La Revue des Ressources
Accueil > Masse critique > Carte blanche > À l’ombre des majorités silencieuses ou la fin du social (double (...)

À l’ombre des majorités silencieuses ou la fin du social (double extrait) 

Citation intégrale inédite sur le web des subdivisions 1 et 2
du premier chapitre de l’intitulé de Jean Baudrillard.

vendredi 6 décembre 2013, par Jean Baudrillard

Voici un double extrait de la plume même de Jean Baudrillard, pour clôturer la thématique éditoriale que La Revue des Ressources lui a consacrée, durant la première semaine de décembre, dans le cadre des manifestations pour la parution de l’ouvrage de Valérie Guillaume, Jean Baudrillard et le Centre Pompidou, une biographie intellectuelle. Nous avons rendu compte, par une recension [1], de l’événement organisé à la Bibliothèque nationale le 28 novembre [2], sous le titre « Le destin de Jean Baudrillard ». Et nous avons re-publié l’entretien de 1977 pour la revue Dérive [3] que son directeur, Guy Darol, avait généreusement diffusé sur Internet dans les colonnes de son blog et dans sa rubrique ici même, à l’occasion des rencontres internationales autour de l’œuvre de Jean Baudrillard, au Musée du quai Branly à Paris, en 2010 [4].
Il s’agit des deux premières subdivisions du premier chapitre (qui en comprend sept), inédits sur le web, du livre À l’ombre des majorités silencieuses ou la fin du social. Texte activiste radical — grand opuscule ou pamphlet — publié en 1978 dans la collection des « Cahier d’Utopie » (dont c’était le numéro quatre), un an après l’entretien sur le pouvoir dans la revue Dérive que nous venons de citer. Il paraît opportun de l’actualiser au moment où sans cesse re-édité en ouvrage de librairie ce texte est devenu une référence, en matière de sciences politiques à propos des masses dans les post-démocraties, et il poursuit d’apporter un éclairage critique incontournable sur la situation actuelle.
De plus, son verbe lucide et ironique présente une beauté qui tient à sa voix révoltée, dramaturgique, de celles précises et tendues que les écrivains forgent dans les cas désespérés, collectifs ou personnels, pour appeler à être entendus. Et bien sûr, parlant de la fin du social, c’est de notre présence collective égale à l’existence au monde qu’il s’agit ; ainsi réveille-t-il en même temps la voix hors d’elle de Stig Dagerman nous jetant à la figure que Notre besoin de consolation est impossible à rassasier.
Nous remercions Hubert Tonka, des éditions Utopie — de la revue Utopie, après le premier cycle paru aux éditions Anthropos, et avec Isabelle Auricoste imprimeur des Cahier d’Utopie à l’Imprimerie quotidienne, durant les années héroïques des coopératives et des communes, à Fontenay-sous-bois, — aujourd’hui co-éditeur Sens & Tonka, d’avoir choisi ces extraits intégraux pour correspondre à notre sensibilité de cette première série sur l’auteur... Le destin collectif en question chez Baudrillard, certainement. (A. G. C.)



Table


À l’ombre des majorités
silencieuses...
9

L’abîme du sens — Grandeur et décadence du politique — La majorité silencieuse — Ni sujet ni objet — De la résistance à l’hyperconformisme — Masse et terrorisme — Systèmes implosifs et systèmes explosifs.

... Ou la fin du social.93




À l’ombre des majorités
silencieuses...


L’auteur commence par une introduction enchaînée, sans changement de page, à la première subdivision : L’abîme du sens. ]


L’abîme du sens


Ainsi de l’information.
Quel que soit son contenu, politique, pé­da­gogique, culturel, le dessein est toujours de faire passer du sens, de maintenir les masses sous le sens. Impératif de production de sens qui se traduit par l’impératif sans cesse renouvelé de moralisation de l’information : mieux informer, mieux socialiser, élever le niveau culturel des masses, etc. Foutaises : les masses résistent scandaleusement à cet impératif de la communication rationnelle. On leur donne du sens, elles veulent du spectacle. Aucun effort n’a pu les convertir au sérieux des contenus, ni même au sérieux du code. On leur donne des messages, elles ne veulent que du signe, elles idolâtrent le jeu des signes et des stéréotypes, elles idolâtrent tous les contenus pourvu qu’ils se résolvent en une séquence spectaculaire. Ce qu’elles rejettent, c’est la « dialectique » du sens. Et rien ne sert d’alléguer qu’elles sont mystifiées. Hypothèse toujours hypocrite qui permet de sauvegarder le confort intellectuel des producteurs de sens : les masses aspireraient spontanément aux lumières naturelles de la raison. Ceci pour conjurer l’inverse, à savoir que c’est en pleine « liberté » que les masses opposent leur refus du sens et leur volonté de spectacle à l’ultimatum du sens. Elles se méfient comme de la mort de cette transparence et de cette volonté politique. Elles flairent la terreur simplificatrice qui est derrière l’hégémonie idéale du sens, et elles réagissent à leur façon, en rabattant tous les discours articulés vers une seule dimension irrationnelle et sans fondement, là où les signes perdent leur sens et s’épuisent dans la fascination : le spectaculaire.
Encore une fois il ne s’agit pas de mystification : il s’agit de leur exigence propre, d’une contre-stratégie expresse et positive — travail d’absorption et d’anéantissement de la culture, du savoir, du pouvoir, du social. Travail immémorial mais qui prend aujourd’hui toute son envergure. Antagonisme en profondeur qui force à inverser tous les scénarios reçus : ce n’est plus le sens qui serait la ligne de force idéale de nos sociétés, ce qui lui échappe n’étant qu’un déchet destiné à être résorbé un jour ou l’autre — c’est au contraire le sens qui n’est qu’un accident ambigu et sans prolongement, un effet dû à la convergence idéale d’un espace perspectif à un moment donné (l’histoire, le Pouvoir, etc.), mais qui n’a au fond jamais concerné qu’une fraction minime et une pellicule superficielle de nos « sociétés ». Et ceci est vrai des individus aussi : nous ne sommes qu’épisodiquement conducteurs de sens, pour l’essentiel nous faisons masse en profondeur, vivant la plupart du temps sur un mode panique ou aléatoire, en deçà ou au-delà du sens.
Or tout change avec cette hypothèse inverse.
Soit un exemple entre mille de ce mépris du sens, folklore des passivités silencieuses.
La nuit de l’extradition de Klaus Croissant, la télé retransmet un match de football où la France joue sa qualification pour la coupe du monde. Quelques centaines de personnes manifestent devant la Santé, quelques avocats courent dans la nuit, vingt millions de personnes passent leur soirée devant l’écran. Explosion de joie populaire quand la France a gagné. Atterrement et indignation des esprits éclairés devant cette scandaleuse indifférence. Le Monde : « 21 heures. À cette heure l’avo­cat allemand a déjà été extrait de la prison de la Santé. Dans quelques minutes, Rocheteau va marquer le premier but. » Mélodrame de l’indignation 1 [5]. Pas une seule interrogation sur le mystère de cette indifférence. Une seule raison toujours invoquée : la manipulation des masses par le pouvoir, leur mystification par le football. De toute façon, cette indifférence ne devrait pas être, elle n’a donc rien à nous dire. En d’autres termes, la « majorité silencieuse » est dépossédée même de son indifférence, elle n’a même pas droit qu’elle lui soit reconnue et imputée, il faut encore que cette apathie lui ait été soufflée par le pouvoir.
Quel mépris derrière cette interprétation ! Mystifiées, les masses ne sauraient avoir de comportement propre. On leur concède, de temps en temps, une spontanéité révolutionnaire par où elles entrevoient la « rationalité de leur propre désir », ça oui, mais Dieu nous protège de leur silence et de leur inertie. Or, c’est justement cette indifférence qui exigerait d’être analysée dans sa brutalité positive, au lieu d’être renvoyée à une magie blanche, à une aliénation magique qui toujours détournerait les multitudes de leur vocation révolutionnaire.
Mais d’ailleurs, comment se fait-il qu’elle réussisse à les détourner ? Peut-on s’interroger sur ce fait étrange qu’après plusieurs révolutions et un siècle ou deux d’apprentissage politique, en dépit des journaux, des syndicats, des partis, des intellectuels et de toutes les énergies mises à éduquer et à mobiliser le peuple, il se trouve encore (et il se trouvera exactement de même dans dix ou dans vingt ans) mille personnes pour se dresser et vingt millions pour rester « passives » — et non seulement passives, mais pour préférer franchement, en toute bonne foi et dans la joie et sans même se demander pourquoi, un match de football à un drame humain et politique ? Il est curieux que ce constat n’ait jamais fait bouger l’analyse, la renforçant au contraire dans sa vision d’un pouvoir tout-puissant dans la manipulation, et d’une masse prostrée dans un coma inintelligible. Or rien de tout cela n’est vrai, et les deux sont un leurre : le pouvoir ne manipule rien, les masses ne sont ni égarées ni mystifiées. Le pouvoir est bien trop content de faire peser sur le football une responsabilité facile, voire de prendre sur lui la responsabilité diabolique d’abrutissement des masses. Cela le conforte dans son illusion d’être le pouvoir, et détourne du fait bien plus dangereux que cette indifférence des masses est leur vraie, leur seule pratique, qu’il n’y en a pas d’autre idéale à imaginer, qu’il n’y a rien à déplorer, mais tout à analyser là-dedans comme fait brut de rétorsion collective et de refus de participer aux idéaux pourtant lumineux qu’on leur propose.
L’enjeu des masses n’est pas là. Autant en prendre acte, et reconnaître que tout espoir de révolution, toute l’espérance du social et du changement social n’a pu fonctionner jusqu’ici que grâce à cet escamotage, à cette dénégation fantastique. Autant repartir, comme Freud l’a fait dans l’ordre psychique 2 [6], de ce reste, de ce sédiment aveugle, de ce déchet de sens, de cet inanalysé et peut-être inanalysable (il y a une bonne raison à ce que ce renversement copernicien n’ait jamais été entrepris dans l’univers politique, c’est que c’est tout l’ordre politique qui risque d’en faire les frais).


Grandeur et décadence du politique


Le politique et le social nous semblent inséparables, constellations jumelles, depuis la Révolution française du moins, sous le signe (déterminant ou non) de l’économique. Mais ceci n’est sans doute vrai que de leur déclin simultané, pour nous au­jourd’hui.
Lorsque le politique surgit vers la Renaissance de la sphère religieuse et ecclésiale, pour s’illustrer dans Machiavel, il n’est d’abord qu’un pur jeu de signes, une pure stratégie qui ne s’embarrasse d’aucune « vérité » sociale ou historique, mais joue au contraire sur l’absence de vérité (ainsi plus tard la stratégie mondaine des Jésuites sur l’absence de Dieu). L’espace politique est d’abord du même ordre que celui du théâtre machinique de la Renaissance, ou de l’espace perspectif de la peinture, qui s’invente au même moment. La forme est celle d’un jeu, non d’un système de représentation — sémiurgie et stratégie, non idéologie — l’usage en est de virtuosité, non de vérité (ainsi le jeu, subtil et corollaire de celui-ci, de Balthazar Gracian dans L’Homme de cour). Le cynisme et l’immoralité de la politique machiavélienne est là : non dans l’usage sans scrupule des moyens avec quoi on l’a confondue dans l’acception vulgaire, mais dans la désinvolture vis-à-vis des fins. Or c’est là, Nietzsche l’avait bien vu, dans ce dédain d’une vérité sociale, psychologique, historique, dans cet exercice des simulacres en tant que tels, que se repère le maximum d’énergie politique, là où le politique est un jeu et ne s’est pas encore donné une raison.
C’est depuis le XVIIe siècle, et singulièrement depuis la Révolution, que le politique s’infléchit d’une façon décisive. Il se charge d’une référence sociale, le social l’investit. Du même coup, il entre en représentation, son jeu est dominé par les mécanismes représentatifs (le théâtre suit un destin parallèle : il devient un théâtre représentatif — de même pour l’espace pers­pectif : de machinerie qu’il était au départ, il devient le lieu d’inscription d’une vérité de l’espace et de la représentation). La scène politique devient celle de l’évocation d’un signifié fondamental : le peuple, la volonté du peuple, etc. Elle ne travaille plus sur de seuls signes, mais sur du sens, du coup la voilà sommée de signifier au mieux ce réel qu’elle exprime, sommée de devenir transparente, de se moraliser et de répondre à l’idéal social d’une bonne représentation. Pourtant une balance va jouer longtemps encore entre la sphère propre du politique et les forces qui s’y réfléchissent : le social, l’historique, l’économique. Cette balance correspond sans doute à l’âge d’or des systèmes représentatifs bourgeois (la constitutionnalité : Angleterre du XVIIIe, États-Unis d’Amérique, la France des révolutions bourgeoises, l’Europe de 1848).
C’est avec la pensée marxiste dans ses développements successifs que s’inaugure la fin du politique et de son énergie propre. Là commence l’hégémonie définitive du social et de l’économique, et la contrainte, pour le politique, d’être le miroir, législatif, institutionnel, exécutif, du social. L’autonomie du politique est inversement proportionnelle à l’hégémonie grandissante du social.
La pensée libérale vit toujours d’une sorte de dialectique nostalgique entre les deux, mais la pensée socialiste, elle, la pensée révolutionnaire postule franchement une dissolution du politique au terme de l’histoire, dans la transparence définitive du social.
Le social l’a emporté. Mais à ce point de généralisation, de saturation, où il n’est plus que le degré zéro du politique, à ce point de référence absolue, d’omniprésence et de diffraction dans tous les interstices de l’espace physique et mental, que devient le social lui-même ? C’est le signe de sa fin : l’énergie du social s’inverse, sa spécificité se perd, sa qualité historique et son idéalité s’évanouissent au profit d’une configuration où non seulement le politique s’est volatilisé, mais où le social lui-même n’a plus de nom. Anonyme. LA MASSE. LES MASSES.


La majorité silencieuse



[ ... ]


Jean Baudrillard, À l’ombre des majorités silencieuses ou la fin du social,
Fontenay-sous-bois, © éd. Utopie, coll. Cahier d’Utopie (no 4), 1978. Extrait, pp. 19-32.



Remerciements : Hubert Tonka, Isabelle Auricoste, Sens & Tonka
— et pour la communication de la version word des bonnes feuilles.



N. B. Sur Klaus Croissant et son contexte voir la note [7]

P.-S.

- Le logo est la couverture de la nouvelle édition à paraître aux éditions Sens & Tonka dans la collection Essai 11/vingt. C’est la seconde édition chez cet éditeur (la première dans la collection Morsure, en 1997). L’ouvrage chez Sens & Tonka est accessible dans toutes les librairies numériques et en commande dans les librairies urbaine.

- Ce livre et les autres ouvrages de Jean Baudrillard aux éditions Sens et Tonka :
http://www.sens-tonka.net/auteur/baudrillard-jean

- En tête et en pied des extraits : la couverture et la quatrième de couverture sont des scans (pardon pour celui de la 4e de couv.) pour mémoire de l’édition originale réalisée à l’Imprimerie quotidienne, en 1978. C’est l’ouvrage, couvert en Canson gris clair 170 g, à double rabat, auquel nous avons référé la charte graphique et la pagination de l’extrait que nous publions, et dont nous donnons les références bibliographiques après la signature du texte. La police d’écriture typographique des pages de la source est une Caslon d’un corps de 12, sur papier bouffant de 70 grammes des papeteries Moulin-Vieux. Format de poche 12 x 18 cm, cousu broché, 123 pages (122 numérotées). Quelques exemplaires de ce tirage sont accessibles en seconde main à des prix abordables dans la librairie sur Internet Price Minister.

- Il existe également un format de poche de l’ouvrage accru du pamphlet L’extase du socialisme aux éditions Denoël, dans la Bibliothèque Médiation (1982) — informé épuisé dans les librairies urbaines francophones à l’Étranger. En quatrième de couverture on peut lire cette note de l’éditeur : « La majorité silencieuse tous les systèmes actuels fonctionnent sur cette entité nébuleuse, dont l’existence n’est plus que statistique, dont le seul mode d’apparition est le sondage. Les masses qui la constituent ne sont bonnes conductrices ni du politique, ni du social, ni du sens en général. Tout les traverse, tout les aimante, mais s’y diffuse sans laisser de traces. Elles sont l’inertie, la puissance du neutre. C’est ce point de vue que développe Jean Baudrillard dans le présent ouvrage et c’est en ce sens que la masse est caractéristique de notre modernité, à titre de phénomène hautement implosif. »

Notes

[1Voir l’article au titre ainsi conclu : ... C’est encore à nous dire.

[3Jean Baudrillard et la question du pouvoir.

[4Jean Baudrillard au Musée du quai Branly, en 2010.

[5 1 Qui rejoint l’amertume d’extrême-gauche, et son cynisme « intelligent » vis-à-vis de la majorité silencieuse. Charlie Hebdo par exemple : « La majorité silencieuse se fout de tout, pourvu qu’elle ronronne le soir dans ses pantoufles... La majorité silencieuse, te trompe pas, si elle ferme sa gueule, c’est qu’au bout du compte, elle fait la loi. Elle vit bien, elle bouffe bien, elle travaille juste ce qu’il faut. Ce qu’elle demande à ses chefs, c’est d’être paternée et sécurisée ce qu’il faut, avec sa petite dose pas dangereuse d’imaginaire quotidien. »

[6 2 Là s’arrête l’analogie avec Freud, car son acte radical résulte dans une hypothèse, celle du refoulement et de l’inconscient, qui ouvre encore sur la possibilité, largement exploitée depuis, de production de sens, d’une réintégration du désir et de l’inconscient dans la partition du sens. Symphonie concertante, où l’irréductible réversion du sens entre dans le scénario bien tempéré du désir, à l’ombre d’un refoulement qui ouvre sur la possibilité inverse de libération. D’où le fait que la libération du désir ait pu si facilement prendre la relève de la révolution politique, venant combler la défaillance du sens au lieu de l’approfondir. Or, il ne s’agit pas du tout de trouver une nouvelle interprétation des masses en termes d’économie libidinale (le conformisme ou le « fascisme » des masses renvoyé à une structure latente, à un obscur désir de pouvoir et de répression qui s’alimenterait, éventuellement à un refoulement primaire ou à une pulsion de mort). Telle est la seule alternative aujourd’hui à l’analyse marxiste défaillante. Mais c’est la même, avec une torsion de plus. Jadis on refilait aux masses un destin de révolution contrariée par la servitude sexuelle (Reich), aujourd’hui on leur refile un désir d’aliénation et de servitude, ou encore une sorte de microfascisme quotidien aussi incompré­hensible que leur pulsion virtuelle de libération. Or il n’y a pas plus de désir de fascisme et de pouvoir que de désir de révolution. Dernier espoir : que les masses aient un inconscient ou un désir, ce qui permettrait de les réinvestir comme support, ou suppôt de sens. Le désir, partout réinventé, n’est que le référentiel du désespoir politique. Et la stratégie du désir, après s’être rodée dans le marketing d’entreprise, s’est affinée aujourd’hui dans la promotion révolutionnaire des masses.

[7NdLaRdR : Sur Klaus Croissant et son contexte. Dans la première subdivision de À l’ombre des majorités silencieuses ou la fin du social, Jean Baudrillard évoque Rocheteau et Klaus Croissant. Le lecteur qui n’a pas vécu cette époque, celle de la présidence de Giscard d’Estaing en France, ou qui était trop jeune pour s’y intéresser, comprend sans doute à lire l’auteur que Rocheteau était un jeune footballeur culte, mais ignore peut-être qui était Klaus Croissant. C’était l’avocat de Ulrike Meinhof et Andreas Baader, fondateurs du groupe activiste allemand de lutte armée Fraction Armée Rouge ; ils avaient été incarcérés dans des conditions particulièrement dures, renouant avec les méthodes de répression des militants politiques sous les nazis. Ulrike Meinhof à quelques jours de son procès attendu (dont par elle-même) avait été retrouvée morte, « pendue » dans sa cellule, en 1976 (après avoir été détenue pendant deux ans dans des conditions physiques considérées comme de la torture par les organisations internationales des droits de l’homme).
En 1977, Klaus Croissant fuyant l’Allemagne (où on l’accusait de complicité avec ses clients défendeurs) arriva en France pour demander l’asile politique ; il y fut immédiatement arrêté en vue d’être extradé par le gouvernement français, à la demande du gouvernement allemand. Ce qui provoqua un scandale dans la mesure où pour la première fois au cours de la Ve République c’était rompre avec la tradition d’asile, contre les droits de l’homme annexés à la constitution française, où le devoir d’insoumission face à l’infamie avait été restauré par de Gaulle. C’était en outre livrer Croissant au danger de l’interrogatoire sous la torture ou au risque d’assassinat.
Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Félix Guattari et de nombreux autres s’exprimèrent et/ou signèrent contre cette extradition, au point qu’un an après l’exécution du mandat d’extradition le Président fit en sorte d’être confirmé par le Conseil d’État, qui déclara l’affaire forclose en juillet 1978. À l’ombre des majorités silencieuses paraît au cours du second trimestre, donc avant...
Klaus Croissant était déjà extradé depuis novembre 1977, même si le 18 octobre Andreas Baader et d’autres membres de Fraction Armée Rouge avaient été retrouvés morts dans leur cellule, probablement assassinés.
Ce cas à propos de, et aussi plus généralement, l’activisme armé dans les différents pays d’Europe dont en Italie — et en France à petite échelle, — ainsi que la répression subie ou encourue cadrée par la Guerre froide, sont aussi le contexte qui informe cet ouvrage, publié pendant les années de plomb européennes (mais en Amérique du Sud, dans la plupart des pays depuis le renversement d’Allende les juntes sont déjà ou arrivent au pouvoir, solidaires entre elles, et les agents secrets du plan Condor rôdent en Europe).
Jean Baudrillard est concerné par ces questions qui d’autre part impliquent une réflexion sur le terrorisme. Les points de vue sont alors partagés, y compris chez ceux qui soutiennent le radicalisme révolutionnaire activiste, pour autant qu’ils n’en contesteraient pas publiquement des actes, la sécurité des militants étant assumée par le plus large front. Dans l’entretien de la revue Dérive enregistré en 1976 (publié en 1977), que Guy Darol a cité intégralement dans La RdR, Baudrillard évoque un texte de l’activiste situationniste italien Gianfranco Sanguinetti, qui à ce moment là vient d’être traduit par Guy Debord et publié chez Champ Libre : Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie ; Gianfranco Sanguinetti quant à lui, sous-signé la section de Milan de l’Internationale situationniste, tout juste formée en 1969, avait dénoncé à juste titre l’attentat de la Piazza Fontana comme un crime d’État, dès qu’il avait eu lieu.
D’autre part, la lutte armée défensive n’était pas considérée comme du terrorisme par la gauche radicale, tant qu’il ne s’agissait pas d’attentats contre la population civile.
Concernant Klaus Croissant, deux citations édifiantes, d’autant plus qu’elles ne sont pas de Baudrillard, donnent l’aune de sa critique en montage parallèle de l’intérêt du public exclusivement centré sur le football, tandis que l’extradition avait lieu.
L’une est de Gilles Deleuze et de Félix Guattari : « Trois choses nous inquiètent immédiatement : la possibilité que beaucoup d’hommes de gauche allemands dans un système organisé de délation, voient leur vie devenir intolérable en Allemagne, et soient forcés de quitter leur pays. Inversement, la possibilité que Me Croissant soit livré, renvoyé en Allemagne où il risque le pire, ou bien, simplement expulsé dans un pays de son « choix » qui ne l’accepterait pas davantage. Enfin, la perspective que l’Europe entière passe sous ce type de contrôle réclamé par l’Allemagne. » (Le pire moyen de faire l’Europe, in Le Monde du 2 novembre 1977, citation reprise en 2003 à propos du fascisme dans le recueil d’entretiens de Gilles Deleuze paru aux éditions de Minuit Deux régimes de fous) ; l’autre est du romancier et dramaturge Pierre Bourgeade : « Je crois que la livraison de Klaus Croissant aux autorités allemandes est l’acte le plus indigne qui ait été commis par la France depuis l’Occupation, où on livrait juifs et communistes à ces mêmes autorités sous le gouvernement de Vichy. Le délectable avilissement devant la dure Allemagne est une constante de la bourgeoisie française, dont la fine fleur, dans son expression la plus féminine se trouve actuellement à l’Élysée. » — concluant sur une allusion au prénom de l’épouse du Président Giscard d’Estaing : Anémone. (Source des citations wikipedia, mais les informations sur la seconde vie de Croissant ainsi que le jugement sur le contexte y sont partiaux).

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter