La gare ferroviaire de Sète — 15. On se connaît
Au buffet de la gare, un marin en tenue d’été de la marine nationale (sans doute en permission) s’acharne sur un flipper. Cependant, un train passe dans la gare avec un bruit fracassant.
Affalée devant un amas de canettes vides, Dalilah ronfle, la tête au creux de ses bras croisés, sur un guéridon du bar. La main d’un homme pousse les canettes pour faire un peu de place où de son autre main il dépose une tasse de café fumant. Elle lève la tête et distingue confusément, derrière la fumée qui monte de la tasse, le Barman du « Petit Navire » qu finit de s’asseoir en face d’elle.
BARMAN :
C’est moi, Samson. Salut, Dalilah !
Quelques images du passé resurgissent devant les yeux de Dalilah :
Un bruit de galop sourd. Des jeunes gens courent comme des dératés devant un taureau qui fonce dans les rues violemment éclairées d’un village, en pleine nuit ; parmi eux, la brune Dalilah adolescente vêtue d’une chemise et d’un pantalon de guardian serré court pieds nus, le jeune garçon qui court avec elle paraît être le Barman, il porte un jeans</em et un tee-shirt américain (sans couture sur les côtés) blanc, ils se jettent au sol en roulé-boulé pour éviter de se faire piétiner par le taureau. Celui-ci les évite et continue à poursuivre les autres...Au bout d’une allée de part et d’autre bordée de hauts tamaris qui forment une voûte au-dessus de la voie, un cabanon, simple assemblage de bois et de papier goudronné, entouré d’une clôture... l’autre façade donne sur une immense plage déserte dont la mer lèche le rivage.
Au bord d’un immense étang, sur fond de collines en arrière-plan, des silhouettes humaines courbées au-dessus de l’eau tels des flamands roses raclent le fond, tandis que des personnes, attablées les pieds dans l’eau, cassent la croûte.
Sous le soleil de midi, les détails du paysage prennent un contour flou, lui donnant l’aspect d’un mirage.A milieu de l’eau étale, le canal du Rhône à Sète trace une île linéaire et d’un étang à l’autre, avec ses chemins de halage bordés de roseaux et de géraniums sauvages, fuit vers l’horizon.
BARMAN (off) :
J’étais sûr que tu reviendrais un jour.
On entend l’annonce d’un train pour la ville de Nîmes qui entre en gare, puis le roulement du train qui arrive. Dalilah, manifestement assommée par la bière, se redresse lentement sur son siège, pour protester :
DALILAH (laconique) :
Rien à voir avec un retour, je suis là par hasard.
Elle prend la tasse de café et la porte à ses lèvres.
Le marin va lancer de la monnaie sur sa table pour payer son verre, et sans prendre la peine de s’asseoir il prend son sac et le hisse sur une de ses épaules. Il se dirige vers la porte vitrée qui donne sur le quai.
BARMAN (off) :
Alors il ne fallait pas rater ton train.
Elle jette un coup d’œil à l’horloge du bar, au-dessus de l’accès au quai. Dessous, le marin passe et va se percher à l’entrée d’un wagon. L’annonce du départ du train résonne. Elle se lève, esquisse un mouvement pour prendre sa valise, mais découragée, elle se rassied. Dehors, le train s’ébranle.
La gare ferroviaire de Sète — 16. Tout le monde se connaît
Devant l’entrée de la gare, Dalilah paraît tituber. Le Barman pour l’aider lui prend le bras, elle se dégage avec mollesse, en se plaignant.
DALILAH :
Il me faut des cigarettes...
BARMAN :
Bouge pas, j’y vais !
DALILAH :
Sûrement pas !
Elle retrouve brusquement son quant-à-soi, tourne les talons et se dirige d’un pas saccadé vers un kiosque-tabac, à côté. Le Barman attend, gardant la valise que son amie a laissée sur le sol.
BLONDE (off) :
Ohe ! Pedro !
Il cherche du regard qui l’appelle. Il aperçoit la Blonde qui agite frénétiquement la main, à la fenêtre de la portière d’un magnifique mortor-home, conduit par un homme qu’on n’a pas encore vu, et qui passe lentement pour éviter les piétons.
BLONDE (en passant) :
T’as vu mon nouveau carrosse ?!
Il répond d’un geste amical.
BARMAN :
Lola Montès va se retourner dans sa tombe !
BLONDE (criant, se retournant en arrière à la fenêtre de sa portière) :
c’est qui Lola Montès ?
Cependant Dalilah a rejoint le Barman.
DALILAH :
Tu la connais celle-là ?!
BARMAN :
Tout le monde la connaît ! C’est Zip !
DALILAH (méprisante) :
Quel nom !
BARMAN :
Zip : la reine de la fermeture éclair !
Dalilah ne parvient pas à ouvrir son paquet de cigarettes, tellement ses mains tremblent.
BARMAN (secourable) :
Donne...
Dalilah retire sa main pour empêcher son ami de l’aider. Puis elle s’acharne sur le cellophane pour ouvrir le paquet, elle y parvient. Elle prend une cigarette, le Barman lui tend la flamme de son briquet tempête (un briquet Zippo).
BARMAN :
toi tu ne vas pas. Je vis te donner quelque chose pour te remettre d’aplomb. Viens, on va chez moi.
Ils se dirigent vers le pont qui traverse un bassin.
La place à quai du paquebot-école — 17. Un grand vide
Quand ils passent sur le pont, Dalilah marque un temps d’arrêt pour observer les bittes d’amarrage disponibles le long du bassin.
DALILAH :
Oh ! le paquebot-école a disparu !
BARMAN :
ça fait longtemps qu’il est parti !
DALILAH :
Parti ?
BARMAN :
A la ferraille, bien sûr ! Tu sais bien qu’il ne naviguait plus, il ne servait qu’à s’exercer à quai.
DALILAH :
C’est drôle, on dirait qu’il n’a pas existé, il ne manque pas au quai...
Seuls quelques vieux bateaux de plaisance sont amarrés aux berges. Un peu plus loin, une barque brisée est à moitié immergée.
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INDEX EN PROGRÈS
— I. Introduction
— II. Le voyage à Tanger
— III. Le retour de Tanger
— IV. Le plancher des vaches
— V. Le petit navire
— VI. L’antre d’Alice | VII. Le mont Saint Clair
— VIII. La gare ferroviaire de Sète | IX. La place à quai du paquebot-école.