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Adèle Hugo, la fille  

lundi 24 janvier 2011, par Marie-Louise Audiberti

Nous sommes aujourd’hui en 1863. Guernesey, une île, posée quelque part dans l’océan. La famille Hugo a suivi le maître en exil : Bruxelles d’abord, une capitale, où l’on pouvait encore frayer avec des égaux, sortir, recevoir, puis Jersey, et maintenant Guernesey, comme s’il fallait absolument aboutir à une île, c’est-à-dire un isolement. Pour le père, « les îles de la Manche sont des morceaux de France tombés dans la mer et ramassés par l’Angleterre. » Il n’empêche, la coupure est là, presque une blessure. On ne veut plus de nous dans notre pays. Nous sommes indésirables.

Si seulement le père avait gardé le silence au lieu de tenir des propos incendiaires sur Louis Napoléon Bonaparte, s’il avait comme bien d’autres pris son mal en patience, la famille Hugo ne serait pas obligée de jouer les oiseaux migrateurs. Mais le père est un champion de la liberté, il est prêt à tous les sacrifices pour défendre le droit des peuples. Le père est le héraut de la vérité et jamais il n’hésitera à pourfendre la corruption sous toutes ses formes.

Escaliers et raidillons découpent les lieux. Située à Saint-Peter-Port, le quartier principal de l’île, la rue de Hauteville grimpe en élégant lacet. Mon vélo peine dans la montée tandis que je devine le bruit ralenti des sabots des chevaux. Ou celui, volontaire, de Victor Hugo, qui prônait les mille pas, mille passus, après chaque repas. Excellent pour la digestion tout en permettant au maître quelque détour pour aller saluer Juliette Drouet, cette chère et encombrante voisine, ou telle jeune personne accommodante.

Voici la maison. Devant moi s’arc-boute le porche de Notre-Dame de Paris avec en gros caractères l’inscription VICTOR HUGO/NOSTRE DAME DE PARIS. Entrons.

Dans ce décor aussi majestueux qu’ostentatoire où le jeune guide fait circuler les visiteurs à une vitesse record, tout a été pensé avec soin par le maître de maison avant d’être exécuté par le fidèle Mauger qui fit travailler l’île sous les ordres du maître.

La maison a été payée entièrement avec les revenus des Contemplations. Une aubaine, cette maison. Si le père l’a achetée à bon compte c’est qu’on la dit hantée. Une jeune fille s’y serait pendue. Je ne peux m’empêcher d’identifier la morte qui hante les lieux à cette figurine à la chevelure flamboyante que l’on retrouve ici à plusieurs endroits, comme un rappel insistant, et surtout à Adèle, la fille. Oui, c’est bien Adèle, déjà fichée aux murs, clouée à elle-même tel un papillon égaré. La maison, l’île, le décor est planté, vrai paysage mental sur lequel s’inscrit comme sur une radiographie le dessin de ce mal-être qui va terrasser Adèle.

La maison, à ce qu’on dit dans le pays, est donc « visionnée ». Visionnée, cela signifie que le diable y a sa place. Si le plafond ne s’écroule pas sur votre tête, si les murs ne se mettent pas à vaciller, si vous vivez sans dommages dans une maison visionnée, c’est que vous faites bon commerce avec le diable. De telles accointances vous rendent suspect. Dans une maison visionnée, seul peut vivre un visionnaire ou un sorcier, et le diable y trouve forcément son compte. Souper avec le diable ? Il suffit que la cuiller, je veux dire la plume, soit de bonne longueur.

La maison est habitée par les esprits comme le sont les œuvres du père. On sait que l’imaginaire de Victor Hugo, agité de visions extravagantes, fourmille de monstres et d’esprits malins. Djinns et pieuvres se meuvent à l’aise dans un univers fabuleux. Et l’on se demande quelle pouvait être la teneur du conte fantastique, inventé pour ses enfants, qu’il lut un jour, comme il le raconte lui-même, dans les ombres du plafond.
Aujourd’hui les voici tous réunis pour le déjeuner. Le père, la mère, les deux fils. Et même Adèle, la fille cadette, malgré sa tendance à se réfugier toute la journée dans sa chambre. La famille déjeune dans la salle à manger, dénommée par Charles Hugo la salle à Mauger tant l’agencement des meubles lourds porte la marque du fameux artisan. Mais la vraie signature est celle du maître, EGO HUGO est-il proclamé triomphalement au-dessus de la porte, inscription qui se répète comme une antienne à maint autres endroits. Les faïences de Delft qui flanquent la cheminée de deux H, Hauteville House, ont été rachetées à un prix intéressant à un hôtel en faillite. H prédestiné qui arrange bien le maître de maison. Sur la cheminée elle-même, s’entrelacent les initiales V. H.. Pas de doute, cette maison est bien la maison du moi.

Ce n’est pas tout. Nombre devises, inscriptions, en français, en latin, parsèment l’ensemble, maximes soigneusement choisies par Hugo telles des commandements. C’est qu’il ne faudrait pas se laisser aller. Si la charge financière de la famille incombe entièrement au poète, il a aussi la responsabilité morale de ses brebis. S’il a entraîné les siens dans sa fuite, ce n’est pas pour les laisser à l’abandon. Grave ou ironique, tendre aussi, la voix du berger résonne ici de toutes les encoignures.

Trône dans cette salle à manger familiale le fauteuil des ancêtres qui arbore le nom de Léopold Hugo, le père, fait comte sous l’Empire, mais aussi celui d’Hugo de Lorraine dont Victor, l’ancien royaliste, se veut le descendant. Un peu de renom ne nuit pas même si l’on a déjà un nom.
La famille descend maintenant prendre le café dans le salon aux tapisseries avec l’immense bahut qu’a fait faire le maître de maison dans des bois anciens. Boiseries, miroirs, faïences décorent ce lieu d’une rare munificence, équipé de tapisseries précieuses. Emotion pour le visiteur de découvrir le fameux cabinet noir du poème de Victor Hugo : « Jeanne était au pain sec ». S’ouvrent alors les années d’autrefois, quand on avait l’âge de Jeanne, la petite-fille d’Hugo, la peur du noir et du loup. C’est dans ce réduit que les fils Hugo, Charles surtout, se livrent à leurs travaux de photographie. Grâce aux productions de l’atelier Hugo-Vacquerie, la famille surgit, devant nous, captée au fil des jours dans ses poses, ses humeurs.

Un regard sur le jardin, avec au centre la fontaine qu’il a fait venir de l’appartement de la Place Royale, à Paris, et le maître remonte dans ses appartements. Dans son perchoir, il est tranquille. Papa travaille. N’allez surtout pas le déranger. Attention, pas de bruit, que la maison se taise, laissent les mots du père battre des ailes à leur guise.

Si quelqu’un se présente, et les visiteurs sont nombreux, un jeu de miroirs savamment disposés permet à Hugo de décider ou non de se montrer. Sa chambre est petite, une vraie cellule de bateau. Il a fait dernièrement surélever l’escalier d’une maison de verre, un look-out, un lucoot comme l’écrit Juliette Drouet, qui donne directement sur la mer et sur le fameux rocher Cornet, relié à la terre par une jetée. Quand le temps est lumineux, les rives du Cotentin sont visibles. Important pour Victor Hugo de garder ainsi un œil sur la France. La France garde bien un œil sur lui ! Un jeu de miroirs là aussi permet de se trouver sur trois côtés entouré par la mer.

La tempête se lève, mugit, frappe aux vitres. De là-haut, le château Cornet, rocher battu par les brisants de l’Atlantique, semble un lion prêt à bondir. Les arbres se tordent sous les rafales, les bateaux sont soulevés par les vagues, les rues sont désertées.

Dans cette maison battue par les vents, le capitaine est debout à la barre. Depuis quelque temps d’ailleurs, il écrit debout, une tablette devant lui, aménagée à cet effet. Avec sa barbe récente, Victor Hugo a pris l’allure qu’on lui connaîtra désormais, celle du grand-père de la nation, le Dieu des lettres. L’homme-Dieu a fait de sa maison, « ce nid de mouettes » comme il dit, entouré d’éclairs, un autel et un promontoire. De là, de cet Olympe, il peut écrire sa « très plébéienne littérature », et rien, vraiment rien ne lui résiste.

Et Adèle, la fille ? A vrai dire, Adèle nous inquiète depuis un moment. Son mutisme, ses bouderies, son agitation. Impossible de lui parler, de la raisonner. Qu’allons-nous faire de cette fille ? Adèle H, comme la nommeront ses biographes, semble en plein égarement. Avec ses idées bizarres, elle est capable de tout.

P.-S.

Texte extrait de L’exilé : Adèle Hugo, la fille, éd. La Part Commune, 2009.

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