Les éditions Schena (Fasano, Brindisi), qui publient alternativement en italien et en français, ont sorti en succession rapide au printemps 2004 quatre ouvrages du poète Rome Deguergue : un volume de récits et nouvelles, Exils de Soie, deux volumes de poèmes comportant respectivement deux et trois recueils, Accents de Garonne, Visages de plein vent, et Mémoire en blocs pour le premier, Vapeurs fugitives et Carmina pour le second ; enfin un volume d’entretiens avec, et sur, l‘universitaire et poète bilingue Giovanni Dotoli, qui a lui-même préfacé les deux volumes de poèmes de Rome Deguergue pré-cités. . Le premier volume est illustré par de magnifiques photographies de Patrice Yan Le Flohic et le second l’est avec éclat par l’artiste plasticienne Dominique Médard.
A la fin de cette même année ce sont les excellentes petites éditions Le Poémier de Plein Vent, de Bergerac, qui proposent un assez long poème composé de très courtes strophes irrégulières de courts vers libres, Ex-Ode du Jardin, toujours illustré, éclairé par le même photographe.
Cette arrivée brillante et multiple sur la scène littéraire francophone est d’autant plus remarquable que Rome Deguergue est germanophone par sa mère allemande italienne et n’a vécu en France, son pays paternel, qu’à partir de sa septième année. En effet, expatriée de la Sarre, elle désapprend la langue allemande au profit du français et quitte l’hexagone dix ans plus tard, pour pérégriner de part le monde ! Grande voyageuse qui a parcouru les pays arabophones et de langue anglaise avant de s’installer sur les rives de la Garonne, elle doit paradoxalement à son origine et à sa vie polyglotte l’amour de notre langue dans ses subtilités étymologiques et jusqu’en ses dialectes régionaux, en même temps que de cette partie de la France où elle a, selon son expression, finalement « posé ses valises ».
Autre caractéristique non ordinaire de son inspiration, la polyphonie thématique et stylistique, qui va d’un quotidien individuel multiple dans Vapeurs fugitives à des ambitions non-personnelles et tragiques dans Carmina, mais qui avec Accents de Garonne et Visages de plein vent traduit un appel de la terre élémentale, de l’eau, du vent, qui, conjugué avec l’histoire passée et présente de la région, célèbre « la belle Garonne » chère au cœur de Hölderlin, le Bassin d’Arcachon avec sa Dune du Pyla, et plus douloureusement les blockhaus légués par la seconde guerre mondiale au rivage aquitain.
Accents de Garonne descend le cours historique du fleuve depuis le Garuna des Romains et du proconsul des Gaules Marsala et avant eux peut-être du dieu Garon, puis évoque les invasions wisigothes, jusqu’aux derniers embellissements - tellement attendus - de la Rive droite de Bordeaux à La Bastide. C’est un fleuve bien vivant, avec les accidents de sa topographie, les Iles, le mascaret, mur automnal annuel... et toute sa toponymie de petites villes en amont et en aval du Port de la Lune... des localités aux noms familiers et mystérieux à la fois qui enracinent sa vie de fleuve dans le concret de la terre et créent une connivence avec les lecteurs.
« Je te veux, Garonne !/ Je veux défier tes tourbillons/...Je te poursuivrai jusqu’à ton embouchure/ où tu perds ton nom »... (p.50)
VOLS (p.16)
A la saison rousse je veux revoir le passage des vols d’alouettes de grives
les canards les bécasses au premier givre
& les vanneaux en janvier
quand les forsythias se seront embrasés dans une tonne je me loverai
dans une attente de tourterelles d’oies cendrées
Dans un paysage de rêve fragile
dérive la gabare pauvre fantôme piqué de falaises
avec son infaillible instinct
remonte-t-elle encore le temps de la marée ?
Blaye Bourg défilent les collines de Lormont où déjà se dessinent
le pourpre le jaune des peupliers d’argent et des chênes
où jeune homme Friedrich saluait la ‘belle Garonne’
où enfant je torturais l’informe terre glaise
c’était avant avant d’aller à Tübingen
Les oiseaux de mer accompagnent les remous de l’étrave
les vagues éclatent sur mes flancs
je suis gabare je suis vaisseau
les bruits de la rivière se font plus graves
Ferme les yeux hume ces anciennes odeurs
d’argile de rhum de fougère & de raisin
à Bassens reconnais les effluves de maïs de soja
l’odeur tenace des bois tropicaux
d’Afrique de l’ouest du Togo
imagine les voix des chants noirs
Ecoute le peuf-peuf du petit caboteur
chargé de vin de bois des Landes
tandis qu’un pilote avec le flot
remonte le bois de Finlande.
Le deuxième recueil du volume, Visages de plein vent, sous-titré « Du lit de Garonne aux crêtes de la dune du Pyla Bassin d’Arcachon - Aquitaine » dessine la côte mais est surtout le lieu d’une méditation sur l’immensité océanique ; le poète interroge le sens de l’existence et la pertinence de la langue - « En ‘contact’ vertical avec le sable/ Le mot sable n’aide pas à le toucher ». Interrogations métaphysiques aussi : « - Je crois-/ Je ne crois pas/ Je crois croire-/ Je ne crois plus// - Que dois-je croire enfin ? » (p.57)
« Connu - reconnu - inconnu / libéré du connu / recréer la sensation de l’étonnement / LA DUNE / regardée observée maintes fois gravie / libère encore de l’inconnu » (p.68).
Réflexion aussi sur les drames de l’Histoire immédiate : « A un fil se balance - la grosse pomme -/ Tandis que les jumelles font trois petits tours & puis / S’en vont mordre la poussière » (p.57).
La Côte elle aussi est lourde de souvenirs historiques douloureux, aujourd’hui à demi enfouis dans les mémoires comme les blockhaus dans le sable : tel est le message de la troisième partie, Mémoire en blocs.
AU BOUT DU BOUT AU BOUT DU CAP (p.85)
quelques bulles du rêve de conquête témoignent encore ici du mur de
l’Atlantique
ce mirage de béton aux arêtes sans poisson
aux recoins visités par l’ombre & l’inutile poison
n’en finit pas d’exposer impudique son ventre comiquement tragique
hier encore au bout du bout au bout du Cap
des Aryens casqués bottés au parler guttural
foulaient le sable jaune de la pointe du Cap
aujourd’hui les mastodontes couchés sur le flanc râlent
les marées d’équinoxe fouettent les énormes corps
les vents de nordé claquent sur d’immenses charniers
déchiquetés démantelés ils offrent la ferraille de leurs os morts
rongés par le sel de l’océan supplique dirigée vers un ciel muet.
Le deuxième volume de poèmes, Vapeurs fugitives et Carmina, s’écarte sans la quitter de l’Aquitaine par une thématique de destins humains liés à une actualité planétaire :
BUG (p.40)
De la nuit du désespoir
d’une fin de siècle cyclonique
veule et bâtarde
je conserve un goût amer
mer de boue
eaux tourmentées de Garonne
sorties de leur lit pour noyer le mien
tourbillonnantes criminelles rafales
frappent et volent les grands anneaux du temps
les barreaux sombres des Landes et du Médoc
choient l’ombre croît
la peur s’installe
le progrès détricote ses bienfaits
maille après maille s’en vont les ans
bougie au pied d’argile vacille
au-delà des maux
l’homme apprivoise la magie du feu
et en dehors des mots
saisit le cri vengeur du langage de la nature
La seconde partie du volume se réclame à la fois de Carmina Burana de Carl Orff et de « Léo Ferré dans Le mal-aimé » et se présente comme « une sorte d’Epopée, d’Odyssée, de chemin initiatique à rebours, d’anti-quête de spiritualité, de recherche d’une autre humanité. L’ ‘action’ peut se situer, aussi bien au temps de la première croisade du 11e siècle que durant la 2nde guerre mondiale du 20e siècle (mêmes pogroms) ou encore s’appliquer, en ce début du 21e siècle, à la guerre déclarée ‘contre les forces du mal’ de ‘nouveaux croisés’. »
Nous suivons « la route sinueuse du moine Simon » en de courts versets où le chœur alterne avec le récitant :
7. CAREME (p.90)
CHŒUR
jour et nuit
repentance
nuit et jour
dieu est amour
RECITANT
amour me fit verser mille pleurs
pour cette jeune fille en tunique rouge
jamais ne la reverrai
ni ses yeux ni sa bouche
mon bateau vole
mon cœur balance
poisson maigre
et sel dans mes veines
CHŒUR
noire pénitence
Après chaque recueil des didascalies précisent les intentions du poète. Il en va de même pour Ex-Ode du Jardin, dont les intentions sont pourtant explicites, même si le poète a su en dégager de tout réductionnisme trop personnel, entre autres par la forme infinitive des verbes qui l’expriment, le contenu lyrique : joie et tristesse de retrouver le jardin familial, presque ancestral, tout « illuné » - terme magnifique - et silencieusement bruissant de souvenirs après la « boue de l’égarement », avec ses « graines pérégrines » - ici aussi une expression magnifique qui résume à elle seule tous les contraires dont est tissée une existence, espace clos du jardin, d’une vie, et espaces ouverts du voyage et de la méditation, fuite du temps et présence foisonnante de plantes, de fruits, d’animaux qui rampent ou volent ... Impermanence mais fécond retour du même résumés dans ce « jardin chaosmique ». Tentative d’une totalité réconciliée aussi entre
La - voix du père
Le - chant de la mère ...
& si dans ce lieu le temps
n’était pas qu’une épreuve
aller vers l’essentiel :
l’impermanence faite jardin