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Fragment d’un journal du dehors — 5/7 

mercredi 17 juillet 2024, par Yann Leblanc

Fragment d’un journal du dehors — 5/7

J’ai pris un chemin de traverse, remonté un petit torrent sur le côté, loin du chemin balisé, et me suis retrouvé devant l’une des plus belles chutes d’eau qu’il m’ait été donné de voir. Une succession de cascades et de vasques remontant jusqu’au ciel. L’eau n’y tombe pas brusquement, elle s’écoule dans un murmure le long de la pierre, sans empressement.

En marchant hors sentier il arrive souvent que l’on franchisse, à un moment donné, un cap. C’est un peu intimidant, comme si l’on se dépouillait mentalement de tous les oripeaux rassurants de civilisation auxquels on s’accroche habituellement : itinéraire, balisage, destination, horaires, retour… pour ne plus fonctionner qu’avec le sentir. On utilise souvent l’expression d’ « itinéraire engagé » dans les descriptions de randonnées. Pour moi, voilà où le véritable engagement réside : dans l’égarement volontaire, entièrement accepté, puis oublié. Peu importe la difficulté de la marche. Cela peut être une simple promenade au fond. Il ne s’agit pas de prendre des risques mais simplement de se laisser accaparer. De se fier, momentanément, à une autre forme de conscience.

Tandis que j’étais en train d’essayer de les prendre en photo, deux libellules m’ont fait la surprise de venir se poser sur ma main tendue. L’une d’elles était d’un bleu profond. Elles sont restées là un moment, puis mues par une volonté d’envol ou par un imperceptible mouvement de ma main, se sont élevées dans un tourbillon d’acrobaties aériennes pour aller se poser un peu plus loin.

Au sommet, le vent soufflait fort. Je me suis assis à côté du traditionnel cairn marquant le point culminant. Vue à 360° sur la plaine et les massifs environnants. Le relief est incroyable. C’est incroyable de pouvoir le parcourir ainsi du regard, en saisir les courbes, les heurts, les plis et replis. Embrasser le paysage, puis s’attarder sur tous les détails et se projeter en imagination sur les pentes abruptes, sur un pic ou une arête acérés, sur la vaste étendue des plateaux.

L’arrivée à ce sommet se fait à travers un chaos rocheux. D’énormes blocs détachés, progressivement travaillés par le temps, striés de rides, traversés de veines et de strates, constellés de cristaux. Un peu partout aussi, des épis de lavande en fleur gorgés de papillons aux ailes orangées et tachetées de noir.

Une faille profonde fend le sommet et il est possible d’y descendre. On se retrouve alors dans un étroit et long couloir minéral. Il m’est venu ce sentiment irrationnel que si une force colossale avait ouvert cette brèche, elle pouvait aussi bien la refermer sur moi. Se sentir à la fois cerné et protégé par la pierre, comme dans une grotte.

Je n’ai aucune connaissance géologique, mais pour moi la roche n’a jamais été une matière impassible et muette. Il existe une poésie des aspérités à laquelle je suis, depuis toujours, très sensible.

Avant de regagner la voiture je suis redescendu un moment dans le torrent. Bonheur de sauter de rocher en rocher, de trouver les passages les plus faciles ou, au contraire, les plus improbables. Mais voilà que mon pied a brusquement glissé. J’ai manqué de justesse de tomber à l’eau, me suis rattrapé in extremis en posant les mains à plat sur un gros rocher rond et lisse. En relevant la tête j’ai vu, juste là devant moi, une grenouille. J’ai failli lui tomber dessus mais elle est restée impassible. Je me suis redressé : aucune réaction de peur. Elle ressemblait à un sage en train de méditer près d’une cascade. Je me suis penché pour mieux l’observer. Son œil était un trou noir insondable, entouré de paillettes et de veinures dorées. Impossible de savoir si ces yeux, magnifiques comme le cosmos, étaient en train de m’observer ou si le regard était dirigé ailleurs. S’il était tourné vers l’intérieur ou s’il englobait tout l’univers. Je devrais peut-être écrire le « Conte de la grenouille ayant atteint l’éveil en méditant dans le torrent » ! J’ai en tout cas décidé de suivre l’enseignement de ce maître singulier et me suis assis à côté, ai fermé les yeux et laissé le bruit de l’eau se déverser en moi, me traverser. Lorsque j’ai rouvert les paupières la grenouille était toujours là. Je me suis levé et respectueusement incliné devant elle, le cœur plein de gratitude.

Rasséréné, comme toujours. Je suis à ma place sur les sentiers. Les vraies richesses ne s’amassent pas, ne remplissent pas, ne comblent pas : elles ne sont qu’ouverture, liberté faisant vibrer le corps au-delà même de ses limites.

Yann Leblanc —

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P.-S.

Toutes les images : Yann Leblanc - 2024

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