« Mes frères, restez fidèles à la terre, avec toute la puissance de votre vertu ! Que votre amour qui donne et votre connaissance servent le sens de la terre. Je vous en prie et vous en conjure. [...]
Ramenez, comme moi, la vertu égarée sur la terre - oui, ramenez-la vers le corps et vers la vie ; afin qu’elle donne un sens à la terre, un sens humain ! » [1]
Parmi ceux qui semblent avoir entendu cette injonction nietzschéenne, Kenneth White occupe à notre avis une place de choix. Dans la lignée de Victor Segalen et dans la perspective des rapports entre Orient et Occident, il construit l’œuvre la plus intéressante de la seconde moitié du XXe siècle. Dans l’œuvre riche et foisonnante de Kenneth White, dont l’ambition n’est pas mince, le recours aux essais n’est pas superflu (il en convient lui-même) pour comprendre ce qu’il entend ‘faire’. Parmi ceux-ci, nous choisissons d’étudier et commenter plus particulièrement le premier, La Figure du Dehors (1982), qui donne l’orientation générale de son cheminement, et un plus récent, Le Plateau de l’Albatros (1994), qui voit l’infléchissement de sa pensée vers une problématique plus spécifique.
C’est donc de Nietzsche - entièrement lu entre dix-huit et vingt ans - que se prévaut Kenneth White dès La Figure du Dehors. Le projet whitien consiste en « la mise en jeu d’une nouvelle manière, exaltante mais sans enthousiasme criard, de penser et d’être au monde. » [2] Nouveauté par rapport à quoi ? Aux soubassements de la société moderne qu’il exècre sous toutes ses modalités. A cette époque, White définit ainsi les lignes directrices de la démarche qu’il veut fonder :
« [...] je dirais que nous allons vers une vie moins enfermée dans le socio-personnel, un champ épistémologique plus large, une éthique plus vigoureuse, une vision esthétique du monde, une poésie du cosmos - toutes choses qui essaient, malgré tout, de faire leur chemin depuis un certain temps. » [3]
En effet, toute une part du travail de Kenneth White vise à repérer, dans toute l’histoire de l’humanité, des précurseurs à son projet afin de constituer une grande famille spirituelle. Cette attitude, qui s’accompagne dans certains essais de citations que d’aucuns jugèrent pléthoriques, témoigne d’une tentation encyclopédique qui entend se hausser à l’émergence d’une nouvelle civilisation, mais qui pourrait aussi être interprétée comme le désir de fournir le plus grand nombre de cautions possible.
A l’instar de poètes tels l’Américain Henry Thoreau, Arthur Rimbaud ou Victor Segalen, mais aussi à l’image du japonais Bashô, maître en haïkaï, Kenneth White souhaite engager l’homme entier dans une aventure poétique. Davantage qu’une approche holiste, la démarche de White à ses meilleurs moments sait rester esthétique, au sens nietzschéen du terme [4]. Mais au-delà de son attachement à Nietzsche, qui se traduit par la volonté délibérée d’être unzeitgemäß (inactuel, intempestif) et par l’attachement à l’idée de contribuer à un dépassement du nihilisme, Kenneth White est très influencé par la pensée de Martin Heidegger. Heidegger reproche - dans ses deux volumes de Nietzsche (1961) - à l’auteur de Zarathoustra de n’avoir pas dépassé la métaphysique. Nietzsche serait ainsi resté dans une philosophie de valeurs (Werte) au lieu de prendre en considération la question de l’Être [5]. L’oubli de l’Être est donc le souci premier de la pensée heideggerienne qui estime que toute l’histoire de la métaphysique, des présocratiques à Nietzsche, est l’histoire de cet oubli [6]. Le rôle de la pensée, pour Heidegger, est ainsi de retrouver une vie authentique pour habiter poétiquement la Terre.
« L’esprit celte est le plus oriental... »
Nous touchons précisément à ce qui fascine Kenneth White chez Heidegger : le rapport de l’Être au langage. Et c’est aussi ce qui fait leur lien avec l’Asie. Assez justement, et avec l’érudition qu’on lui connaît, Kenneth White remarque que l’intérêt pour l’Orient tel qu’il s’est manifesté en Europe depuis le XVIIIe siècle peut être envisagé à partir de la question suivante : « où trouver, comment parvenir à réaliser une plus grande densité de vie ? » [7] Nonobstant un orientalisme douteux dont on retrouve l’expression jusqu’à la fin du XXe siècle, White constate avec satisfaction que d’autres en Occident sont comme lui « en quête de quelque chose de bien plus substantiel que des signes » [8], une « langue originelle » [9] qui permette de « retrouver le ‘primitif’, [de] revenir au langage comme acte, comme force projective qui non seulement réalise l’homme, mais ‘ouvre à des dimensions plus grandes que l’homme’ » [10]. En somme l’« Orient conçu pour le moins comme l’approche d’une source claire, d’une autre manière d’être, d’un contact renouvelé avec la terre. » [11]
Pour surprenant que cela puisse paraître, la démarche de Heidegger vers l’Asie est similaire. Il est d’usage en effet de mettre en évidence les affinités du philosophe avec la pensée grecque. La contribution des pensées asiatiques est souvent passée sous silence, probablement pour les raisons avancées par Roger-Pol Droit dans L’Oubli de l’Inde [12]. Otto Pöggeler précise ainsi que Heidegger « réclamait un ‘nouveau penser’ » et qu’il « chercha à s’emparer de l’impulsion pour un tel penser dans une spiritualité encore vivante en Asie. » [13] Comment unir l’attrait pour la Grèce et celui pour l’Asie dans un même élan ? Kenneth White a son idée sur le pourquoi et le comment.
Il met ainsi en évidence, et de façon fort probante, les affinités, voire les troublantes similitudes entre la « culture celte (ou hyperboréenne, ou eurasiatique) » [14] et le monde grec. Selon lui, il est une certaine Grèce asiatique, celle des présocratiques, d’Homère, qui fut étouffée par l’influence athénienne dont Socrate est comme l’incarnation. Au Nord-Est de la Grèce athénienne s’épanouissaient selon White des peuples qui devaient constituer « la grande celtitude » dont l’origine n’est « ni l’Irlande, ni l’Écosse, ni le pays de Galles, ni la Bretagne [mais] le Caucase et la Scythie. » [15] Il relie même les Celtes aux Asiatiques en écrivant que « c’est [...] l’esprit celte qui est le plus ‘oriental’. » [16] Par quoi il faut notamment entendre un esprit « libéré du rationalisme, du réalisme et du matérialisme afin d’être ouvert aux intuitions directes, aux ‘saisissements’ ». [17]
Ces qualités, Kenneth White les scrute en son fort intérieur lors d’un voyage dans le Nord du Japon. Mettant ses pas dans ceux de l’illustre poète Bashô, White explique quelle est leur commune conception du voyage :
« L’idée du voyage zen, ou, disons, du voyage méditatif (tabi : voyager sans but et sans raison), était de se ‘laisser aller avec les feuilles et le vent’, de dériver, sans attaches (hoge). Cela impliquait de vivre dans le fuga (fu : le vent ; ga : le beau), c’est-à-dire avec le sens de la beauté éphémère. » [18]
Mais pour qu’advienne ce saisissement par la beauté du monde il faut « retrouver le paysage archaïque, sortir de l’ère de la névrose et de la séparation » [19] comme Artaud. En effet : « Nous avons trahi le vrai monde. » [20] A qui ou à quoi incombe cette trahison ? Au rationalisme, qu’il soit grec, à l’origine, ou cartésien-newtonien deux mille ans plus tard. La notion de ‘chose’, ou d’‘objet’, suppose l’existence d’un ‘sujet’ séparé. Or ces deux notions de ‘chose’ et de ‘sujet’ sont des fictions qui ne correspondent à rien de ce que nous rencontrons dans notre expérience du vivre ou du corps propre. La ‘chose objectivée’ selon Nietzsche, rappelle Michel Haar, est « la chose privée de son énergie, de son auto-production, réduite à une formule mathématique », et « le ‘fait’ scientifique résulte de l’oubli du faire comme auto-production originelle des faits. » [21] Quant au sujet, White se souvient qu’il n’était déjà pour Hume « qu’un continuum de sensations et de perceptions » [22]. Le bouddhisme zen et le taoïsme n’en font pas plus de cas. Le poète écossais dresse un saisissant portrait de lui-même, ‘celtaoïste’ comme il écrit, à travers celui de Bashô :
« Basho lui-même, comme je l’ai déjà dit, n’était pas moine zen. Il étudia le zen, c’est vrai, en retira beaucoup, mais ne fut jamais totalement ‘zenifié’. Il essaya simplement d’approfondir quelques notions générales, sans se plier à aucune discipline imposée. Trop homme de mouvement pour cela, trop désireux de rester ‘un homme du vent et des nuages’. Les idées générales qui l’accompagnaient étaient peut-être celles-ci : une conscience de l’impermanence, du caractère transitoire de chaque chose ; un sens fluctuant de l’identité personnelle, l’esprit étant considéré comme un jeu d’instants [...] ; et une perception claire des choses de la nature. C’était une voie poétique (profondément ancrée dans le réel) qu’il suivait et propageait (‘semer les graines du haïku’) plutôt que la pure voie du Bouddha. » [23]
Ce portrait admiratif qu’il dresse du poète japonais est aussi caractéristique de ce que White appelle la celtitude, et dont il sent l’atavisme en lui-même. Au-delà, ou en-deçà (les deux étant intimement liés) du portrait de l’homme ‘du vent et des nuages’, Kenneth White établit le portrait du poète. La métaphore « semer les graines du haïku » doit se comprendre au sens propre d’une relation ontologique entre nature et langage.
Lorsqu’il parle du Celte Yeats pour qui « vivre une vie mythique, c’est [...] vivre une vie principielle, une vie originelle, ‘mariée aux rochers et aux collines’ » [24], Kenneth White revient à ce point nodal de sa démarche où le langage devient acte : « c’est à cette condition seulement que l’ego (cette habitude sociale du corps) pourra devenir ‘homo maximus’ et que le vers pourra devenir ‘sensation d’univers‘. Autrement, on reste plus ou moins artistiquement dans le jeu codifié. » [25] La ‘poésie de plein vent’ à laquelle aspire White se laisse-t-elle situer entre les pôles opposés du cratylisme et de la convention ? Il ne faut guère être poète pour saisir intuitivement que la convention ne saurait rendre compte de ce qu’est le langage. Pour ce qui est d’atteindre à l’en-soi des choses, la réponse est moins directe. Cela tient, nous semble-t-il, au fait que Kenneth White, à chercher de nombreuses références qu’il voudrait subsumer par son entreprise poétique, entretient parfois le lecteur dans un certain flou.
Heidegger et l’Asie
Ainsi en associant à deux pages d’intervalle les noms de Heidegger et Ponge peut-il faire accroire que leur démarche à tous trois est semblable [26]. Essayons de voir si cette association est pertinente. Kenneth White cite un passage de Méthodes où Francis Ponge écrit : « [Les poètes] s’enfoncent dans la nuit du logos, - jusqu’à ce qu’enfin ils se retrouvent au niveau des RACINES, où se confondent les choses et les formulations. » [27] Là où Ponge écrit ‘formulation’, White écrit ‘formule’. La substitution engage une nuance de sens qui n’est pas anodine. Différence de l’acte à l’état. Du reste Kenneth White est cohérent avec lui-même, puisque les lignes précédant la citation de Ponge disent : « En même temps qu’il pénètre aux sources de lui-même, le poète pénètre aux sources du langage, éprouvant les mots dans leur substance et non pas seulement dans leur signification. » [28] Parler en l’occurrence de substance (à rapprocher de formule) c’est infléchir la pensée de Francis Ponge vers un essentialisme du langage qu’il ne revendique pas. Ou, si l’on préfère, vers une essence poétique de l’homme, comme le propose Martin Heidegger.
Comment prouver en peu de lignes que Ponge et White n’ont pas le même rapport au langage ? Ce pourrait être en rappelant que le premier fait du dictionnaire (on sait son amour pour le Littré) un tout, un monde qu’il prend comme tel, et que le second cherche une langue originelle. Ou citer Ponge, qui est catégorique :
« On ne peut pas passer. [...] Il y a donc d’une part ce monde extérieur, d’autre part le monde du langage, qui est un monde entièrement distinct, entièrement distinct, sauf qu’il y a le dictionnaire, qui fait partie du monde extérieur, naturellement. [...] On ne peut pas entièrement, on ne peut rien faire passer d’un monde à l’autre [...]. » [29]
C’est la raison pour laquelle Ponge dit qu’il n’est pas mystique : « ces deux mondes sont étanches » [30]. Qualificatif qu’il faut peut-être réserver à Kenneth White que hante « le désir d’un monde sans faille, la nostalgie de l’unité et d’une expérience unificatrice » [31]. Il effectue d’ailleurs à cette fin une synthèse audacieuse de différents aspects de l’existence humaine.
Ce qui fait la remarquable caractéristique de White est son infrangible désir d’aller voir, sentir, écouter, toucher et goûter le Dehors. La seule force susceptible de permettre une sortie hors des divers conditionnements auxquels l’homme est soumis, c’est « l’énergie d’eros, errante et aberrante, qui, réprimée dans l’ordre, jaillit soudain et, comme un vent violent, bouleverse l’ordre objectif des choses pour révéler un chaos » [32]. Prenant précisément ses distances avec la mathesis, ou volonté rationnelle d’expliquer le monde, de l’arraisonner, Kenneth White met petit à petit, au fil de son œuvre, l’accent sur ce qu’il appelle le ‘chaoticisme’. Dans Terre de diamant (1982), il écrit qu’« en fait, dans le chaoticisme, il n’y a ni sujet ni objet, ni réalisme ni idéalisme. » [33] Façon de suggérer qu’il se situe hors des catégories habituelles de la philosophie. Il y revient plus longuement dans Atlantica (1986) avec un long poème : « Le manifeste chaoticiste ».
L’ambition du poète y est d’arriver à l’expression fragmentée et chaotique de la réalité. « C’est tout le sens du néologisme ‘chaoticisme’ : cette réalité chaotique première est la source même de la cohérence du monde ; c’est du lumineux chaos des éléments que surgit la cohérence primordiale donnant sens à la présence de l’homme au monde. » [34] Et pour White, qui suit Heidegger, cela ne peut passer que par la Parole :
« [...] mots sans langage
syntaxe fragmentaire
et pourtant cohérence
poème-chaos
ceci
qui vient
Ereignis
hah ! » [35]
Les deux derniers mots suffisent pour déceler les influences de White : un terme essentiel de la pensée heideggerienne ; une interjection, d’usage fréquent dans les haïku. « Ni le moi, ni le mot, mais le monde » [36] dit White ailleurs. Le ‘moi’, illusion de l’ego, doit disparaître en tant qu’obstacle à la perception du monde : « l’homme est un objet de la nature, il doit retrouver sa corporéité » ou « proprioception » [37], d’après le néologisme du poète américain Charles Olson. De la sorte, l’esprit, qui vit de l’expérience du corps dans la nature, tend vers l’essentiel. Kenneth White a recherché cette expérience dans les sotériologies asiatiques.
Ce sont le bouddhisme mahayâna (dit du ‘Grand véhicule’) et particulièrement le tantrisme du vajrayâna (‘véhicule du diamant’, vajra : foudre), ainsi que le taoïsme qui l’ont fasciné. Le yoga et la méditation dhyana, passés en Chine (où ils furent mâtinés de taoïsme) sous le nom de tch’an, puis au Japon sous le nom de zen enseignent à s’éveiller au ‘visage originel’, qui est vacuité. Mais cette voie du vide n’est pas pour Kenneth White la voie du néant, du moins d’un néant considéré négativement. C’est à la démarche nietzschéenne qu’il se rattache notamment au début des propos suivants :
« Ces voyageurs, qui sont passés par toutes les vicissitudes de l’Occident moderne et en sont sortis dépouillés du bagage encombrant de l’espoir, appelons-les les surnihilistes. Ils touchent du pied les assises rocheuses de l’être, c’est-à-dire un sol nettement défini, si dénudé soit-il. En fait, c’est cette nudité qu’il leur faut, ce dépouillement, c’est la seule chose qui satisfasse leur besoin d’aller plus loin que leurs racines et de voir au plus profond de leur nature. Ce qui retient leur attention, c’est cette ‘zone difficile’, et d’autres comme elle : l’Urgrund de Bœhme, la sunyata bouddhiste. Mais si ces expaces extrêmes les attirent, ces surnihilistes ne sont pas pour autant des adeptes de l’ascétisme, mais plutôt de l’eros. » [38]
Le terme de ‘surnihiliste’ que White semble préférer à celui de ‘nihiliste actif’ employé par Nietzsche a-t-il le même sens ? Nous ne le pensons pas. En effet le surnihilisme consiste en « l’épanouissement du négatif » [39]. Le nihilisme actif de Nietzsche, qui reposait sur le constat d’une vacuité des valeurs, est tout autre. White est sur ce point plus près de Heidegger que de Nietzsche. Pour Heidegger, Nietzsche en est resté à la notion de ‘valeur’ et n’a pas su faire le pas (hors de la métaphysique) qui aurait consisté à diagnostiquer une absence de l’Être. Or pour Kenneth White le surnihilisme est « une nouvelle présence qui surgit de la négation », « une vacuité, un néant, un espace que sans doute on aurait tort de trop substantialiser » [40]...
Toujours est-il qu’il est le champ où eros se déploie selon une logique tantrique qui conduit par exemple White à explorer « les bas-fonds de Bangkok » et « la quiétude des temples » [41], façon de renforcer « les contrastes, juxtaposant plein et vide, bordel et monastère, putains et moines. » [42] Les unes et les autres ‘ouvrant la voie’ : le surnihiliste est adepte du tantrisme. La logique érotique qu’il fait sienne est explicitement développée dans plusieurs recueils : Mahamudra, le grand Geste (1979) et Terre de diamant. Il y transmet sa « recherche érotique et logique de la présence - une présence autre. » [43] Et pourtant cette altérité ne lui est qu’un horizon à dépasser pour aller vers le Même :
« La genèse de la poésie suppose donc un rapport sensuel à la terre en même temps qu’un rapport sensuel au langage - une fusion de l’eros et du logos qui brise l’ordre établi des choses et des mots. Cette fusion fondamentale de l’eros et du logos en implique d’autres : fusion du moi avec le tout, du cognitif et de l’affectif, du plaisir et de la raison. Fusion d’identités et d’idées.
Eros signifie une nostalgie d’unité, un élan vers l’unité, et le logos originel, que le poète découvre, est l’expression de cette unité. » [44]
Une note en marge de Terre de diamant va dans le même sens : « Le titre de ce livre n’est pas seulement ‘poétique’, il est aussi gnostique. » [45] Par là Kenneth White confirme que son éclectisme philosophique a pour but la connaissance (gnose) suprême des mystères de l’Être, même s’il faut en l’occurrence écarter toute connotation idéaliste. Selon Olivier Delbard, la quête de l’Orient chez White pourrait se ramener au cheminement suivant : « le corps féminin est un texte à déchiffrer et le texte est le corps d’une réalité lumineuse de l’esprit. » [46] Voici qui le rapproche de Lanza del Vasto écrivant dans son Pèlerinage aux sources (1943) : « Lingam veut dire Signe et Lingam veut dire Phallus. C’est la clef magique. Devant lui, toute forme s’ouvre comme une porte. » [47] Lequel des deux a pu écrire : « L’œuvre est donc une forme intérieure, une clef pour introduire à l’intérieur des formes, pour déchiffrer les choses. Car chaque chose a son chiffre étant un hiéroglyphe dans le texte du monde » ? [48] Même si White est plus proche d’un Lanza en bute au cheval vigoureux de son désir que de celui qui l’a reconduit à l’écurie, il n’en reste pas moins que la tentation gnostique entraîne parfois le poète écossais à la limite extérieure de l’hérésie métaphysique [49]. Ce d’autant plus que la pensée de Martin Heidegger l’y encourage.
Kenneth White estime en effet que l’eros et le logos possèdent une relation d’ordre ontologique : le logos « plonge ses racines dans l’expérience érotique » [50] parce qu’il est comme elle élan vers l’unité. S’appuyant sur les présocratiques, il rappelle que malgré leur sens tragique de la séparation ils affirmaient la nécessité d’être en harmonie avec ce logos :
« Le but des présocratiques était de retrouver le sens cosmique, et de mettre l’humanité de nouveau en rapport avec celui-ci, en créant ou en re-créant une langue fondée sur des analogies avec le logos abstrait, trouvées dans le monde sensoriel - de restaurer une relation perdue, un contact primordial. » [51]
Cette approche d’Héraclite prend appui sur la pensée de Martin Heidegger pour qui la parole ne provient pas de l’être : c’est l’être qui est langage : « L’essence (ou l’être) de la parole est la parole de l’essence (ou de l’être). » [52] Au poète, attentif au monde, à son écoute, de ‘nommer’ les choses et de les faire advenir :
« Le Poème, ce n’est pas un quelconque vagabondage de l’esprit inventant çà et là ce qui lui plaît : ce n’est pas un laisser-aller de la représentation et de l’imagination aboutissant au réel. Ce que le Poème, en tant que projet d’éclaircie, déploie et projette en avant dans le tracé de la stature, c’est l’ouvert, qu’il fait advenir, et de telle sorte que ce n’est que maintenant que l’ouvert au sein de l’étant fait parvenir celui-ci au rayonnement et à la résonnance. » [53]
Cette conception du langage n’est pas cratylienne, elle ne prétend pas donner accès à l’en-soi des choses, à leur être, « car la différence ontologique ne peut pas s’inscrire en tant que telle dans la langue : il n’y a donc pas de langage ontologique, pas plus qu’il n’y a de possibilité d’adéquation à l’origine. » [54] Il faut cependant remarquer la valeur supérieure accordée au langage : « Installant un monde, l’œuvre fait venir la terre. [...] L’œuvre porte et maintient la terre elle-même dans l’ouvert d’un monde. L’œuvre libère la terre pour qu’elle soit une terre. » [55] Par le fait qu’être et parole coïncident (« Le langage est la maison de l’être » [56]) et que le langage n’est pas une production humaine, ce que le Poème fait advenir, c’est ‘vraiment’ la terre : « Installant un monde et faisant venir la terre, l’œuvre est la bataille où est conquise la venue au jour de l’étant dans sa totalité, c’est-à-dire la vérité. » [57] Le nouveau nom de l’être est alors Ereignis, c’est-à-dire « l’entre-appartenance (Zu-einander-gehören) de l’homme et de l’être » [58] :
« Ainsi le langage n’est rien d’autre que l’Ereignis lui-même. Le rapport de l’être à l’homme est un rapport herméneutique, en tant que l’homme, messager de la duplicité (Zwiefalt) de l’être et de l’étant, c’est-à-dire de l’éclaircie elle-même, est issu d’elle et pourtant la produit (en tant que l’homme est la zone d’éclaircie). » [59]
Comme le dit avec justesse Olivier Delbard, la pensée de Heidegger est en mesure de donner « un éclairage essentiel à la démarche poétique de White. » [60] Ainsi peut-on lire certaines intuitions du poète à la lumière de la philosophie de l’Allemand. Outre la confiance dans le langage, que tout poète (qu’il connaisse Heidegger ou non) porte en lui [61], Kenneth White insiste sur le fait que « la poésie est, avant tout, le sens de l’ouverture. » [62] L’acte d’écrire est ouverture « sur un espace blanc, sur un dehors » [63]. Ainsi la voie du vide peut-elle se comprendre comme une ouverture, une éclaircie sur l’être (Ereignis dans le poème cité plus haut).
Le monde blanc
L’idée d’ouverture et celle d’éclaircie rejoignent la métaphore, qui devient mythe, du ‘monde blanc’. Voici comment Kenneth White en donne une première approche :
« [...] avant d’être une idée (riche de prolongements possibles) et un mythe (contenant virtuellement un programme de vie), c’est bien une expérience, centrée sur le corps - une expérience psychophysiologique qui peut atteindre le plus haut degré d’intensité. Pour l’auteur de cet essai, c’est là l’expérience poétique essentielle, sans laquelle il n’y a pas de poésie véritable. » [64]
Avant tout, donc, la sensation et le sens de la terre. La volonté de placer le corps aux avant-postes de la connaissance poétique. Selon le poète écossais, l’expérience de la terre, qui inaugure la connaissance du monde blanc, est à la fois physique et métaphysique. L’aspect physique s’origine dans la jouissance des choses :
« Ce qui deviendra plus tard la notion, l’intuition, la philosophie, le mythe du monde blanc - dont de vagues prémonitions peuvent naître dans l’expérience initiale - est concentré essentiellement dans le corps érotique au contact des choses et des éléments : les remous de l’eau, le vol absolu des oiseaux, le corps souple du lièvre, la terre humide, les fleurs qui s’ouvrent, le tronc mince et cryptique du bouleau argenté, les lourdes grappes de baies des sorbiers des oiseleurs, les seins d’une fille... » [65]
La métaphore qui file un corps à corps nuptial entre l’homme et la terre ne s’arrête pas à l’expression d’un sensualisme bucolique, car l’ambition consiste à « être au centre de l’univers, percevoir les phénomènes aussi profondément que possible, viser un infini réseau de relations - voilà la pratique. » [66] Cela implique que le centre de l’univers soit partout, donc que tout soit en relation, et que le sujet qui perçoit puisse entrer en résonnance avec le Tout. Ce n’est possible que si le moi n’existe pas, que si le vide l’a remplacé : alors seulement peut-il se laisser pénétrer par le monde. C’est pourquoi White appelle « le chemin du vide » le « monde blanc » [67]. La pratique est ainsi fortement chevillée au yoga tantrique :
« Et le résultat est une expérience ek-statique, se dilatant jusqu’à devenir sens cosmique, ou enstatique, se concentrant jusqu’à n’être qu’une sensation lumineuse, la pointe d’un diamant.
Ainsi l’expérience érotique mène-t-elle au sens de l’unité cosmique, ou à cette sensation en pointe de diamant ; ou encore, l’eros mène au logos, le physique à la métaphysique, la relation avec les choses à la relation avec l’‘être’ même. » [68]
Le vocabulaire qu’utilise Kenneth White, surtout dans le premier paragraphe, est proprement tantrique. Mircéa Éliade définit l’état auquel le yogi parvient comme une ‘enstase’, afin de suggérer l’intériorisation du cosmos plutôt qu’une sortie de soi. La « pointe d’un diamant » fait bien sûr référence au vajrayâna qui, dans l’histoire de la pratique yogique, nous dit Mircéa Éliade, est un don du Bouddha aux hommes du kali-yuga. Les hommes de cette période la plus sombre et la plus basse des cycles cosmiques reçoivent la révélation que « le Cosmos se trouve dans le corps même de l’homme. » [69] White le dit en dans des termes plus grecs ou heideggeriens que tantriques dans le second paragraphe. Éliade :
« L’idéal du tantrika bouddhiste est de se transformer en ‘être de diamant’[...]. Pour la métaphysique tantrique, aussi bien hindoue que bouddhiste, la réalité absolue, le Urgrund, renferme en elle-même toutes les dualités et les polarités réunies, réintégrées, dans un état d’absolue Unité (advaya). La Création, et le devenir qui en découle, représente l’éclatement de l’Unité primordiale et la séparation des deux principes (Çiva-Çakti, etc.) ; on expérimente, par conséquent, un état de dualité (objet-sujet, etc.) - et c’est la souffrance, l’illusion, l’‘esclavage’. » [70]
C’est bien ce qu’expérimente Kenneth White, et si Éliade précise que « la voie tantrique comporte une initiation qui ne peut être effectuée que par un guru » [71], le poète s’en passe qui voit dans la Femme l’incarnation de la Çakti :
« Émotion mystique devant le mystère de la génération et de la fécondité, mais aussi reconnaissance de tout ce qui est lointain, ‘transcendant’, invulnérable dans la Femme : celle-ci en vient à symboliser l’irréductibilité du sacré et du divin, l’essence insaisissable de la réalité ultime. La Femme incarne à la fois le mystère de la Création et le mystère de l’Être [...]. » [72]
Un poème de Terre de diamant exprime cette rencontre aussi évoquée dans Mahamudra, celle de la sagesse parfaite (prajñapâramitâ) incarnée dans une fille de la terre. Voici le poème de cette « Fille de connaissance » :
« A présent l’espace immense
est tout autour de moi
et toi fleur d’or
tu es en moi
l’art d’Orient dont j’ai fait mon étude
c’est ta chair et tes os
la courbe de ton œil
ta langue et sa musique
en face
de tes seins nus
la religion perd toute réalité
et la beauté lisse
de ton ventre amoureux
accomplit la philosophie » [73]
On conçoit la distance qui sépare l’érotisme de Georges Bataille de celui de Kenneth White. Même si nous ne sommes pas d’accord pour reprocher à Bataille son « christianisme noir » [74], loin de nous de penser que l’érotisme whitien est éthéré. Plus délicat, c’est certain. Mais surtout plus euphorique. Tout à fait nietzschéen lorsque sa quête éroti-cosmique privilégie la danse. On se rappelle peut-être d’une proclamation de Zarathoustra qui allait dans ce sens : « Je ne pourrais croire qu’à un Dieu qui saurait danser. » [75] Kenneth White semble faire écho à cette parole ou à celle-ci, du Gai savoir : « moi aussi, moi ‘qui cherche la connaissance’, je danse ma propre danse, [je sens] que le ‘connaissant’ est un moyen pour prolonger la danse terrestre » [76]. La démarche tantrique s’arrête et déploie sa force virtuelle en une « Danse de la terre » où apparaît la féminité radieuse d’une nature élémentaire :
« Rouge, la soie
rouges, les lèvres
rouges, les mains
rouge, le sang
rouge, la terre
rouges, les pieds
rouge, la braise
rouge, le vent
rouge, le cœur
rouge, la fleur
rouge, la pierre
rouge, le feu
à la fin
dans sa nudité rieuse -
prends la danseuse » [77]
On retrouve hors de l’Inde et sous la plume de White la même association entre le rouge, le blanc et l’érotisme. C’est au Japon, pays du bouddhisme zen, certes, mais aussi (et surtout) pays du shinto que Kenneth White constate : « Dans le shinto, les symboles sexuels sont peints en rouge, comme les entrées des lieux sacrés eux-mêmes. C’est comme si le chemin vers le blanc (le blanc est la couleur propice du shinto) passait par le rouge. » [78] Ce qui retient le poète écossais de céder à ‘l’irréalisme’ [79] du bouddhisme zen est l’eros qui ne tient aucune place dans le bouddhisme hormis l’exception tantrique. Kenneth White, comme souvent, équilibre la tendance métaphysique du bouddhisme par l’ancrage naturaliste du culte shinto : il aimerait « sortir le zen du bouddhisme et le relier à un sol plus primitif... » [80] En parlant de « sol plus primitif » le poète songe au chamanisme. Or Mircéa Éliade précise que « la différence entre la technique qui aboutit à l’extase ‘chamanique’, et la méthode yogique de méditation, est trop grande pour que l’on puisse les solidariser sous quelque forme que ce soit. » [81]
Un des rêves de Kenneth White est pourtant d’enter le dépouillement spirituel - la voie du vide, le chemin vers le blanc, toutes démarches à connotations métaphysiques - sur une maîtrise des forces chthoniennes par eros. Son attrait pour le shinto semble motivé par cet espoir. « Le monde mytho-poétique du shinto n’a rien à voir avec Bouddha, remarque-t-il, mais tout avec la nature. » [82] Fidèle à sa volonté de réunir transcendance et immanence, White trouve dans le shinto ce qui manque, à son goût, dans le bouddhisme : « [Le shinto] n’a pas de dogme, pas de système métaphysique, pas de code moral, pas d’eschatologie, [...]. Absolument non formaliste, le shinto ouvre un champ d’énergie sans entrave, présente une économie psycho-cosmique totale. » [83] White ne peut que s’y sentir à l’aise, étant donné que « le poète ‘blanc’ est le nomade de [l’]espace non formel. » [84]
Le nomadisme intellectuel que White théorisa quelques années après La Figure du dehors dans L’Esprit nomade (1987) est une manifestation de liberté. C’est notamment lui qui l’amène à songer à une vaste communauté culturelle dont les affinités seraient extrêmement anciennes. Le nom qu’il lui donne à l’époque de La Figure du dehors est ‘monde blanc‘, ‘culture celte’ ou ‘culture circumpolaire hyperboréenne’. C’est à cette dernière qu’il rattache le shinto à travers les déclarations de Frithjof Schuon pour qui le shinto pourrait être la forme « la plus intacte » de ce qu’il appelle « le chamanisme hyperboréen », qui s’étendrait « à travers la Sibérie et les pays mongols adjacents, jusqu’en Amérique du Nord. » [85] La mentalité hyperboréenne serait une « immanence transcendantale, c’est-à-dire l’idée que la nature est non seulement tout ce que l’on a : elle est tout ce qui est nécessaire - à condition que l’on sache voir en elle. » [86] Et White d’ajouter : « Voir dans la nature, voir en soi-même, c’est refléter l’origine, qui est le soleil. » [87] Le monde du shinto est sûrement « trempé dans ce qu’on pourrait appeler un érotisme cosmique » [88], mais cet érotisme est-il d’origine solaire ?
Amateratsu est la divinité (kami) du soleil dans le culte shinto. Selon White l’érotisme serait lié au soleil dans l’histoire d’Amateratsu. La déesse solaire, contrariée par le comportement violent et irrationnel de son frère, se serait enfermée dans une grotte, privant le monde de lumière. Afin de l’en faire sortir, les kami délibérèrent d’envoyer la déesse Uzume exécuter une danse obscène - dans l’obscurité donc - devant la caverne. Intriguée par les rires que cela provoquait, Amateratsu sortit de la caverne tandis qu’un kami lui tendait un miroir où elle crut voir un autre kami du soleil. Un kami la retint tandis qu’on obstruait la caverne : la lumière illumina de nouveau le monde. En simplifiant le récit, Kenneth White instaure une relation de causalité directe entre l’érotisme d’Uzume et le retour de la lumière [89]. Cela entérine une conception somme toute allègre de l’érotisme, alors qu’une dimension terrifiante y existe véritablement, et pas uniquement dans l’érotisme noir (disqualifié en « christianisme noir ») de Bataille ou d’autres. Dans l’érotique mystique à laquelle White fait référence aussi, cette dimension est présente. Mircéa Éliade nous éclaire à ce propos :
« La nudité rituelle de la yoginî a une valeur mystique intrinsèque : si, devant la femme nue, on ne découvre pas dans son être le plus profond la même émotion terrifiante qu’on ressent devant la révélation du Mystère cosmique - il n’y a pas rite, il n’y a qu’un acte profane [...]. » [90]
Ainsi dans le poème intitulé « Gujarati » White métaphorise-t-il l’acte sexuel en acte de connaissance de soi et de l’Inde :
« [...] quand tu as coiffé tes cheveux
j’ai vu un art s’animer
quand tu t’es dévêtue
la pierre est devenue chair
et quand tu as ouvert tes cuisses
c’est l’Inde que j’ai pénétrée » [91]
Mais cette sublimation n’exhausse pas le poète à la hauteur d’une pleine érotique mystique et tantrique. Non pas que Kenneth White prétende accomplir un rite, mais il paraît minorer fortement la composante tragique de l’érotisme.
Ainsi, dans sa lecture du mythe d’Amateratsu masque-t-il que l’érotisme advient dans un monde de ténèbres. Certes, il provoque le retour de la lumière (du monde blanc pour utiliser le langage whitien), mais pas à lui seul. Pour qu’Amateratsu sorte de son antre il faut lui présenter un miroir. Ne pas tenir compte du miroir, c’est nier le « versant intime, ténébreux et quelquefois satanique, de la personne » [92] qui est le sien. Cette attitude, Kenneth White l’adopte dans son œuvre aussi. Certes, la blancheur absolue est terrible qui s’apparente à la mort, et le poète n’écrit-il pas :
« J’ai tout brûlé de mon savoir et maintenant
j’apprends à vivre nu avec la seule blancheur
[...]
au cœur d’un monde allègre et terrible » [93]
Pour lui l’« impossible noirceur » [94] n’est pas habitable. Si bien que « l’étroit jardin de la jouissance » [95] n’ouvre que sur un vide au fond duquel le poète entrevoit : « ah, les signes blancs » [96]. L’homophonie entre ces signes et les Cygnes sauvages apparaît notamment dans ce poème où White revient sur l’‘éclaircie’, là où l’Ereignis manifeste le lien triadique étant-homme-langage. Il a pour titre « Le Territoire » :
« Ici au pays blanc
tout arbre est un totem
tout rocher un autel
découvre - c’est ici même !
ce sol est mortel
et annihile
tout ce qui n’est pas l’essentiel
poète - ton royaume » [97]
Ce royaume est ‘blanc’. La signification archétypologique de la blancheur ne s’explique que dans un réseau d’images. Le développement lexical de la luminosité dans la poésie de Kenneth White (de ‘blancheur‘ à ‘éclaircie’ en passant par ‘diamant’), est associé à l’importance de la lumière céleste ‘bleue’ (dans La route bleue, 1983, par exemple). Voici ce que Gilbert Durand note à propos de la pureté connotée : « Cette pureté est celle du ciel bleu et de l’astre brillant, et Bachelard montre bien que ce ciel bleu, privé du chatoiement des couleurs est ‘phénoménalité sans phénomène’, sorte de nirvâna visuel » [98]. Le mythe du monde blanc qui constitue le cœur de la démarche de Kenneth White représente pour le poète, selon Olivier Delbard, « le lieu de l’être et de l’esprit [où] se confondent l’Orient et l’Occident. White, tout en revendiquant ses racines européennes, voit ce monde blanc pénétré d’une lumière orientale. » [99] Ex oriente lux, comme le proclamaient les romantiques.
On retrouve ainsi sans difficulté chez Kenneth White « une constellation symbolique où convergent le lumineux, le solaire, le pur, le blanc, le royal, le vertical » [100]. Si le poète est bien le roi du monde blanc, sa démarche tantrique s’établit sur un paradoxe : il s’agit d’une part de donner aux sens toute leur place, et d’autre part de parvenir à une élévation vers le blanc ou le bleu, donc vers un nirvanâ qui est notamment extinction des sens. Le bleu agit « dans le sens d’un ‘éloignement de l’excitation’ » et « réalise donc les conditions optima pour le repos et la retraite. » [101] D’où le dilemme dans lequel est pris White : l’érotisme ou la mystique tantrique. C’est, nous semble-t-il, la raison pour laquelle ses poèmes ‘tantriques’ ne sont pas orthodoxes. Le symbolisme vertical ou ascensionnel qui fascine White se traduit par sa passion pour les arbres et pour les oiseaux. Les uns et les autres expriment cette quête impossible du poète.
En effet si l’arbre « synthétise en lui l’unité (sa croissance verticale) et la multiplicité (sa forme foisonnante) » [102], l’oiseau, dit White, « (et pour moi c’est l’oiseau de mer, blanc), c’est cela : le transcendantal immanent. » [103] L’oiseau et sa blancheur représentent plutôt la transcendance, que les rites chamaniques (auxquels White aime à se référer [104]) symbolisent ainsi : « Le chamane, écrit Éliade, en escaladant les marches du poteau, ‘étend les mains comme un oiseau ses ailes’ » [105]. L’ascension au ciel et le vol magique, dit le même Éliade ailleurs, « traduit parfois l’intelligence, la compréhension des choses secrètes ou des vérités métaphysiques. [...] Ce mythe de l’âme-oiseau contient en germe toute une métaphysique de l’autonomie et de la liberté spirituelles de l’homme. » [106] C’est le côté métaphysique et transcendant de l’oiseau exprimé chez White par les oiseaux blancs, qui sont aussi des voyageurs [107].
L’autre advient lorsque l’oiseau est privé de sa blancheur, et surtout lorsqu’il est noir : c’est « L’Éloge du corbeau » [108] qui représente l’immanence, « le monde du dehors et de la réalité la plus dure, monde dangereux et sombre, comme l’est son cri. » [109] Comme pour White « la lumière de l’aube est la promesse d’un recommencement de l’origine, d’une réalité première, d’un nouvel envol de l’être » [110], il voit dans l’oiseau le double signe de cette origine. Le poète écossais termine en effet son éloge ainsi :
« [..] tous les oiseaux parlent
la langue de l’aurore
dans des dialectes divers. » [111]
Ainsi, lors de son voyage au Nord du Japon, les cygnes sauvages sont-ils la marque de l’origine transcendantale de l’être, et le corbeau la marque de son immanence. Entre ces deux pôles de la représentation de l’oiseau est supposé se manifester l’Ereignis. C’est toute la richesse de la poésie whitienne de l’oiseau qui s’y exprime. Si les oiseaux de mer surdéterminent le déploiement de l’être (Ereignis) c’est qu’ils portent en eux la présence du Rivage, lieu ‘géopoétique’ par excellence chez White.
Science et poésie
Sur le rivage le poète peut voir les signes d’un érotisme cosmique dans le va-et-vient de l’Océan qui se frotte à la Terre et la pénètre toujours plus avant. La présence dans le ciel des oiseaux de mer est un signe de beauté et de lucidité au sein des éléments. Quant à leurs cris, ils sont au poète un appel à entendre la parole de l’aube : « En signifiant la beauté, l’articulation première du paysage et le langage de l’aube, l’oiseau est la métaphore de la poésie pour White. [...] Il est tout à la fois le fondement, le sens et la voie ouverte de sa poétique atlantique en cours de déploiement. » [112]
« Sur le lac vide
ce matin du monde
les cygnes sauvages » [113]
White adresse donc un véritable questionnement au monde et se veut de ces « esprits qui essaient de coordonner et de concentrer ce champ [de correspondances], qui restent réceptifs aux signes sauvages, et qui savent voler. » [114] En effet, et comme le laisse entendre Olivier Delbard, le cheminement poétique de Kenneth White, tout en conservant les mêmes orientations générales, s’est enrichi d’une nouvelle ambition nourrie au suc de la science moderne. La lecture des signes que le rivage propose au poète attentif a de quoi renforcer son idée du chaoticisme. Le découpement de la côte armoricaine où il habite est à l’image de ces objets fractals étudiés par les mathématiques et qui intègrent la notion de chaos. A partir de là, il a développé la notion de géopoétique, « champ de convergence potentiel surgi de la science, de la philosophie et de la poésie » [115]. La voie de la géopoétique est une tentative pour répondre à ce que Kenneth White formulait déjà dans Le Grand rivage (1980) :
« Car toujours revient la question
comment
dans la mouvance des choses
choisir les éléments
fondamentaux vraiment
qui feront du confus
un monde qui dure
et comment ordonner
signes et symboles
pour qu’à tout instant surgissent
des structures nouvelles
ouvrant
sur de nouvelles harmonies
et garder ainsi la vie
vivante
complexe
et complice de ce qui est -
seulement :
la poésie » [116]
Dans ce beau poème qui simule le jeu des vagues et des rochers, les questions que se pose Kenneth White doivent trouver une réponse dans la géopoétique. Un peu à la façon des humanistes du XVIe siècle - notamment du Microcosme (1562) de Maurice Scève - White entend célébrer la connaissance du monde en recourant à divers domaines. Dudley B. Wilson, auteur d’une French Renaissance Scientific Poetry (1974) écrit ainsi :
« Dans cette poésie se côtoient avec profusion des thèmes et des styles qui procèdent d’une vision du monde aux facettes multiples : celles de la science, de la religion et de la magie [...]. Chaque poète pouvait ainsi se faire passer pour un mage, un prophète éclairé, capable de voir au-delà des phénomènes mécaniques et de brosser, en des vers éloquents et souvent mystiques, sa vision des relations complexes qu’entretiennent le cosmos et la créature humaine, le microcosme. » [117]
En fait, ce type de poésie intervint avant que Descartes n’inaugure un Discours de la Méthode (1637) fondé sur la réduction logico-mathématique des problèmes. Or Kenneth White entend clairement sortir de cette ratiocination cartésienne, si bien qu’on peut considérer qu’il renoue dans une certaine mesure avec la poésie scientifique du XVIe siècle. Tel jugement sur le plus grand poète scientifique de ce siècle, La Boderie, n’est-il pas applicable à White, moyennant quelques substitutions de termes relatifs à l’évolution du discours philosophique entre les XVIe et XXe siècles ?
« En mélangeant des éléments empruntés au christianisme, au néo-platonisme et au judaïsme, [il] entend faire traverser à ses lecteurs la brume épaisse des vérités multiples avant de leur donner le sentiment poétique de l’unité éternelle. Mais l’attrait réel de sa poésie vient de la virtuosité avec laquelle il puise en toute liberté et toute indépendance dans la tradition hermétique pour exprimer les vérités mystérieuses et paradoxales de l’univers. » [118]
L’apport de Nietzsche, de Heidegger et des sciences modernes change certes les données du problème, mais l’approche n’est-elle pas similaire ? White écrit ainsi, dans Le Plateau de l’Albatros :
« Pour décrire ce champ, on pourrait dire qu’il s’agit d’une nouvelle cartographie mentale, d’une conception de la vie dégagée enfin des idéologies, des mythes, des religions, etc., et de la recherche d’un langage capable d’exprimer cette autre manière d’être au monde, mais en précisant d’entrée qu’il est question ici d’un rapport à la terre (énergies, rythmes, formes), non pas d’un assujettissement à la Nature, pas plus que d’un enracinement dans un terroir. » [119]
Avec la caution philosophique de Heidegger, Kenneth White pense tenir de quoi fonder une nouvelle relation de l’homme au monde. A l’instar de Frobenius qu’il cite dans son essai, il espère contribuer à une synthèse culturelle dans laquelle l’esprit quitterait l’esclavage des faits pour « la liberté du réel » ; rationalisme, réalisme et matérialisme seraient donc abandonnés « afin d’être ouvert aux intuitions directes, aux saisissements » [120]. Passer aussi de la métaphysique « à la géographie d’un nouvel esprit, d’un nouvel espace physique et poétique » [121]. En affirmant que « la géopoétique relie, d’une certaine façon, science et poésie » [122], White construit sur du sable. Sauf si ce n’est qu’une étape : « Le monde, celui dont il est question, celui qui commence à se profiler peut-être (du moins dans quelques esprits), doit être en accord avec la terre, tout en s’en séparant, il doit y prendre son origine, tout en étant autre chose, quelque chose comme l’accomplissement de la terre... » [123] Ce qui est en homologie avec la démarche philosophique selon Heidegger : la séparation (Entzweiung) et le déchirement (Zerrissenheit) qui sont à la source de la philosophie doivent être dépassés grâce à elle pour arriver à une unité vivante (lebendige Einheit) [124].
Le même Heidegger le confirme dans son idée de chercher une ‘Parole originelle’, une ‘Parole des commencements’. Certains des pensers de Kenneth White auraient pu figurer au titre d’une Renaissance orientale, tant le poète paraît attendre de l’Orient. Ce serait néanmoins faire peu de cas de sa volonté affichée de sortir de la démarche métaphysique. C’est surtout par l’usage des arts d’Asie qu’il se fait l’héritier et le continuateur de judicieuses influences consenties durant la première moitié du XXe siècle. Chez Ezra Pound et Martin Heidegger, admirés, White trouve un intérêt pour ces ‘idéogrammes’ chinois qui n’ont cessé de fasciner l’Occident depuis le XVIIIe siècle.
Tentant de contribuer « à la mise en lumière des rapports entre la nature et la pensée » [125], qui se fasse d’une manière à la fois concrète et imagée, c’est-à-dire géopoétique, Kenneth White ne pouvait manquer de s’intéresser à la langue chinoise dont les poètes avaient tant su lui plaire. Pour lui, la langue et la poésie chinoises ont « cette perception immédiate, cette présence indivise, cette conscience des sources ontologiques, qui est absente en Occident » [126]. White estime que même chez les présocratiques cette relation était perdue :
« Le but des présocratiques était de retrouver le sens cosmique, et de mettre l’humanité de nouveau en rapport avec celui-ci, en créant ou en re-créant une langue fondée sur des analogies avec le logos abstrait, trouvées dans le monde sensoriel - de restaurer une relation perdue, un contact primordial. » [127]
Avec l’idée d’une langue « fondée sur des analogies », Kenneth White s’éloigne de Francis Ponge. Ce dernier, dans un entretien avec André Breton et Pierre Reverdy, s’explique sur « le don de l’image, de l’analogie [qui] peut malgré tout faire illusion » [128]. Il dit en effet :
« Concernant l’analogie, je dirai que son rôle est important dans la mesure où une nouvelle image annule l’imagerie ancienne, fait sortir du manège et prendre la tangente. [...] Les choses n’acceptent pas de rester sages comme des images. Quand j’aurai dit qu’un rosier ressemble à un coq de combat, je n’aurai pourtant pas exprimé ce qui est plus important que cette analogie, la qualité différentielle de l’un et de l’autre. [129]
L’ambition de Kenneth White est précisément d’exprimer cette différence, mais pour la combler aussitôt. Son espoir réside dans le fait d’aller, comme Henry Thoreau le suggérait, « jusqu’à la racine des mots [...]. Ces mots seraient tellement visibles sur la page écrite que le sens des mots s’épanouirait comme les bourgeons à l’approche du printemps... » [130] C’est ce que les idéogrammes chinois sont censés accomplir.
Les idéogrammes chinois
Dans l’exposé de cette question de la ‘valeur ontologique’ des idéogrammes chinois, nous nous placerons tantôt sur le plan de la représentation étant donné « la place qu’occupe le chinois dans notre imaginaire » [131], tantôt dans l’arène linguistique puisque représentation et arguments de linguistes interagissent fortement. Viviane Alleton a remarqué que « la confusion permanente entre langue et écriture, ou plutôt l’oubli de la langue, masquée par l’écriture, est un des faits les plus remarquables dans cette histoire de nos représentations » [132]. Il faut remonter aux Jésuites du XVIIe siècle et à leurs indications pour comprendre l’origine de la fascination des Européens pour l’écriture chinoise. D’une certaine façon, on peut dire que le chinois fascina les Européens bien avant le sanskrit, mais qu’il fut utilisé à d’autres fins qui, pour avoir été moins spectaculaires, eurent cependant une vie plus longue.
Parmi les toutes premières informations reçues en Europe, le fait que l’écriture chinoise permette de transcrire, sans modification de forme, non seulement des dialectes aux prononciations très différentes, mais aussi des langues étrangères, fut cause de l’intérêt qu’elle éveilla. La première conséquence, illustrée par la place que l’écriture chinoise occupe dans L’Encyclopédie de Denis Diderot, est « qu’on l’imagine déconnectée des formes orales et qu’on ne s’intéresse guère à celles-ci. » [133] A partir de là les théories sur l’écriture chinoise se sont déployées dans deux directions : « pour les uns, les caractères étaient un ensemble d’images, de symboles, des ‘hiéroglyphes’, pour les autres, un système de notation des idées. » [134] Ainsi l’auteur de China illustrata (1667), Athanasius Kircher, pensait-il que les caractères chinois représentaient au même titre que les hiéroglyphes égyptiens, des objets de la nature. Au sein des querelles linguistiques européennes contemporaines des encyclopédistes, où l’essentiel était de trouver une langue dont l’antériorité l’emportât sur l’hébreu biblique, le chinois connut la gloire éphémère d’être tenu pour un exemple de ce que pourrait être une langue universelle : c’est ce que Viviane Alleton nomme « le mythe universaliste » [135].
Ce sont Francis Bacon et Wilhelm G. Leibniz qui en posèrent les pierres en imaginant qu’il serait possible de concevoir, à l’image du chinois mais en plus achevé, « une langue artificielle qui serait comme un calcul de notions et, débarrassée des incohérences des langues naturelles, pourrait se lire en tous lieux » [136]. On mesure la distance qui sépare le projet de Leibniz de celui de Kenneth White : le philosophe cherche tout bonnement à rationaliser le langage, à le soumettre à une mathesis universelle, alors que le poète chercherait plutôt une langue originelle débarrassée des inconséquences de la civilisation judéo-cartésienne. Le contemporain de White qu’est Étiemble reprend clairement le flambeau de Leibniz à cet égard :
« [...] plus d’un homme averti a compris qu’intelligibles à l’œil, sans qu’il soit besoin de les prononcer, les idéogrammes chinois constituent l’écriture internationale par excellence. La Chine [...] aurait alors une chance, avec ses caractères, de fournir aux savants cet instrument qui leur fait si dommageable défaut. [...] Pour moi [...], je ne serais pas fâché qu’une grande civilisation comme la chinoise, et qui fit tant de fois ses preuves, donnât aux pauvres hommes prisonniers de leurs langues alphabétiques un instrument universel qui rendrait plus facile, incontestablement, cette ‘communication des lumières’ qu’appelait de ses vœux Leibniz. » [137]
Étiemble est le voisin de Pound en confucianisme : ce qui motive en partie leur attachement à Confucius est une « longue tradition sinophile européenne qui avait utilisé la pensée chinoise à l’époque des Lumières pour remettre en question la vérité judéo-chrétienne. » [138] Mais si White est incontestablement plus proche de Pound que d’Étiemble, c’est parce que le poète américain a une approche moins utilitaire de l’idéogramme, et qu’il reconstitue les étymologies en poète peu soucieux de la ‘vérité’ scientifique.
Viviane Alleton rapproche l’opinion ancienne et encore populaire aujourd’hui d’une langue chinoise sans grammaire, du caractère primitif qui lui est accordé. Son primitivisme est à deux faces : négative - le chinois n’a pas évolué dans le sens d’une langue flexionnelle ; positive - le chinois garde la trace de ce qui est premier, originel. La question du rapport entre la forme d’une langue et les démarches intellectuelles de ceux qui la parlent a retrouvé au XXe siècle un regain d’intérêt, chez Jacques Gernet par exemple [139], ou Martin Heidegger. L’un et l’autre mesurent le chinois classique à l’aune du grec classique pour tenter de comprendre la différence entre la pensée chinoise et la pensée européenne.
La réflexion heideggerienne s’est portée sur les penseurs grecs d’avant Aristote et Platon pour tenter de saisir le moment où le contact avec l’Être de l’étant fut perdu. C’est bien un retour sur l’origine qui se manifeste chez Heidegger : « A un tournant historique, qui doit aussi être une transition, Heidegger s’attelle aux commencements qui sont pour l’Occident la Grèce antique et pour l’Extrême-Orient Lao-tseu. » [140] Le problème nous semble particulièrement bien résumé par le titre d’un article de Chad Hansen : « Idéogrammes chinois et Idées occidentales ». Tout l’édifice idéaliste de l’Occident semble reposer sur l’invention du langage alphabétique par les Phéniciens. A partir d’eux le rapport des mots aux choses passe nécessairement par la parole et non plus par l’écriture : par la même occasion les mots formés de lettres perdent leur ‘motivation’, c’est-à-dire leur rapport direct aux choses. Heidegger n’est pas sans avoir remarqué cette rupture :
« Il pense qu’il peut prouver que le logos de la pensée n’était pas, à l’origine, opposé au mythe, mais qu’il lui était bien plutôt consubstantiel. Si les Grecs n’utilisaient plus une écriture hiéroglyphique mais adoptaient l’alphabet phonétique, alors les mots, désormais composés de lettres, devenaient à leurs yeux des signes conventionnels et fonctionnels. » [141]
Aristote ancra en Occident l’idée - qui domine les conceptions indo-européennes du langage - que le langage écrit dépend du langage parlé, c’est-à-dire que les sons symbolisent les affects de l’âme, et que les mots écrits symbolisent à leur tour les sons [142]. Si bien que le schéma opératoire du langage selon les Indo-Européens est le suivant :
Mots écrits -> Mots parlés -> Idées -> Choses [143]
L’écriture est ainsi doublement démotivée des choses non seulement par les sons mais aussi par l’intercession des Idées qui, selon Aristote, sont l’unique moyen de résoudre la question de la pluralité des signes oraux ou écrits selon les langues à l’égard d’un seul référent. Cherchant à sortir de la problématique aristotélicienne du langage, quelques poètes d’Occident ont tenté de retrouver dans le langage le cosmos. Mallarmé, avec Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, a selon Françoise Hàn « vaincu la malédiction des écritures phonétiques » emprisonnées dans le carcan de la phrase. Son ambition : que « les particules disséminées parviennent à l’ultime coïncidence forme/contenu, [et] la pensée se sera identifiée au cosmos. » [144] Segalen aussi, dans Stèles et Peintures, où la référence à l’idéogramme chinois est plus explicite. La fascination tient à la conception chinoise du langage, qu’on peut résumer par le schéma suivant où l’on percevra immédiatement les ressources poétiques de la langue chinoise :
Mots parlés -> Mots écrits -> Choses [145]
Non seulement l’intercession des Idées est supprimée, mais l’écriture semble en prise directe, ou presque, avec le monde. Il n’est alors pas surprenant qu’un philosophe comme Heidegger, persuadé de la co-présence du langage et de l’homme au monde, en soit venu à s’intéresser au chinois :
« La relation entre phusis et logos que Heidegger trouve chez Héraclite, puis la relation entre le tao et la cruche, servent l’une et l’autre à la tentative de saisir le ‘langage’, dans la plus large acception du mot, en tant qu’auto-manifestation des choses provenant du mystère qui se voile en lui-même. » [146]
C’est à cela que fait référence Françoise Hàn lorsqu’elle écrit : « Dans la distance qui toujours sépare l’homme de son langage, l’idéogramme est un dévoilement. » [147] Car pour Heidegger le sens (Sinn) de l’Être peut se lire dans les ‘traces sur le chemin’ (Wegspur) : « La trace est une menue présence de quelque chose d’absent. » [148] Il reste à savoir si cette représentation de l’idéogramme est purement fantasmatique ou si la linguistique peut lui accorder quelque crédit.
Dans sa confrontation entre les idéogrammes chinois et les Idées occidentales, Chad Hansen montre que les deux positions extrêmes des « Prohibitists » et des « Ideographers » ont faussé le débat sur la nature de la langue chinoise. Les premiers cités enjoignent de renoncer de toute urgence à l’usage du mot ‘idéogramme’, parce qu’il représenterait une sorte d’« Exotic East Syndrome », à savoir « la tendance consistant à considérer ce qui est chinois comme sapant les ‘vérités banales’ propres à l’Occident. » [149] Quant aux seconds, ils adoptent sans réserves la conception que les Chinois ont de leur langue.
C’est la notion de wen qui en constitue la base. Et l’on va voir combien le wen présuppose justement ce que Kenneth White recherche : la réintégration de l’être humain dans le grand tout cosmique. Toute mimesis en est de facto exclue par le fait qu’un esprit chinois ne saurait regarder la nature de l’extérieur, étant donné qu’il en fait partie. La fonction des signes linguistiques chinois est alors la suivante :
« Il s’agit d’affirmer la place de l’homme au sein de l’univers, l’homme, le Ciel et la Terre entretenant entre eux des relations de correspondance et de complémentarité. Le rôle de l’homme consiste non seulement à aménager l’univers, mais à intérioriser toutes choses, à les recréer afin d’y retrouver sa propre place. Dans ce processus de ‘co-création’, l’élément central, pour ce qui touche la littérature, est la notion de wen. Ce terme désigne à l’origine les empreintes laissées par certains animaux, ou les veines du bois et des pierres, ensemble de ‘traces’ harmonieuses ou rythmiques par lesquelles la nature signifie. C’est à l’image de ces signes que furent créés les signes linguistiques, qu’on nomme également wen. » [150]
Ce furent donc les sages et les héros des origines de la civilisation chinoise qui créèrent les signes dits idéographiques. : « Les sages dessinèrent presque des images des objets et ainsi symbolisèrent par des marques les premiers ancêtres des caractères [idéographiques] d’aujourd’hui. La ressemblance explique la forme des caractères, mais pas sa puissance de référence. » [151] Par là achoppent les arguments de ceux qui croient comme Leibniz y trouver une characteristica universalis dont l’univocité permettrait d’arriver à une inférence combinatoire. Hansen insiste sur le fait que ce qui est primordial dans le lien entre l’image et la « chose-type » (thing-kind) n’est pas l’« isomorphisme pictographique » mais « l’intention de ces rois-sages » [152]. A la suite de quoi chaque génération s’efforce de suivre le référentiel originel en se conformant aux instructions du sage : c’est ce que Confucius appelle ‘rectifier les noms’. L’inévitable évolution des caractères idéographiques jusqu’à ceux que l’on connaît à présent n’empêche pas leur lien avec les wen originels. Seulement, les caractères ne ressemblent plus maintenant à de quelconques objets : « Nous ne pouvons les lire à moins d’apprendre la tradition et les conventions de la langue. [...] La théorie chinoise du langage a toujours recouru à l’héritage historique pour établir ce lien au monde. » [153]
Pourtant Chad Hansen fait remarquer que l’héritage historique garde le mot écrit comme pivot, et que l’on a donc raison d’affirmer la précellence du mot écrit sur la parole, quelle que soit la langue [154]. La différence apparente entre les conceptions respectives du langage des Occidentaux et des Chinois réside dans le fait que ces derniers n’ont pas à recourir à l’Idée pour assurer le lien entre le langage et le monde. Mais selon Hansen les caractères idéographiques pas plus que les Idées ne parviennent à expliquer le sens du monde. Son avis est le suivant :
« Dans la théorie chinoise les caractères occupent la fonction que les idées s’efforcent de tenir dans la théorie occidentale. [...] Les penseurs chinois n’énoncent aucune théorie d’idéogrammes naturels, universels [...] - rien que des idéogrammes publics, historiques et conventionnels. Ils savaient que leurs idéogrammes étaient des signes conventionnels. » [155]
Françoise Hàn pense que « dans le signe phonétique [chinois], la valeur sémantique se tient en retrait derrière l’usage, mais présente, prête au jaillissement », et que « l’idéogramme est la source : miroir et résurgence. » [156] C’est effectivement ce que l’on peut estimer lorsqu’on se place du point de vue du Chinois, voire du sinologue. C’était encore plus vrai pour les rois-sages. Mais pour qui n’appartient à aucune de ces catégories, il semble que le fantasme doive l’emporter : « Dans la rêverie en miroir de l’Occident poétique, se glisse l’espoir insensé : un geste peut-être habite cette écriture, capable d’arrêter la force, la raison ou la mort. » [157] François Cheng explicite la démarche chinoise de la façon suivante :
« Supprimer le gratuit et l’arbitraire à tous les niveaux d’un système sémiotique fondé sur la relation intime avec le réel, en sorte qu’il n’y ait pas de rupture entre signes et monde, et par là, entre hommes et univers, tel semble être ce vers quoi tendent depuis toujours les Chinois. » [158]
Il n’est pas étonnant qu’un poète tel que Kenneth White y adhère. En effet le reproche fait à l’idéalisme de Platon puis à celui d’Aristote est d’avoir coupé l’homme du monde par l’instauration d’un logos limité à la raison, ce que l’invention phénicienne du langage alphabétique manifeste aussi. L’idée d’un monde du continuum tel que la langue chinoise la véhicule est alors extrêmement séduisante. White a pour sa part créé l’expression de « monde blanc ». Il a pourtant bien conscience que « l’idéogramme a commerce avec les mythes » [159], c’est-à-dire qu’il nécessite toute une vision chinoise du monde pour atteindre son efficience. Ce n’est d’ailleurs pas vraiment ce qu’il cherche, sinon il se serait fait sinologue. Donnant une main aux poètes, une autre à Heidegger, Kenneth White lâche tantôt l’une, tantôt l’autre pour la tendre vers ces ‘nouveaux scientifiques’ qui sont précisément en quête d’une vision unitaire du monde où l’homme aurait sa place. C’est ainsi qu’il s’intéresse au biophysicien (le terme est déjà explicite) Henri Atlan, auteur d’une contribution dans l’Unité de l’homme (1974). White en retient l’idée qu’« une existence unifiée est possible ‘car elle se joue dans un univers qui cesse de nous être hostile et de nous détruire, dès qu’on se laisse traverser par lui’. » [160]
Cette obsession whitienne de l’unité, incarnée par le « mythe du monde blanc », qui trouve dans le taoïsme ou l’intérêt pour les idéogrammes de quoi se satisfaire, et qui cherche une caution scientifique, ne tient peut-être pas assez compte, dans la pratique poétique, du fait qu’il n’y a pas de fait sans interprétation. Chad Hansen l’affirme pour ce qui concerne l’écriture chinoise : « Il nous faut des faits historiques, causals et conventionnels pour expliquer ce qui fait d’une collection de graphiques un langage - pour rendre compte de leur sens. » [161] Comme Heidegger, White cherche à lire la nature pour y déceler des formes, des réseaux de forces afin d’y lire « un ABC du monde » [162] : c’est le but avoué de la géopoétique.
Douleur originelle - vérités secondaires
Le problème que le recours aux sciences ‘exactes’ pose est de savoir si elles font figure de caution de ‘vérité‘, ‘d’objectivité’ aux yeux de White, ou si le poète a pleinement conscience du caractère illusoire de telles assertions. Pour parler le langage de Nietzsche, toute vérité est sur le mode impératif et non sur le mode indicatif. Wittgenstein a prouvé que la théorie de l’idée dans la conception occidentale du langage - bien après Aristote, jusqu’à Locke et Berkeley - était elle-même un langage [163]. Tout n’a donc une signification, à l’instar des idéogrammes chinois, qu’« en vertu d’une histoire conventionnelle [c.à.d. des mythes], une intention logique de se référer à l’objet qui figurait le premier sceau du type. » [164] Lorsque White définit entre autres le monde blanc comme un monde « non pas frappé d’absence, mais non interprété » [165], on peut se demander si l’interprétation doit venir d’une intention (l’impératif) ou si elle doit se soumettre à la ‘vérité’ des faits (l’indicatif).
L’autre question qui se pose, relative au monde du continuum, est celle de l’absence niée. Chez Heidegger, « la ‘pensée‘ poétique de l’art rapproche des choses tout en assurant leur distance et leur éloignement natif » [166]. Or il semble que chez White cette distance - que l’on peut concevoir comme une fissure ou un abîme - soit masquée par l’idée du chaoticisme où l’Écossais constate certes la fracture inhérente au monde, mais pour aussitôt la recouvrir par l’Unité d’un quantum de forces cosmiques.
De ses premiers essais sur Segalen et La Figure du dehors (1982) jusqu’aux plus récents comme Les finisterres de l’esprit (1998), Kenneth White a peu varié sur le principal, il est fidèle à ses intuitions premières. Voici l’orientation de sa démarche :
« On remarquera qu’avec Segalen, comme avec d’autres ‘figures du dehors’ avec lesquelles je me suis entretenu, j’essaie de faire quelques pas de plus. Si, avec Segalen, on commence nécessairement dans la dialectique idéalisme / réalisme, on en sort au moyen du nomadisme (physique et intellectuel). En nomadisant, on côtoie le nihilisme. C’est en vivant jusqu’au bout le nihilisme que l’on peut atteindre (c’est une question d’intelligence ouverte et d’énergie poétique) la ‘contrée’ dont parle Nietzsche et, plus généralement, les rives de la géopoétique. » [167]
Ainsi le poète ‘celtaoïste’ prétend-il à ce qu’il nomme le ‘surnihilisme’. Tout comme lui, Ernst Jünger espère, par sa réflexion, contribuer à dépasser le nihilisme. Il diverge cependant de White en ce qu’il affirme la connivence du nihilisme et du désir d’unité : une caractéristique de la pensée nihiliste « est sa tendance à ramener le monde, avec ses antagonismes multiples et complexes, à un commun dénominateur. » [168] Le chaoticisme et le mythe du monde blanc ont paradoxalement cette fonction. Cela expliquerait pourquoi White semble réticent à l’évocation abyssale. Francis Ponge fait ces remarques éclairantes :
« Que fait un homme qui arrive au bord du précipice, qui a le vertige ? Instinctivement il regarde au plus près - vous l’avez fait, vous l’avez vu faire. C’est simple, c’est la chose qui est la plus simple. [...] L’homme qui vit ce moment-là, il ne fera pas de philosophie de la chute ou du désespoir. Si son trouble est authentique, ou bien il tombe dans le trou, comme Kafka, comme Nietzsche, comme d’autres, ou plutôt, il n’en parle pas, il parle de tout mais pas de cela, il porte son regard au plus près. [...] On regarde très attentivement le caillou pour ne pas voir le reste. Maintenant, il arrive que le caillou s’entrouvre à son tour, et devienne aussi un précipice [...] ; on peut, par le moyen de l’art, refermer un caillou, on ne peut pas refermer le grand trou métaphysique, mais peut-être la façon de refermer le caillou vaut-elle pour le reste, thérapeutiquement. Cela fait qu’on continue à vivre quelques jours de plus. » [169]
Voilà précisément en quoi paraît consister la démarche de Kenneth White : l’art de pressentir, autant voire plus que d’autres, l’abîme, pour s’empresser de le refermer. Sans s’enfermer dans un pathos de la vérité, l’usage que White fait des ‘sciences exactes’ laisse à penser qu’il fait partie de ces « gens qui cherchent la vérité, [alors qu’]il ne faut pas la chercher » [170], dit Ponge. Une certaine manière de discerner juste puis de voiler ce qui se découvre [171].
C’est de Nietzsche et de Peter Sloterdijk que nous vient cet autre élément d’analyse : « la vérité consiste en la douleur originelle que le fait de l’individuation inflige à toute vie. » [172] La volonté constante dans l’œuvre whitienne de mettre fin à cette individuation en ‘se laissant traverser par un monde qui ne nous serait plus hostile’, en ne faisant plus qu’un avec le cosmos révèle chez lui « à l’égard de la vérité insupportable [...], de l’optimisme métaphysique » [173]. Peter Sloterdijk a cette formule magistrale : « Qui ne cherche pas la vérité, doit se croire capable de la supporter. » [174] Car le chercheur est justement quelqu’un qui veut l’éviter. Cela n’est jamais plus évident chez Kenneth White que dans l’omniprésence du ‘monde blanc’, dont la fonction vitale consiste en « l’auto-voilement de l’insupportable » [175]. Faut-il y voir la source de son intérêt pour l’Orient, dont Alain Buisine affirmait qu’il n’existe pour les Occidentaux « que voilé » [176] ? Ce serait être catégorique, alors que la question est beaucoup plus complexe.
Néanmoins, cette attitude du poète écossais permettrait de comprendre sa répulsion à l’égard de la partie abyssale de l’œuvre de Georges Bataille. Alors que White se donne - et il a bien raison - des garde-fous tantriques capables de voiler l’insupportable vérité, Bataille plonge dans l’horrible fascination pour des suppliciés chinois dont la peau découpée laisse voir les entrailles. Si bien que Kenneth White obéit de façon exemplaire à la structure de la vérité mise en évidence par Nietzsche dans la Naissance de la tragédie : « la première vérité, la douleur originelle, crée elle-même un monde de vérités secondaires supportables » [177]. Toute l’activité artistique de White s’ordonne autour de la quête de ce qui est en-deçà du voile blanc, du linceul de l’ultime vérité :
« Celui qui n’essaie pas de ramener la douleur de la naissance ou celle de la mort et qui laisse dormir l’insupportable et l’irreprésentable, peut découvrir devant soi, sans difficulté, un monde médiateur de présences sensibles. [...] Ce monde vit de ce que les hommes se laissent embarquer dans l’éphémère comme s’il était l’extrême. Mais la fleur du monde médiateur est l’art qui, dans des cas très rares, peut devenir art tragique, c’est-à-dire cet art qui est lui-même philosophe suprême. En lui l’apparaître de l’apparence est devenu réflexif et, à une hauteur vertigineuse, se révèle être mensonge, mensonge heureux et illusion la plus véridique. » [178]
***
Ainsi l’œuvre en cours de Kenneth White développe-t-elle de façon originale toute une pratique poétique qui, à l’instar de celle de René Char, s’affirme au contact des pensées heideggerienne et asiatiques. A la façon de Heidegger, White cherche à penser l’oubli de l’être pour le surmonter et retrouver grâce à la médiation de l’art un rapport originel au monde.
Kenneth White cherche la fusion de l’eros et du logos au sein d’une expérience érotique qui puisse s’ouvrir à la dimension d’un paysage, voire du monde. Il ne s’agit rien moins que de fonder le rapport du logos à la phusis sur des bases non métaphysiques pour rester fidèle au « sens de la Terre » tel que Nietzsche l’enjoignait. C’est précisément une des caractéristiques des cultures dites alternatives où Peter Sloterdijk décèle la propension suivante : « Dans la civilisation postmétaphysique [...], on commence peu à peu à s’apercevoir que le verbe n’est pas obligé à se faire chair, fût-ce de force, mais qu’il suffit de faire place aux tendances spontanées qui poussent la chair à parler. » [179] Kenneth White y est particulièrement attentif avec la géopoétique lorsqu’il dit, dans Le Plateau de l’Albatros (1994), vouloir trouver « un langage capable d’exprimer cette autre manière d’être au monde, mais en précisant d’entrée qu’il est question ici d’un ‘rapport’ à la terre (énergies, rythmes, forces), non pas d’un assujettissement à la Nature, pas plus que d’un enracinement dans un terroir. » [180]
White cherche une poïesis qui soit « adoption de la productivité naturelle » [181] par un déconditionnement envisagé, à l’instar de ce que René Daumal préconise dans « Pour approcher l’art poétique hindou » [182], comme un yoga. Le but en est la dissolution du moi au profit, sinon d’une suppression, au moins d’une délimitation nouvelle du rapport sujet-objet. Cependant White est bien conscient, comme Nietzsche, de l’utilité du sujet, fût-il illusoire, pour rester dans le supportable et pour se mettre à l’unisson de la productivité naturelle.
Sachant que le temps, après tout, n’est rien, et que quelques décennies sont peu de choses, on peut égoïstement souhaiter que le « sujet White » se dissolve le plus tard possible et continue à nous parler depuis son emplacement physique...