Ce sera la mère de toutes les ventes aux enchères de cette année. Dans moins d’un mois, le 7 avril, à l’hôtel Drouot de Paris, la maison Calmels-Cohen commencera la grande liquidation des quelque 4100 trésors accumulés de son vivant par André Breton, chef pontifiant du surréalisme. Vingt-deux sessions sont prévues jusqu’au 17 avril pour écouler 2500 livres, 1500 photographies, 800 manuscrits, 400 tableaux et dessins (de Chirico, Picasso, Ernst...), sans compter des relevés d’écriture automatique, des tracts et des cadavres exquis.
Les estimations frisent les 50 millions de dollars (environ 30 millions d’euros) […]
La perspective de la dispersion choque les milieux culturels français, indignés par la nonchalance des autorités politiques dans ce dossier. Un comité de vigilance fondé par les écrivains Mathieu Bénézet, François Bon et Laurent Margantin a réuni plus de 3.000 signatures, dont celles du philosophe Jacques Derrida et l’écrivain Michel Butor, sur le site remue.net. M. Margantin explique cette démarche dans une entrevue accordée cette semaine au Devoir.
LE DEVOIR. Pourquoi vous opposez-vous à la vente de la collection André Breton ? Pourquoi ne pas laisser les oeuvres circuler et aller vers qui les veut ?
LAURENT MARGANTIN. Laisser les oeuvres circuler et aller vers qui les veut, c’est le plus souvent les laisser aller vers les plus riches et les plus privilégiés, et laisser à la Bourse de l’art - chaque oeuvre sur le marché pouvant devenir un bon placement - toute la liberté d’agir, de décider sur la création artistique aussi. Or nous pensons que la notion de patrimoine culturel doit être respectée, et que c’est une des responsabilités de l’État de préserver ce patrimoine, responsabilité que l’État français, en l’occurrence dans le cas de la vente Breton, n’est pas en train d’assurer. Dans ce genre de situations, il est bon que les citoyens se mobilisent et rappellent l’un de ses devoirs à l’État. Il faut ici citer les propos de Jean-Jacques Aillagon, ministre de la Culture aujourd’hui, directeur du Centre Georges Pompidou hier, à propos de "l’exception culturelle française". Cette dernière "souligne le fait que les biens culturels sont, avant même d’être des marchandises, porteurs des valeurs, des représentations, des espoirs des sociétés et des civilisations. Elle garantit la diversité et la richesse des expressions. La politique n’étant pas un territoire de fatalités qu’il faudrait constater et subir, il nous appartient de nous engager et de nous battre
pour cette conviction-là, et de le faire avec d’autres". C’était en janvier 2002 dans le journal L’Humanité ; entre-temps, M. Aillagon est devenu ministre et a tout oublié.
Bien sûr, notre engagement n’est pas seulement motivé par des questions de principe, mais aussi et surtout par un attachement à la figure et à l’oeuvre de Breton, et à ce haut lieu de la création surréaliste que représente son appartement de la rue Fontaine. De générations différentes, les responsables de notre comité se reconnaissent une dette immense à l’égard de Breton et du surréalisme. Cette dette concerne une pratique de l’écriture, mais aussi une pratique de vie. Le surréalisme, Breton à sa tête, a bouleversé notre rapport à la littérature et à la société.
LE DEVOIR. Que suggère votre groupe comme solution de remplacement à la vente ? Et quelles sont vos chances de bloquer le processus qui semble engagé de manière quasi irrémédiable ?
LAURENT MARGANTIN. Disons-le tout de suite : notre action ayant été engagée trop tard - nous n’avons appris la nouvelle de la vente qu’en décembre dernier, en lisant le journal -, nos chances sont minces, il y a un énorme capital en jeu, et des collectionneurs du monde entier ont courtisé la femme de Breton, Elisa, pendant trente ans ; celle-ci a résisté aussi longtemps qu’elle a pu, c’est-à-dire jusqu’à sa disparition en 2000. Mais il faut saisir cette chance, même si elle est maigre. Nous avons recueilli 3.000 signatures à notre pétition, demandant l’interdiction de sortie du territoire, la préemption de tous les lots et la proclamation de l’ensemble des oeuvres - un tout cohérent — comme trésor national. Ce sont des demandes parfaitement réalisables, il y a de multiples exemples.
C’est une affaire de volonté politique. Mais bien entendu, ça gêne le commerce et beaucoup de spéculateurs du marché de l’art, dont le cynisme et la voracité sont sans frontières. Ajoutons que pendant des années les héritiers ont interpellé l’État pour que soit créé un musée ou une fondation Breton, sans succès... On a préféré autoriser la dispersion et ainsi faire plaisir aux collectionneurs privés, qui feront de ces œuvres uniques des valeurs enfermées dans des coffres-forts, inaccessibles au
public. Cette vente est le plus gros scandale culturel des dernières décennies, et une honte pour la France.
LE DEVOIR. Comment interprétez-vous cette dilapidation d’un noyau dur de la mémoire surréaliste ?
LAURENT MARGANTIN. C’est, sans aucun doute, l’un des nombreux symboles - mais quel symbole ! - d’un déclin de la politique culturelle de la France. Il y eut une époque où l’État français s’engageait dans la création d’une maison Victor Hugo en plein Paris, où il tâchait de préserver ces hauts lieux culturels à travers lesquels une figure d’exception sur le plan artistique mais aussi politique était mise en valeur. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La politique culturelle, aujourd’hui, c’est le culte de l’éphémère, de la dispersion à tous les niveaux dans le loisir culturel (printemps des poètes, marché de ceci ou de cela, etc.), le nivellement par le bas de toutes les expressions "artistiques". Il n’y a plus aucun sens de ce qu’est une culture pour un groupe de personnes (ce constat, des gens comme Breton ou Artaud le dressaient déjà, sentant que ça allait s’aggraver encore — à cet égard nous sommes en fin de course). Le surréalisme a représenté et représente encore cela : la volonté de développer une grande culture, ouverte aux autres traditions, dégagée de tous les enfermements idéologiques et sociaux, et c’est pour cela que nous devons lui témoigner notre reconnaissance en préservant ses oeuvres dans un cadre ouvert à tous. Il y va de la société de demain, de celle que nous désirons - ou pas.