Si l’humour est une substance de la pensée c’est au moment où l’incongruité ne fait pas seulement advenir le rire mais jusqu’à l’altérité en existence. L’humour est un viatique pour visiter les choses et le monde au-delà et les révéler philosophiquement, dans la nécessité collective d’oser reconnaître l’excentricité (qu sens propre), l’intuition de l’altérité, jusqu’à sa monstruosité, jusqu’à sa cruauté. Révéler notre arbitraire au monde. Mais pour partager l’excentricité il faut aussi la produire aux yeux des autres. Cette alchimie du verbe à l’air libre et sa révélation en temps réel chez les autres formaient la principale activité de Jean-Paul Curnier.
J’ai eu à la fois l’honneur et le bonheur jubilatoire de le connaître. J’ai bien senti aussi les coups durs qui pouvaient le frapper mais dont il ne se plaignait pas, les trahisons injustement subies puis heureusement renversées, ses difficultés matérielles quelquefois parce que faire de l’argent n’était pas son savoir de créateur et néanmoins il en fallait pour assumer vie et famille. Lui qui n’arrêtait pas de produire et de travailler sensiblement et intelligiblement, subissant parfois l’épreuve formatrice de la critique aiguisée à louvoyer dans les opportunités alors que jamais il ne se départait de sa propre substance, de sa propre singularité, de sa faculté de donner. Il l’a fait sans perdre sa liberté ni sa générosité, advenant à sa propre spiritualité. Jean-Paul était en outre un trésor pour les autres. C’est lui qui nous a faits découvrir le formidable David Nebreda et aux antipodes Guy-André Lagesse et les synergies des Pas perdus. Et tant de lectures sous un autre regard, inouï.
Lui qui était fragile sauf dans sa détermination alors il se mettait en danger, il prenait des risques. Mais aussi parce qu’il aimait ça ou plutôt il considérait que c’était vivre même, non dans le danger mais dans la joie partagée de vivre.
Puis la perte d’un cher ami commun et le déclin affectif entre amis collatéraux nous a mis à distance l’un de l’autre, parce que nos trajets ne se croisaient plus. Mais je poursuivais de savoir sur lui.
Depuis que nous ne nous voyions plus Jean-Paul a généré une profusion d’objets littéraires et dramaturgiques mais aussi d’essais philosophiques d’exception, tous ressortant en pensées non sur le monde mais en pensée du monde auquel nous vivons.
Cultivé mais détournant toujours ses connaissances dans une dérision enjouée, brillante en prenant soin de ne pas en polir l’éclat, l’a rendu sans nulle autre pareil à faire entendre le potlatch le plus rigoureusement critique des idées et de l’art, sans agressivité. L’art contemporain qu’il avait décrypté contre, il en faisait partie malgré lui par l’étrangeté de ses objets oratoires hétérogènes — tout ce qui formait son travail de coopération avec des artistes et des musiciens, et ses propres créations et performances dans les champs transverses de l’essai, — dont l’écriture finale souvent précédée d’une gestation orale de cycles performatifs, — où progressivement il développa une œuvre de poésie philosophique, un radicalisme polyphonique pourrait-t-on dire. D’autant plus à distance du monde que dedans, regardé dedans depuis un point de vue où il s’observait pour se juger en train d’agir le mieux possible pour autrui. Évidemment on pense à la haute éthique de « l’éternel retour » chez Nietzsche, mais Alain Weinstein l’avait également pointé dans leur dialogue lors de l’émission Du jour au lendemain, et Jean-Paul y avait répondu en gardant une réserve. Alors je vais choisir en une sorte de référence distante de Diogène à Hölderlin, dans l’ironie radicale des penseurs marginaux que les princes se déplaçaient pour aller visiter, la passion visionnaire des poètes chamanes, et l’ombre tragique de l’art brut : il nous a opposé un miroir dépoli d’aventures intellectuellement et physiquement ressenties, où rien n’a l’air de ce qu’il pourrait en paraître mais paraît en détail et en tout.
Je cite ces deux penseurs monstres dans un rapprochement au-delà du temps et des disciplines, sans en avoir jamais parlé avec lui, bien sûr. Parce que citer les penseurs et poètes cultes de la postmodernité ne le distinguerait pas de ses amis qui les ont partagés avec lui même s’il y trouva son inspiration majeure et son défi d’être lui-même.
L’ascétisme de son regard sans concession, mais aussi ses provocations lancées comme un défi à soi — toujours ce mot, — à relever dans le modelage du discours et de sa scène, le métamorphosant, et parvenant ainsi à maîtriser chaque fois la création d’espaces différents surgis du clin d’œil des mots... Un voyageur, tant l’exploration de l’idée et des événements dans toutes ses activités, que la distance parcourue sur terre et au-dessus. Jusque dans une île déserte lointaine, dans l’autre hémisphère, manifester avec son ami natif de là un micromonde, et revenir ensemble et installer les traces. Pas de pathétique.
Voici l’arc, où il emmène, où la mort est donnée.
C’est tranché.
Vous n’y échapperez pas.
Riez tout votre soûl car vous allez pleurer. Vous aurez peur de vous-mêmes en vous. Vous vous dépasserez pour apprendre à vous supporter. A supporter votre rire peu généreux et votre angoisse de ne pas savoir ce qui vous attend — mais que vous savez probable. Toute la question est de rendre parlantes les existences merveilleuses que vous découvrirez pour aller jusque là.
Conférence performative magistrale, aux matériaux composites, vaste parcours digressif dans l’espace et les espèces de nos prédations (mais leur prix réciproque est lourd), à laquelle il donna lieu à Marseille, en 2014. Pour patienter en attendant de lire l’ouvrage qui en a résulté plus tard, entendre les incidentes surgies des digressions, voir les arborescences sonores, leurs escaliers. Quand tout ce qui paraît accessoire est ce qui amalgame l’écoute féconde jusqu’à la révélation phénoménale des apparences qui transportent l’échange de l’irréductible différence. Où le néant apparaît comme le seul partage réalisable parce que c’est lui qui nous réalise.
Je ne sais pas si le lièvre peut être un grand Autre selon Lacan. Nous ignorons que nous le frôlons, lui pas.
L’enseignement du lièvre il faut le penser, on ne le voit pas, Jean-Paul Curnier le voit quand il devient lièvre lui-même, comme autrefois les chasseurs en transes dans leurs cérémonies magiques avant la chasse advenaient dans la peau de leurs proies pour ne pas les rater.
Maître discret de la violence souriante des mots qui menacent en sourdine de diviser, mais toujours laissant ressortir intègre, parce que telle est la joie de faire exister ce qui s’invente avec le monde vivant dans le monde vivant pour le rendre étonnant plutôt qu’effrayant.
Il restait discret, même s’il ne se dérobait pas d’être communiqué à juste propos (naviguer sur le web l’apprend). Parce qu’il faut garder les secrets pour qu’ils animent invisiblement ce qui se créé en même temps que cela se pense, conférant à l’essai vivant une énergie critique puissante, indestructible.
Pour beaucoup de lecteurs son œuvre reste à découvrir. Elle est non seulement ciblée depuis un endroit imprévu dans l’environnement qu’elle cerne et qu’à tort nous pensions connaître, ce qui la rend d’autant plus précise que surprenante, et ainsi nommant les choses dans sa propre syntaxe de leur énoncé — ce qui favorise qu’elle soit entendue sans avoir à briser l’internement langagier dans lequel les médias nous placent ni le jargon philosophique, — elle procure à notre intellect un gain de temps fantastique, mais en outre elle advient ainsi frénétiquement, terriblement actuelle (je sais, un mot qu’il a raillé).
Et nous, révélés d’en être, nous nous actualisons avec elle.
Ceci vaut donc pour tout le temps — je veux dire à chaque fois, chaque fois qu’il sera lu ou relu maintenant ou plus tard.
« Là où l’arc nous emmène » - Conférence de Jean-Paul Curnier au Festival ActOral à Marseille | 11 octobre 2014
fr.wikipedia « Jean-Paul Curnier »
Mediapart « Jean-Paul Curnier, mort d’un réfractaire », par Jean-Marc Adolphe (8 août 2017)
Libération « La mort n’est pas cruelle », hommage à Jean-Paul Curnier, par Rudy Ricciotti (21 août 2017).
Malaise dans la démocratie, par Jacques Munier (16 janvier 2017)
Le 28 juin 2014, Alain Venstein dans son émission pour France Culture « Du jour au lendemain »
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recevait Jean-Paul Curnier pour parler de son livre Prospérités du désastre juste paru aux éditions Lignes, et de Philosopher à l’arc publié en octobre 2013 chez l’éditeur Châtelet-Voltaire. C’est la première version de Philosopher à l’arc, intégrée d’une scénographie visuelle des leurres et du camouflage de l’auteur dans le paysage, créée par la graphiste Marie Herbreteau, qui l’a cosignée. L’ouvrage (forcément plus coûteux que la ré-édition du texte brut aux éditions Lignes en 2016) demeure accessible dans les librairies numériques. Grâce à une animation visuelle dans le site de l’auteur on découvre ainsi la source du déguisement lors de la conférence performative du 11 octobre 2014 au festival ActOral à Marseille.
Mention de la résidence d’écriture et les liens sur les conférences performatives personnelles et invitées de Jean-Paul Curnier à l’espace Khiasma, en 2014.
Jacques Munier, L’essai et la revue du jour (France Culture), le 11 juin 2014, recense le livre de Jean-Paul Curnier Prospérités du désastre (éd. Lignes)
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