Dans son film sorti en 2007, United Red Army [1], le cinéaste Koji Wakamatsu raconte la formation de l’armée rouge japonaise issue de la radicalisation de certains mouvements politiques anti-impérialistes des années 60. Une radicalisation qui, bien qu’observée dans de nombreux pays, a pris au Japon une tournure hallucinante. Elle mènera les protagonistes à des procès politiques, des purges de leurs membres considérés comme les moins sûrs, avec à la clef tortures et assassinats, dans une spirale de violence autodestructrice, que ce film remet en scène de manière crue, dure, presque insupportable par la cruauté des scènes, centrées tantôt sur les visages déchirés des torturés, tantôt sur ceux froids, impassibles des tortionnaires. Mais ce mouvement survivra à cette folie suicidaire et à sa décapitation dans l’archipel par la police, pour, parmi les premiers, exporter le terrorisme dans le monde.
Cet extrémisme s’inscrit d’abord dans le contexte de l’immédiat après-guerre où le Japon, comme toutes les démocraties industrielles, subit le malaise violent de la génération du baby-boom. Ce malaise, c’est aussi celui d’un Japon humilié, occupé, compromis dans une alliance avec l’Allemagne et l’Italie, avec une soif de revanche, mais aussi la honte des crimes passés cautionnés par la génération précédente. La « société de consommation » est critiquée par une jeunesse d’après-guerre, qui remet aussi en cause le prestige traditionnel du sensei (professeur). Les luttes contre l’impérialisme se cristallisent dans des régions proches de l’archipel (Vietnam, Chine maoïste). La dénonciation du traité de sécurité nippo-américain (Ampô) qui fait craindre que le Japon ne soit entrainé dans un conflit par son allié américain, et prévoit de renouveler la présence de base militaire américaine, débouche sur des violences qui culminent entre novembre 1959 et juin 1960, date de sa ratification.
À partir des années 1965, la lutte contre la guerre du Vietnam et pour la restitution de l’île d’Okinawa (sous administration américaine depuis 1945) provoque des heurts violents entre la police et les étudiants encadrés par les Zengakuren, ces militants gauchistes qui s’étaient assagis depuis 1960 et qui ressurgissent. Un certain romantisme traditionnel de la mort violente qui continue d’être transmit par des films et des personnages (comme l’écrivain Mishima qui se suicide en 1970), imprègne aussi à un certain degré ces gauchistes japonais. La contestation va aussi paralyser l’université entre 1968 et 1969 et se traduire par la violence avec des pillages de locaux, des « procès » contre des enseignants comme en Chine, pour finalement culminer avec l’assaut donné par la police contre le bâtiment central de l’université de Tokyo, transformé en camp retranché par les étudiants extrémistes. La reprise en main avec l’arrestation de plus de 2000 gauchistes, puis la restitution d’Okinawa (novembre 1969), ainsi que le retrait progressif des Américains du Vietnam, sonneront le glas de ces révoltes.
Quelques centaines de militants gauchistes se radicalisent alors dans le terrorisme meurtrier et entrent dans la clandestinité. La branche la plus active, « l’armée rouge » (sekigun), noue des contacts avec la Corée du Nord, les Palestiniens, Cuba. Le groupe vole des armes, pille des banques, attaque des postes de police et finit par détourner un avion de la Japan Airlines vers Pyongyang (mars 1970). Mais des déchirements internes dus à des rivalités aboutissent à des tortures et à des exécutions. La police finira par décapiter le mouvement après le siège épique et sanglant d’un chalet de montagne où certains membres s’étaient retranchés, le tout retransmis en direct à la télévision du 19 au 27 février 1972. La découverte des cadavres de 17 d’entre eux, supposés traîtres à la cause, et exécutés dans des conditions atroces, horrifia le pays.
Les actions de l’armée rouge se poursuivent alors à l’étranger : le 30 mai 1972, trois terroristes japonais ouvrent le feu dans l’aéroport de Tel-Aviv, tuant 26 personnes et en blessant une centaine. C’est cet attentat fondateur qui conférera aux membres de l’ARJ le statut de héros, surtout auprès des Palestiniens, et leur permettra de s’installer pour plusieurs décades au Liban et en Syrie ; en 1974, c’est la prise d’otage à l’ambassade de France à La Haye suite à l’arrestation par la DST d’un des activistes de la cellule parisienne de « l’armée rouge » ; en 1975 c’est la prise d’otage à l’ambassade des États-Unis à Kuala Lumpur qui permet à L’ARJ d’obtenir la libération de sept de ses membres incarcérés au Japon ; en 1977 c’est le détournement d’un avion de la Japan Airlines vers Dacca qui oblige encore le gouvernement japonais à libérer six membres et à payer une forte rançon. Malgré leur petit nombre, les membres de « l’armée rouge », dont certains s’entraînent dans des bases libanaises, arrivent, associés à d’autres groupes, à former l’une des plus violentes organisations terroristes internationales. À partir des années quatre-vingt, l’ARJ se fait plus discrète, mais n’en continuera pas moins son activisme, mobilisant encore contre elle d’importantes forces de police lors des funérailles de l’empereur Hiro-Hito en 1989, par exemple.
Mais les arrestations se multiplient : celle d’Osamu Maruoka le numéro deux de l’organisation en 1987 à Tokyo, puis en mars 2000 le transfert de cinq membres dirigeants des geôles libanaises au Japon. Enfin, le 8 novembre 2000, c’est au tour de celle dont le portrait ornait tous les postes de police et les bains publics de l’archipel, Fusako Shigenobu, dite la « reine rouge », fondatrice et chef de l’ARJ, d’être arrêté à Osaka, alors que déguisée en homme, elle sortait d’un hôtel, accompagnée de ses sympathisants. Elle est accusée d’être partie prenante dans la prise d’otage de l’ambassade de France à La Haye (qui avait permis à l’organisation de faire sortir de prison certains de ses membres et de s’enfuir en Syrie à bord d’un avion affrété par le gouvernement français), mais aussi à Kuala Lumpur en 1977, ou encore à Rome en 1988, même si son implication directe reste difficile à établir. Au mois de juin 2002, deux policiers français ont fait le déplacement à Tokyo afin d’apporter des éléments à charge, alors que parallèlement Jacques Senard, l’ambassadeur français retenu en otage par le commando de La Haye, a relaté par écrit son témoignage dans une lettre adressée au tribunal de Tokyo. Quant à Shigenobu, depuis sa cellule, elle a rédigé des ouvrages dont une autobiographie dédiée à sa fille « j’ai décidé de te mettre au monde sous un pommier » qui a connu un vif succès. Elle a été condamnée à 20 ans de prison, alors que Yoko Nagata qui au nom de la pureté idéologique avait ordonné en une purge sanglante les exécutions de militants de 1972, attend depuis vingt-cinq ans dans le couloir de la mort. D’autres condamnations ont été prononcées, comme celle de Yukiko Ekita (arrêté en 1975 puis relâché à la faveur du détournement d’avion de Dacca, puis reprise en Roumanie en 1995) à 20 ans de prison, ou encore celle de Yoshimi Tanaka à 12 ans de réclusion.
Ces arrestations, ces condamnations, marquent la fin d’un mouvement qui dans les années 70 a inauguré le terrorisme international sous la forme des attentats suicides dont l’extrémisme palestinien s’inspirera par la suite. Le mystérieux coup de fil au journal jordanien Al Wahled qui attribua à l’ARJ les attentats du 11 novembre à New York, s’il est bien sûr un canular, montre cependant à quel point le souvenir de cette organisation reste prégnant, une organisation considérée au Moyen-Orient comme fondatrice d’une nouvelle grammaire du terrorisme.