égale au pluriel des manières d’être ou des façons de s’altérer… ».

La démarche poétique et la démarche anthropologique se rejoignent ainsi dans l’enjeu de l’écriture qui est de rendre compte du caractère métamorphique des êtres et des choses. Il ne s’agit pas ici de la poésie comme « supplément d’âme » mais d’une « entrée en matière très concrète, très matérielle, dans le problème du sens des formes, de la valeur de leur pluriel » (M. Macé, 2018). Quand Henri Michaux parle de « peindre la couleur du tempérament des autres », c’est toujours en prenant garde de ne pas lisser les individuations formelles, toujours en devenir, et de s’attacher à faire vaciller des catégories qui seraient sinon fixées une fois pour toutes.

La participation, le tourment d’être affecté, l’engagement en esprit et en corps sont une manière bien réelle de « prendre le parti des choses ». Il s’agit d’un rapport phénoménologique au pluriel des formes de vie, il s’agit de « toucher » véritablement à d’autres singularités, à d’autres styles et d’en être profondément transformé en retour. Quand Philippe Descola trouve chez Pessoa une formule pour dire la nature, « des parties dépourvues de tout », il perçoit un dispositif littéraire comme un univers de valeurs et réfléchit à des formes de vie soutenues par le fait poétique.

Ainsi, si poésie et anthropologie entrent dans une telle résonance, c’est que «  la poésie reste pour beaucoup le signifiant commode de ce que voudrait — et à quoi ne parvient pas — l’anthropologie, sans qu’il soit nécessaire de déterminer avec précision en quoi consiste « l’obscur objet du désir » qui peut être le fantasme de la traduction intégrale, de la restitution vive de l’expérience vécue, ou de la mise en présence du réel absent » (Adell, 2018)). Reste que, si la frontière (et la partition intérieure propre à chaque anthropologue) est toujours poreuse entre rigueur de la démarche scientifique et puissance expressive de la subjectivité poétique, la sensibilité poétique constitue peut-être le terreau fondamental du regard anthropologique. De même que l’épreuve d’un rapport au réel radicalement différent instaure une sorte de gravité que les poètes perçoivent, peut-être plus que d’autres, comme une exigence de saisie de la totalité (inatteignable) de l’expérience humaine.

Ce sur quoi il nous faut alors insister, c’est que le poétique, dans son rapport à l’anthropologie, ne constitue pas une forme d’écriture différente, voire concurrente à l’écriture anthropologique scientifique (dans la pratique anthropologique, les deux logiques cohabitent et s’imprègnent l’une l’autre), mais constitue bien plutôt « une catégorie d’appréhension du réel  » (Adell, 2018). C’est que le poétique ici déborde la poésie et nous oblige à distinguer, avec Nicolas Adell, «  une conception vague de la poésie — qui peut même tomber dans le piège de la projection à la façon dont les réalités exotiques peuvent paraître « poétiques » à un œil étranger — d’un rapport réfléchi, intense, productif à la poésie. Comment distinguer les recours faibles à la poésie — la poésie comme autre nom de l’ineffable — des recours forts, qui informent, voire programment l’enquête ethnographique ?  ».

Il ne peut y avoir de réponse générale et abstraite à cette question qui exigerait de se pencher sur des études de cas des différents anthropologues pour lesquels le rapport à la poésie a été existentiel à des degrés divers, que ce soit chez Michel Leiris, Marcel Griaule, Alfred Métraux, Roger Bastide ou Georges Condominas en France ou chez Bronislaw Malinowski, Margaret Mead, Ruth Benedict ou encore Edward Sapir pour l’anthropologie américaine à la même époque. Ainsi, il n’est pas inutile de se pencher un instant sur l’exemple de l’anthropologie américaine, notamment à partir du tournant poétique des années 80 (poetic turn), en ce qu’il est particulièrement emblématique des rapports profonds et complexes qui nouent ces deux champs de la poésie et de l’anthropologie. Les représentants les plus engagés de ce courant, comme Stanley Diamond, Dennis Tedlock ou Gary Snyder, usent de la poésie «  comme d’un moyen immédiat pour saisir intuitivement et de manière empathique les sujets natifs en même temps que leur propre historicité, faisant ainsi émerger des aspects inconscients et révélateurs mieux que la prose ne le permet  » (Dragani, 2015).

La pratique poétique des anthropologues américains est ainsi marquée, selon Amalia Dragani (2015), par trois moments historiques. Une première période coïncide avec les années de fondation de la discipline (1920-1930). Comme en France, le contexte est celui d’une tentative pour crédibiliser l’anthropologie en tant que science et pour instaurer une discipline académique en cantonnant l’activité littéraire ou poétique hors de l’activité scientifique. L’enjeu, pour les anthropologues américains, est également de se distinguer aussi bien des missionnaires que des fonctionnaires coloniaux et des voyageurs dont les récits sont d’une lecture plus abordable et exotique. L’anthropologie culturelle américaine, fondée autour de Franz Boas et de ses élèves, Ruth Benedict, Edward Sapir, Margaret Mead ou Gregory Bateson, manifeste toutefois, dès l’origine, un fort intérêt pour l’art et les pratiques culturelles. Nombre de ces anthropologues furent aussi poètes et publièrent dans les revues littéraires du cercle d’Ezra Pound, à New York.

Une deuxième période souligne le lien de l’anthropologie américaine avec les poètes de la Beat Generation des années 60-70. «  À New York, au café Le Métro, où jouaient les Beat, Allen Ginsberg et les autres, la NewYork School, les poètes confessionnels, le groupe du Black Mountain College animé par Charles Olson, (…) avaient lieu happenings, lectures d’open poetry et performative poetry  » (Dragani, 2015). Ce mouvement, inspiré par une génération en quête d’expériences extrêmes et d’élévation de la conscience ordinaire, aussi bien par des pratiques inspirées du bouddhisme ou de l’hindouisme que par la recherche d’expériences psychédéliques, de drogues ou d’extase chamanique, envisageait l’écriture, et la poésie en particulier, comme un art engageant tout l’être. Dans ces années, les littératures des minorités revendiquaient également leur visibilité, que ce soit celle des Amérindiens ou des Afro-américains. C’est dans ce contexte que Dennis Tedlock et Jerome Rothenberg fondèrent la revue Alcheringa Ethnopoetics dans le but d’étudier, de comprendre et de comparer entre elles les différentes traditions poétiques du monde.

Tedlock et Rothenberg furent donc à la tête d’un courant anthropologique, l’ethnopoétique américaine, dont le souci était celui d’une traduction totale (total translation) pouvant rendre compte des traditions orales comme de « performances » impliquant aussi bien le texte, le son, le rythme, la danse. Le poète est alors considéré comme un « technicien du sacré » au même titre que le chaman qui entend et voit au-delà de la perception ordinaire. Le premier manifeste d’ethnopoétique est ainsi l’ouvrage écrit par J. Rothenberg, « Les techniciens du sacré », en 1968. L’ethnopoétique américaine a également beaucoup travaillé sur la langue autour des travaux de l’anthropologue et linguiste Dell Hymes qui fonde une méthode d’analyse linguistique structurale, la « philologie anthropologique ». Hymes, lui-même encouragé par ces poètes et anthropologues, se joint au groupe d’Alcheringa. Il publie ses propres essais d’ethnopoétique, In vain I tried to tell you, en 1981.

C’est au cours de ces années 80 que l’anthropologie américaine connait une troisième période, au sein du courant postmoderne, dénommée «  poetic turn », selon l’expression forgée par Stephen A. Tyler. Surtout, les auteurs de « poésie anthropologique » (field poetry), comme Stanley Diamond, Renato Ronaldo, Dan Rose, Stephen Tyler ou Regna Darnell, s’inspirent de deux essais fondateurs de ce tournant littéraire qui aura aussi de profondes répercussions Outre-Atlantique. D’une part, « Works and lives  », de l’anthropologue Clifford Geertz, s’attache à étudier, dès 1983 (publié en 1988), les stratégies narratives des anthropologues, considérés de fait comme des « auteurs » et souligne le caractère littéraire, voire fictionnel, de l’ethnographie.

D’autre part, James Clifford et George E. Marcus font paraître, en 1986, un autre texte fondateur de la critique postmoderne, «  Writing culture. The poetics and the politics of ethnography ». Dans ce livre, plusieurs jeunes anthropologues, comme Paul Rabinow ou Vincent Crapanzano, abordent, avec Clifford et Marcus, les problèmes de l’écriture anthropologique, des conditions de production de l’ethnographie et des enjeux politiques de l’anthropologie post-coloniale. Plus encore, la « field poetry » propose l’insertion de la pratique poétique parmi les méthodes de terrain et utilise la poésie comme moyen immédiat de saisie intuitive des matériaux de terrain. Ces anthropologues, qui affrontent les sensations générées par le terrain et assument leur point de vue subjectif et sensible, considèrent que « la poésie, de nature intuitive, peut révéler l’inconscient de l’anthropologue et l’aider à corriger ses erreurs d’analyse pendant qu’il les commet » (Dragani, 2015).

L’anthropologue Stanley Diamond fait figure de pionnier dans ce domaine. Il publie son premier recueil de poésie anthropologique, Totems, en 1982. Il incarne bien cette génération de poètes dont l’écriture a trouvé, grâce au champ de l’anthropologie et dans le contexte politique militant des années 60-70, une possible expression du désir de parler et de protester. Selon Dell Hymes (1986), il choisit « l’anthropologie parce que c’était la chose la plus proche de la poésie ». Héritier d’Ezra Pound autant que de Charles Olson ou de Gary Snyder, l’exemple de Stanley Diamond montre bien comment «  des anthropologues contemporains cherchent à construire une anthropologie à dimension littéraire, qui conjugue l’imaginaire géographique sublime de l’anthropologue au souci du détail du poète  » (Dragani, 2015).

On soulignera ici que le caractère de « sublime » doit s’entendre comme cette dimension « cosmique » de la poésie qui déborde largement le caractère confessionnel ou intime de ce que Kenneth White a appelé, de manière critique, une poésie du « moi ». Selon le fondateur de la géopoétique, en effet, « ce qui fait que le dehors est présent, c’est que le moi du poète s’efface. Il n’intervient plus entre le lecteur et le monde : il indique, il révèle, il ouvre. Le poète surpersonnel utilisera aussi un langage moins encombré de métaphores et de figures que le langage poétique habituel. Il découvre aussi une grammaire dans les choses. Il s’agit là, non pas d’une poétique du moi ni des mots, mais du monde » (K. White, 2003).

C’est cette « poétique du monde » que souligne justement Kenneth White dans la biographie qu’il a consacré à Gary Snyder (2015) et qu’il reprend à son compte pour son propre travail de fondation de ce qui allait devenir la géopoétique (1994) : « Depuis de longues années maintenant, j’essaie de réunir les éléments d’une poétique forte et fertile, ouverte et fondatrice. En essayant de repérer des foyers d’énergie tout au long de l’histoire culturelle, en puisant partout dans la « poétique du monde » et en voyageant sur le terrain, de territoire en territoire  » et il ajoute : «  mon travail poétique fondamental consiste à découvrir cet espace du dehors ».

De même, chez Gary Snyder, peut-être plus que chez tout autre, la fonction de la poésie « vise à démolir les frontières de l’ego et à élargir la conscience ». Selon K. White, « c’est à la redécouverte d’une telle poésie cosmique que Snyder s’est voué (…) s’efforçant de mettre cette poésie en pratique dans sa propre vie  » et rejoignant ainsi le projet d’Ezra Pound de faire monde : « to make cosmos  » (Les Cantos, 2002). Comme chez White, il y a chez Snyder, et les poètes anthropologues américains (du moins certains d’entre eux), le désir d’une rencontre entre le poème et le monde.

Si une telle approche est longtemps restée globalement étrangère à la tradition française, laquelle entendait maintenir une certaine partition entre démarche scientifique et recours littéraire, matérialisée par la distinction entre la thèse académique et le « second livre  » plus personnel, il n’en reste pas moins vrai que nombre d’ethnologues français ont pu, eux aussi, considérer la poésie, et plus généralement l’approche littéraire, comme faisant partie intrinsèque de la méthode ethnologique. Ce fut le cas, notamment, de Roger Bastide pour lequel «  la compréhension des phénomènes religieux, et particulièrement de la mystique du candomblé, reposait sur un idéal de compréhension sympathique seul apte à saisir le phénomène mystique » (Adell, 2018). De même, Michel Leiris, Pierre Clastres, Alfred Métraux ou encore Georges Condominas ont témoigné, chacun à leur manière, de ce « soucis d’ordre proprement poétique : ne pas se contenter de décrire les choses mais, les ayant saisies dans toute leur réalité singulière, les faire vivre sous les yeux de celui qui vous lit  » (Leiris, 1969).

Dès lors, traduire une culture dans une autre, c’est accueillir le récit de l’autre, au-delà de ses propres limites, c’est-à-dire « inventer dans sa propre langue un rapport d’étrangeté analogue à celui qui était produit par l’œuvre à traduire » (M. Rueff cité par Adell, 2018). De même, les travaux fondateurs de C. Geertz et de J. Clifford, traduits en France seulement dans les années 90 et suscitant ce qui allait devenir l’anthropologie interprétative, en interrogeant la fabrication du texte ethnologique et en montrant à la fois la dimension d’auteur (la production d’un savoir subjectif) et d’autorité de l’anthropologue (le texte anthropologique est aussi le lieu où s’articule savoir et pouvoir), ont eu pour conséquence de libérer l’écriture ethnologique tout en favorisant une plus grande réflexivité sur les conditions de production du savoir anthropologique.

*

Ainsi, au-delà des « styles » ou des différences culturelles qui peuvent exister entre les diverses traditions anthropologiques, la perspective singulière que partage l’anthropologie avec la poésie reste celle que Michel Deguy (1999) définit comme «  très ailleurs, très près » et qui réside dans la capacité « d’estranger le proche » mais aussi de rendre l’Autre intime. Comme en poésie, selon D.H. Lawrence (2017), « découvrir un nouveau monde à l’intérieur du monde connu », ou bien dépasser la sidération d’une altérité imprenable, est ce qui permet à l’anthropologie de proposer « des voies d’accès concrètes et immédiates qui permettront de passer de la sidération à la considération » (M. Macé, 2017).

Cette expérience du « chaos vivant  » dont parle D.H. Lawrence, c’est précisément celle dont rend compte Nastassja Martin dans Croire aux fauves (2019). Son anthropologie est le lieu d’une tentative singulière de dévoilement du chaos cosmique et intime originaire dont il lui a fallu, dans le temps différé de l’écriture, travailler à la recomposition des éléments, pour pouvoir passer d’une anthropologie de la fascination à une anthropologie réflexive.

Si les exemples de ces résonances complexes et fines entre poésie (ou littérature) et anthropologie française sont en fait nombreux (entre autres, Michel Leiris et le bain surréaliste, Georges Condominas et Henri Michaux, Tina Jolas et René Char), ils témoignent surtout du fait que ce que Georges Bataille appelait, dès 1956, « l’ouverture poétique » n’est pas un simple supplément sensible mais bien « une forme de réceptivité » subjective à laquelle il faut bien reconnaître « des vertus proprement intellectuelles (…) en tant que travail sur les différences, la variation et les seuils » (Adell, 2018). Il est peut-être temps, enfin, d’admettre que cette «  ouverture poétique », cette « forme de réceptivité » subjective, est

Cette chose sans nom
[...] qu’il faut tirer de nous
et qui
diamant de nos années
après le sommeil de bois mort
constellera le blanc du papier

M. Leiris, (Vivantes cendres, innommées, 1969).

Cécile Vibarel
Septembre 2022

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Masque de métamorphose, Haida, recueilli en 1879 par Israel W. Powell.

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P.-S.

Bibliographie :

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. Nicolas Adell, « Une lampe dans la lumière aride. » Tina Jolas (1929‑1999), l’ethnologie malgré la poésie, dans Fabula-LhT, n° 21, « Anthropologie et Poésie », dir. Nicolas Adell, Vincent Debaene et Amalia Dragani, mai 2018.
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. Sophie Caratini, Les enfants des nuages. Une ethnologue dans la tourmente saharienne, Thierry Marchaisse éditeur, 2022.
. René Char, Les compagnons dans le jardin, illustré par Zao Wou Ki, René Broder, 1957.
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. Michel Leiris, «  Regard vers Alfred Métraux », Cinq études d’ethnologie, 1969, Paris, Gallimard.
. Michel Leiris, « Vivantes cendres, innommées », in Haut-Mal suivi de Autres Lancers, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1969.
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. Nastassja Martin, « Dire la fragilité des mondes. L’anthropologie ou l’écriture du commun  », Revue du Crieur, vol. 18, no. 1, 2021, pp. 4-19.
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. Kenneth White, Le Champ du grand travail, Bruxelles, Didier Devillez éditeur, 2003.
. Kenneth White, Le gang du kosmos, Wildproject, 2015. Le texte sur Gary Snyder est republié par les éditions Wildproject, en 2021, sous le titre Gary Snyder, biographie poétique.

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