Le Petit Navire — 12. L’arrière-boutique
Dalilah entre, de l’autre côté du miroir. Le Barman ferme la porte puis laisse retomber les lamelles multicolores.
L’arrière-boutique constitue une autre boutique donnant sur une autre rue. C’est un petit atelier encombré, au plafond bas. Il y a une machine à coudre, un étau, une presse. Des rouleaux de cordes et de rubans sont posés sur une table haute. Il y a un établi, et des casiers muraux, occupés par des espadrilles enroulées dans leurs lacets, regroupées par couleurs. Près de l’entrée, un petit évier creusé dans une pierre est scellé ; sur sa paillasse un réchaud éteint est coiffé d’un pot de colle avec un bâtonnet mélangeur comme s’il ne quittait jamais cette place. Une bonbonne de gaz posée à même le sol est reliée à un chalumeau par un tuyau de caoutchouc, enroulé autour d’un crochet sur le mur, où sont également accrochées une paire de lunettes de protection et un béret de travail. Il y a aussi un coin cuisine avec un petit bloc composé d’un four et deux feux électriques, posés sur un guéridon en fer émaillé, à côté de la poêle qui a servi à confectionner le plat de poulpe, non loin d’un vieux frigidaire.
Le barman prend la poêle et va la mettre dans l’évier ; le petit placard du compteur électrique se trouve juste au-dessus, il l’entrouvre, y actionne un commutateur, le ventilateur plafonnier se met à tourner.
DALILAH :
Mais c’est l’antre d’Alice ! il ne manque plus qu’un lit — et une douche !
BARMAN (il montre la porte de la vitrine) :
La sortie de secours permet de filer discrètement, par « les jardins de la reine ».
Dalilah commente en regardant la ruelle déserte, au-delà de la vitrine.
DALILAH :
Rien d’un coupe-gorge.
Elle se retourne vers le garçon, il est adossé contre le mur, dans un déhanchement aguicheur, et il la regarde, amusé.
DALILAH :
Vous avez lu Alice au pays des merveilles ?
BARMAN :
J’ai vu le Walt Disney.
DALILAH :
Moi aussi.
Il lui désigne un petit banc en bois, pour s’asseoir, puis il montre la valise.
BARMAN :
Bon ! Puisqu’on est là pour ça...
DALILAH :
Et bien, regardez vous-même.
Au lieu de s’asseoir, elle va explorer les casiers d’espadrilles, en choisit une paire, rouge, qu’elle déroule au bout de ses lacets. Le Barman pose la valise sur l’établi.
BARMAN :
Même pas fermée à clé.
DALILAH :
Fermer à clé, ça sert à quoi ?
Elle va s’asseoir pour essayer les espadrilles.
DALILAH :
Fouillez ! C’est sous les vêtements !
Le Barman va tirer le rideau devant la vitrine et revient extraire de la valise les vêtements, il enlève un double fond, puis du papier journal, découvre les plaquettes de haschisch dans leur plastique transparent, rangées à plat. Il s’esclaffe.
BARMAN :
Rétro dingue ! Mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse de ça, le vendre au détail ? Tout le monde en fait pousser dans son jardin. Maintenant, c’est « la blanche » !
Il laisse retomber le couvercle de la valise.
BARMAN :
Vous avez eu les faveurs du douanier. Beaucoup de risques, pour pas grand chose.
Il va faire couler de l’eau en remplit un verre, il boit.
BARMAN :
Vous en voulez ?
Dalilah est dépitée, elle ne lui adresse même pas un regard. Elle délaisse la paire d’espadrilles éparse sur le sol, ramasse ses Baskets et va déballer ses tongs parmi ses affaires posées sur l’établi, y glisse ses pieds, range ses baskets à la place. À la hâte, elle remballe ses affaires.
BARMAN :
Bon vous n’allez pas remporter ça ? Qu’est-ce que vous allez en faire, tomber sur un gendarme ? (levant les yeux au plafond, en se tenant la tête) — Ce vieux est fou !
Il écarte la jeune femme, vide la valise encore une fois, compte les plaquettes, les sort, les tenant contre lui, va les enfermer dans le placard du compteur.
BARMAN :
Je ne pèse rien, je lui fais confiance... Comme au bon vieux temps.
Il extrait d’un tiroir quelques liasses de billets qu’il va déposer dans la valise.
BARMAN :
Et sans lésiner, hein. On ne sait jamais, ça pourrait revenir à la mode !
Vous voulez compter ?
DALILAH :
Je veux les espadrilles en prime.
BARMAN :
C’est pas n’importe quelles espadrilles, on les appelle des catalanes. C’est mon grand-père qui les fabrique, il n’y aura personne pour le faire après lui, trop de temps de travail pour pas grand chose à la vente...
Elle enroule les lacets autour des espadrilles et dit :
DALILAH :
Alors je les prends, je veux un souvenir.
Elle les jette négligemment dans sa valise, range de nouveau ses affaires et referme le couvercle, en claquant la serrure.
Le Petit Navire — 13. L’échange impossible
Dalilah est près de la vitrine, son bagage à la main. Le barman tire le rideau, découvrant la ruelle.
BARMAN :
Allez faire un tour derrière la colline, tout en bas, c’est très chouette ! il y a un grand étang à perte de vue, le canal le traverse, vous verrez les péniches... c’est l’autre face de la ville, les habitants traditionnels descendent de gitans sédentarisés, ils ont construit leurs cabanons et vivent de la pêche des anguilles, leurs bateaux sont des pointus, certains sont devenus mariniers. Il y a un film connu sur ce quartier... Ici les Italiens, là les Maghrébins, là-bas les Gitans.
Elle l’interrompt avec une pointe d’ironie.
DALILAH :
Oui d’accord, Manitas de Plata, le chéri de ces dames... Les frères Valéry, Brassens, Soulages, Jean Vilar, accessoirement sa photographe Agnès Varda, et cetera. Vous me fatiguez, j’ai pas dormi la nuit dernière : vous comprenez ?
BARMAN :
Si vous connaissez déjà, je n’insiste pas... Enfin, de toutes façons vous pouvez laisser ici votre valise et revenir la chercher plus tard.
DALILAH :
Laissez-moi partir, je vais rater mon train.
Il déverrouille la porte de la vitrine. Elle sort. Quand elle est dehors elle lui lance, en guise d’adieu :
DALILAH :
Un canal ne vaut pas la mer, et moi je préfère l’océan... Toujours plus haut.
BARMAN :
La gare n’est pas par là mais par ici, justement, vers la Pointe Courte !
Il montre la direction inverse de celle dans laquelle Dalilah est partie. Elle paraît ne pas l’entendre et poursuit son chemin.
Le mont Saint Clair — 14. Plus haut
Seule au sommet du mont Saint Clair, Dalilah regarde le port de Sète, comme un modèle réduit face à l’immensité de la mer. Elle cherche à apercevoir la côte africaine, Tanger, où elle menait la grande vie, deux jours avant... Mais rien n’apparaît à l’horizon où le ciel, translucide se confond avec la mer sans limite, blanchie par le soleil.
Elle tourne légèrement la tête, explorant peu à peu la vue à 360 degrés. Son regard embrasse la ville qui dégringole, niveau par niveau, jusqu’à la côte plate où des cheminées de raffineries de pétrole fument. Les étangs apparaissent comme des flaques au pied d’une falaise blanchâtre. Puis la mer intérieure apparaît, avec ses villages riverains, les parcs à huîtres de Mèze et de Bouzigues. À ce point, le regard de Dalilah revient en arrière pour retrouver la ville.
Elle aperçoit une longue-vue au pied scellé dans le sol, près d’un banc, à quelques pas de l’endroit où elle se trouve. Elle constate qu’elle est seule sur le promontoir, pose sa valise sur le banc, va regarder dans la longue-vue.
Dans le viseur de la longue-vue, elle scrute la mer intérieure, s’attarde sur les barques, cherche le canal... et le trouve peut-être, ou ses berges construites.
Sur le promontoire, Dalilah à l’air préoccupée, inquiète. Elle pivote, à la recherche d’une voie pour rejoindre la gare...
Un panneau fléché mentionne : « Parc panoramique ». Elle choisit ce chemin.
Le parc panoramique est une garrigue aménagée. Dalilah avance, sans savoir où elle va, jusqu’à ce qu’un nouveau panorama s’ouvre devant elle : des plages maritimes s’allongent, à perte de vue... Elle poursuit sa promenade, suivant les dénivelés du sentier, en spirale, dans la nature aménagée.
Au détour d’un grand pin, de nouveau la mer intérieure apparaît, soudain rapprochée.
D’ici, Dalilah voit la Pointe longue, la Pointe courte et son port sur les étangs ; près de ce qui évoque la gare, elle voit des échangeurs enjamber d’autres bassins, dans un quartier qui paraît appartenir à une autre ville et qui s’étend derrière la colline, en bas du versant continental.
Soudain, elle revient sur ses pas en courant, jusqu’au sommet du promontoire. Elle a oublié sa valise sur un banc... La valise est encore là. Elle la saisit et rejoint son chemin sur le versant continental, cette fois sans flâner.
Elle presse le pas pour descendre vers la ville. La rumeur de l’activité qui en fin d’après-midi reprend se rapproche. À un détour du sentier, elle sort du paysage.
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INDEX EN PROGRÈS
— I. Introduction
— II. Le voyage à Tanger
— III. Le retour de Tanger
— IV. Le plancher des vaches
— V. Le petit navire
— VI. L’antre d’Alice | VII. Le mont Saint Clair.
— VIII. La gare ferroviaire de Sète | IX. La place à quai du paquebot-école