A l’occasion de l’ouverture des portes de Drouot sur les trésors de Breton, on sort les (souvent prétendus) survivants surréalistes de leurs boîtes, on les dépoussière un peu et on les met devant la caméra : "Monsieur X, qui avez bien connu Breton et fréquentiez le 42, rue Fontaine, que pensez-vous de cette vente fabuleuse ?". Et c’est alors une suite de lieux communs, de clichés sur le surréalisme et Breton qui n’aurait jamais voulu d’un musée et qui, oui, n’en doutez pas, aurait voulu qu’on bazarde tout cela au plus offrant !
Il y en a même eu pour dire qu’en manifestant contre cette braderie nous faisions monter les enchères ! Dans le genre n’importe quoi, allez-y franchement.
Enfin, disons-le en quelques mots : voir ces pitres médiatiques bénir ce spectacle et cette dispersion mercantile, ça fait pitié...
On se dit que ces pauvres gens auront bonne mine, demain, dans les musées et les expositions d’art moderne, car pourquoi séparer un certain discours ambiant sur Breton et son prétendu dégoût des musées de tout ce qui se fait actuellement ?
On leur donne rendez-vous aux prochaines ventes aux enchères d’autres oeuvres surréalistes, pour qu’ils vantent les mérites d’un marché de l’art qui n’en demande pas tant.
On s’attend à les voir jeter leur Pléiade de Breton, qui participe, avec tous ses documents inédits et ses scories littéraires, de l’abjecte "muséification" d’un homme qui, vraiment, du moins c’est ce qu’ils disent, n’en aurait pas voulu.
On attend aussi qu’ils nous expliquent qui, des surréalistes, aura le droit d’être exposé et "muséifié". Picabia est-il trop surréaliste pour cela ? Duchamp, Arp, Miro ont-ils leur place dans un musée ?
On voudrait aussi qu’ils nous expliquent : que faisaient les surréalistes avec leurs propres expositions publiques ? Et que serait la muséographie moderne sans l’histoire de l’art du vingtième siècle et sans le surréalisme ? Peut-on vraiment penser l’un sans l’autre ?
Mais quel verbe, penser, et quelle idée, en l’occurrence, de vouloir penser en commun, lorsqu’il s’agit pour beaucoup de gesticuler et de se déplacer mentalement dans un vieux mètre-carré d’histoire littéraire mal entretenu.
Sans même considérer la question de Breton, voir des intellectuels et des artistes - et parmi eux de prétendus esprits libertaires ! - applaudir à un phénomène marchand de cette ampleur est, en vérité, affligeant, et constitue l’un des nombreux mauvais signes de l’époque. Entre le marché, coalition d’intérêts privés, et la puissance publique, représentant idéalement la communauté des citoyens, nous avons choisi. Avec d’autres qui, dans le même temps, cherchent à préserver l’existence de musées que l’Etat semble vouloir également disperser. L’Etat, dans le cadre de ces luttes, doit être sévèrement critiqué, et certainement pas ménagé - ce que nous n’avons certainement pas fait ces derniers mois ! -, car il a conclu une alliance avec les intérêts privés.
L’idée d’un musée Breton engageait pour nous tous une réflexion sur la place d’une conservation publique des œuvres d’art modernes. Nous ne nous sommes jamais montrés satisfaits des phénomènes de loisir culturel qui se manifestent ça et là, mais nous n’avons jamais pu accepter, et n’accepterons jamais la dispersion de ces œuvres sous prétexte qu’une ouverture au public de celles-ci serait fatalement condamnée à la dénaturation de l’art moderne et à la « trahison » de leurs créateurs. Ou alors il faudrait renoncer à toute transmission des aventures artistiques de la modernité, position indéfendable.
A ce sujet, de très bonnes questions ont été posées par Hervé Le Crosnier, questions qui nous engagent tous :
– comment penser la "propriété" intellectuelle ? Les
travaux de créations sont ils soumis au même régime
que les biens matériels ?
– comment penser la mémoire culturelle, comme une succession
d’objets individualisés ayant été "soustraits" par la
préemption à l’emprise du marché, ou comme la nécessité
de préserver le chaudron de la création pour y inviter
les apprentis-sorciers qui feront la culture de demain ?
– comment penser que la culture puisse, par-delà la mort
d’un auteur ou d’une auteure, avoir un "héritier"
comme seul gardien, sans que la "puissance publique"
(seul outil actuellement pour exprimer dans ce
domaine les intérêts collectifs des générations à venir)
ait un mot à dire.
– comment enfin croire qu’un Ministère de la Culture qui
laisse faire une telle vente puisse ultérieurement
avoir quelque crédibilité quand il parlera de patrimoine ?
Il se trouvera toujours des gens pour expliquer que le
patrimoine sera d’autant mieux conservé qu’il permettra
la richesse de propriétaires privés...
Ces questions, nous nous les sommes posés pendant ces derniers mois, et elles nous occupaient déjà auparavant, mais nous nous les posons désormais d’une façon plus aiguë.
Dans ce domaine comme dans d’autres, l’Etat n’a pas seulement renoncé devant le marché, il a accompagné le marché, le ministre de la Culture promouvant une association étroite entre la culture et l’économie. Il sauvera sans doute quelques morceaux d’un ensemble unique et cohérent, mais, en effet, sa légitimité est sérieusement entamée. Nous l’attendons au tournant, comme certains des défenseurs du marché de l’art qui ont tenté d’associer l’esprit de Breton à cette sinistre cérémonie funèbre du mois d’avril 2003.