La Revue des Ressources

Lisboa 

dimanche 7 novembre 2004, par Marie-Louise Audiberti (Date de rédaction antérieure : 1 av. J.C.).

L’air doux s’immisce dans les conversations pour les amortir. La femme ne cesse de marcher, elle gravit les escaliers, redescend plus loin. Une ville, il faut l’arpenter sans répit. Mais regarde au moins où tu marches ! Comment pourrait-elle détacher ses yeux des murs, avec tous ces azulejos, à prononcer d’un seul tenant comme un souffle glorieux, asulejoch, sans compter l’à-plat des fenêtres, les dégradés de toits enchevêtrés rouges, ocres, roses, qui se profilent à chaque point de vue.

Sergio lui avait donné rendez-vous au café Brasileiria.

- Tu descends à la station Chiado. C’est le terminus. Attention, ne prends pas la sortie rue du Crucifix, mais la sortie rue Garrett. Le café, tu le reconnaîtras facilement, c’est celui où Pessoa est assis. A côté du café, il y a l’hôtel Borges.

Vous êtes là, tout en bronze, vous êtes là pour longtemps. Sergio dit que vous écoutez quelqu’un qui parle. Moi je crois que vous parlez, vous aussi, mais légèrement, sans passion. A moins que cette main levée, la main droite, ne se prépare à prendre, les uns disent une tasse de café, les autres un ginja, ce drôle d’alcool à la cerise. Moi je ne suis pas venue ici pour vous. Je ne me ferai sûrement pas photographier sur la chaise vide à vos côtés, comme on fait en Egypte à côté du chameau, ou juché sur son dos. N’y comptez pas.

Pessoa où comment s’en débarrasser. Elle n’était pas là pour lui mais pour Le Tage, avec la Mer de paille, pour les escargots miniatures à manger avec une épingle, pour le poisson épée, sorte d’anguille, lame effilée blanc argent qu’on ne voit nulle part ailleurs, elle était venue pour ce qu’elle ne connaissait pas, et aussi pour Sergio. Et voilà que Pessoa s’imposait dès le début.

- Il fallait vous y attendre ; je suis l’enfant des lieux, l’écrivain de la ville, voire du pays. Comment pourrait-on compter sans moi ? La ville, je l’ai arpentée sans cesse. Lisbonne, c’est ma ville, c’est aussi mon obsession.

- Laissez-moi rire, vous n’êtes personne, vous l’avez assez dit, assez écrit. D’ailleurs vous êtes mort.

- Mort, hum. Ca reste à voir.

- C’est tout vu. Les guides l’affirment. Votre tombe se trouve maintenant au couvent des Hiéronymites où vos cendres ont été transportées.

- Vous l’avez vue, cette tombe ?

- Pas encore, mais je compte bien aller vérifier. Pour l’instant laissez-moi, j’ai rendez-vous avec Sergio.

Sergio portait une chemise blanche aux manches bouffantes et un gilet afghan. Il voulait lui parler d’un jeune poète pour qui le vent était léger comme un moineau. Il l’entraîna au mirador de Sainte-Catherine, où les palmiers donnaient de l’ombre. En bas, le Tage avec ses éclats jaunes et l’avalanche cascadée des toits ocres. Des vieux lisaient leur journal sur les bancs. Quelques gouttes de pluie étaient tombées sur les feuilles manuscrites que Sergio sortait de sa poche. Les vieux n’avaient pas bougé, Sergio et elle non plus. Elle aimait cette immobilité. A Lisbonne, qu’il pleuve ou qu’il vente, cela n’émeut personne. A Lisbonne, on attend. On attend le tram, le bus, on attend le temps. Personne ne se presse. Sergio avait maintenant replié le manuscrit. Paisible, elle regardait les gouttes d’eau tomber sur le hideux Adamastor sculpté à même les volutes caverneuses de la roche, terrible personnage en lutte contre les démons, les yeux révulsés, la bouche crachant sa haine. Même de dos, il reste effrayant.

- Dis-moi, Sergio, pourquoi tant de fureur ?

- Le pauvre était malade d’amour pour Thétis, la mère d’Achille. Mais Thétis l’a repoussé cruellement.

- On comprend qu’elle se soit refusée à ce monstre. Ces lèvres retroussées. Pour un peu, on l’entendrait crier.

- A moins qu’il ne soit devenu monstrueux à cause du refus de Thétis. Bel exemple d’un chagrin d’amour qui te met la rage au coeur et décuple tes forces. C’est ainsi que nous, les Portugais, nous avons pu, à force d’échecs, dominer les éléments et partir à la conquête du monde. C’est peut-être la fureur qui nous stimule. Adamastor y veille.

Tandis qu’elle fixait cet Adam de pierre, le regard tourné vers le large, Sergio continuait.

- C’est là, sur cette place Sainte-Catherine, disait-il que Ricardo Reis, selon le livre de Saramago, notre prix Nobel, donne rendez-vous à la jeune Marcenda dont il est tombé amoureux.

Ricardo Reis, l’un des fameux hétéronymes de Pessoa. La pluie avait cessé. Ils s’éloignèrent. Ils passèrent sous les arbres et parvinrent sur une place carrée : largo del Campo.

Sergio lui montra la maison où Pessoa était né.

- Je crois que c’était au quatrième étage. Et sur le mur, regarde, c’est lui avec trois de ses doubles, Alvaro de Campos, Ricardo Reis, Alberto Caeiro.

En face, un ancien couvent. Puis un théâtre.

- Le plus triste de ces hommes, dit-elle, c’est Pessoa lui-même. Avec sa moustache bien rangée, on dirait un comptable endimanché qui se prépare à une journée d’ennui, encore une. Alors que Ricardo Reis, avec ses pantalons de golf, a presque une allure de golden boy. On comprend qu’il soit parti tenter sa chance au Brésil.

- Un comptable c’est presque ça. Pessoa n’était qu’un simple employé. Comme Kafka. Comme Walser.

- Et cette allure raide ! On dirait qu’il a avalé son parapluie !

- C’est qu’il a vécu longtemps à Durban, en Afrique du sud. Il ne peut pas nier son éducation anglaise.

Sergio voulait prendre des billets pour le festival Xenakis. Xenakis, un autre grand, dont les oeuvres allaient déferler sur la ville, durant deux semaines. Sergio voudrait s’asseoir tout près de l’orchestre pour en avoir plein les oreilles.

- Sa dernière pièce s’appelle Omega, disait Sergio. Un signe, peut-être. Il paraît qu’il a oublié tout le reste. Il ne sait même plus qu’il est Xenakis.

Omega. Comment saurait-on quelle oeuvre est la dernière ? Quel jour sera le dernier ? Quel geste ? Peut-être un geste bête. Ou une parole symbolique, Pessoa demandant ses lunettes, ou Goethe réclamant plus de lumière.

Aujourd’hui, Xénakis est mort.

Sergio la quitta. Le couchant, ce soir-là, avec ses ailes d’or battant sur le fleuve, était pour elle. Elle s’éloigna lentement.

- Il en sait des choses votre Sergio.

- Vous m’avez fait peur. C’est encore vous ?

Depuis quand la suivait-il ? Cette ombre, c’était lui, pas de doute.

- Allons, je veux savoir, demandait l’ombre. Qui est Sergio ?

- Disons, un musicien. Il enregistre des fragments de musique, Mozart, Xenakis, les Négresses vertes, qu’il compile ensuite pour une oeuvre unique. Une sorte de montage. Sergio est un artiste. Et à ses moments perdus, il est aussi jongleur dans un cirque.

- Je vois, il est comme moi. Il est plusieurs.

- Aucune comparaison. Lui vit ses vies alors que vous vous contentez de parcourir les rues, rue Alecrim, rue Douradores, sans compter la casa Pessoa où l’on étudie maintenant vos œuvres avec acharnement. C’est vos doubles que vous envoyez au charbon.

- Leur existence me revient en écho. En fait, c’est eux qui me parasitent et non l’inverse. A propos je dois vous signaler que Saramago s’est trompé. Marcenda n’est qu’un gérondif. Comme le vers commence par une majuscule, Saramago a pris cela pour un prénom de femme. Mais rien ne m’étonne. Ce n’est pas la première fois qu’on m’interprète de façon erronée.

- Plaignez-vous. Etre interprété c’est déjà être lu. C’est déjà exister. Avec votre manie de brouiller les pistes, vous ne facilitez pas le travail. Mais à propos de femmes, pourquoi n’avez-vous pas épousé Ophelinha, votre collègue de bureau ? Un prénom pareil ne s’invente pas. C’était votre Ophélie ? Est-ce qu’elle s’est noyée comme l’autre ? A cause de vous ? La Mer de paille serait l’endroit idéal. On imagine ses longs cheveux traîner dans l’onde. Mais vous n’êtes pas Hamlet.

- J’ai oublié, répondait l’ombre. C’est si loin tout ça. Je l’aimais. Je l’appelais ma fiancée.

***

Autrefois le Portugal avait refusé l’asile politique au peintre hongrois, Arpad Szénes, époux de Maria Helena Vieira da Silva. Bien fait. Nous, on les avait reçus à Paris. Elle se souvenait. Le père avait apporté un album dans la chambre des enfants : Les aventures de Kô et Kô, les deux esquimaux, illustrations de Vieira da Silva. L’album, on en avait détaché les images pour les accrocher au mur.

Maintenant, le couple fameux était à l’honneur. Dans la fondation qui abritait leurs oeuvres, au Jardin des Mûriers, les bleus de Vieira da Silva enchantaient la ville tandis qu’elle-même prenait vie sous le pinceau de son mari.

La ville marche, elle marche la ville. Il faut se dépêcher. Peut-être Lisboa bientôt ne sera plus. On se souvient encore du tremblement de terre, il y a deux siècles, qui détruisit un quartier entier. Les meubles raclent le parquet, l’armoire tremble, je me raccroche avant de tomber dans le précipice qui s’ouvre à mes pieds. Voltaire fut si ému de ce désastre qu’il se rebella contre les "optimistes". Il ne fallait pas croire que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes ! Plus récemment, un incendie, rue Garret, la rue qui monte au Chiado. Tout à coup, le feu prend, la maison brûle, en quelques minutes des torrents de flammes embrasent nos vies. Nous allons tous périr. Maintenant ils ont reconstruit un centre commercial à la place du quartier incendié.

Tout pour l’homme moderne.

Encore avant, bien avant, il y eut certainement une éruption volcanique. Ces plaques tectoniques qui se heurtent, au lieu de sagement glisser l’une sur l’autre ! Et voici que la terre se boursoufle, dessinant des collines. Sept collines sur lesquelles on n’a pas craint de bâtir une ville. Et comment acheter le poisson quand vous habitez tout en haut ?

Pessoa lui avait emboîté le pas.

- La ville s’est bâtie elle-même, vous le voyez bien. Elle s’est écrite comme un poème avec ses rimes et ses rythmes.

- D’où cette impression qu’elle est en perpétuelle mouvance.

- Etonnez-vous que moi, Fernando Pessoa, l’enfant de la ville, le poète des lieux. je n’ai cessé d’être divisé. Comment se rassembler quand le sol se dérobe sous vos pieds ?

- Mais pourquoi être resté à Lisbonne ? Vous pouviez partir, vous enfuir.

- Vous ne m’avez pas lu pour poser cette question. Mes personnages, je les ai fait voyager. Tenez, Alvaro de Campos, je l’ai envoyé à Glasgow. Sans compter Ricardo Reis, médecin de son état, qui va s’installer au Brésil. Celui-là je l’envie réellement.

- Je ne parle pas de vos doubles, mais de vous.

- Pourquoi je suis resté ? C’est que Lisbonne est ma prison. Vous verrez, d’une rue à l’autre, c’est comme une ivresse qui ne vous lâche plus. Lisbonne est la ville du ressassement. On a beau la rejeter, elle vous tient.

Cette fois, elle ne répondit pas. Elle avait décidé de ne plus l’écouter. Devant cette mauvaise volonté, il finirait bien par se taire. Elle voulait être seule pour découvrir la cohérence, le mouvement général. Déjà il lui semblait que les ombres se répondaient, que de multiples échos couraient dans les arbres. Elle poursuivit son chemin. Monter, ouf, je suis arrivée au sommet, non, encore un effort, juste une volée de marches et tu y es.

Aujourd’hui elle irait voir le château Saint Georges qui dominait la ville. Une construction de pierres ocres, datant du temps des Maures, hérissée de tourelles. De là-haut, elle vit pour la première fois l’ensemble de la ville, avec le Tage qui s’en allait bravement affronter l’océan. Elle explora chaque tourelle, s’attarda dans la tour dite d’Ulysse. Là, des tourterelles avaient élu domicile dans le plafond de bois. Ailleurs, une femme, debout dans une échauguette, semblait attendre que la vie change. Un paon de service faisait la roue devant des enfants médusés. Sur le pavé élégant, une souche d’arbre toute en méandres jetait des ombres bleues. Dans le dessin des ombres, elle crut discerner Adamastor le hideux. Le chemin de ronde, comme il se doit, n’avait pas de fin. Voyons, suis-je déjà passée par là ? Elle aimait le vertige de cette configuration aléatoire.

La ville lui entrait par les jambes. Elle trébuchait parfois sur les petits pavés, noir et blanc, qui dessinaient des moutonnements à géométrie variable comme si les paveurs avaient voulu imiter le frémissement des nuages. Elle scrutait les murs, passait la main sur le lisse des carreaux de faïence, jamais les mêmes motifs ni les mêmes couleurs. Plusieurs fois, elle vit des femmes en noir à la fenêtre. De vieilles femmes. Elle leur souriait en pensant que son sourire illuminerait leur journée, mais les femmes la regardaient fixement sans réagir à ses signes d’amitié. Le long du funiculaire de Bicra, des enfants jouaient à se faire écraser. Du linge pendait sans vergogne aux fenêtres. Le linge des autres, l’envers du décor, comme les murs crevassés. A qui appartient cette bizarre chemise, cette serviette éponge, mâchurée d’avoir trop servi ? Un mouchoir s’envole. A moi ? Sur les murs, des tags, comme partout. Quand le funiculaire s’arrête, les voitures parquent sur les rails. Elles ont l’air incongrues, comme suspendues dans l’air.

Le soir, au restaurant, elle mangea des seiches dans leur encre, but du vinho verde et regarda droit devant elle. Je ne suis personne, disait Pessoa, absolument personne. On a beau se toucher le bras, se prendre la tête à deux mains, on reste en marge de soi-même, à côté.

- Impression de ne pas être né, voir Rimbaud, ce qui n’aide pas pour autant à mourir, croyez-moi.

Il était là, tout près d’elle, elle sentait sa présence et cette fois elle ne fit rien pour l’écarter.

***

Au fond il y avait plusieurs villes. Celle du nord, presque plate, hérissée d’immeubles, voire de tours en folie, et la ville haute, qu’on appelait le centre, toute en surprises, en ruelles, détours, escaliers, impasses, une ville à vous donner le vertige, et tout en bas, la ville basse, puis l’eau, avec les docks, les croiseurs, les paquebots.

Aujourd’hui, un équipage canadien, frais émoulu, avait pris place sur la terrasse du Brasileira.

- Je n’en aurais jamais fini avec cette ville. Et puis je m’égare. Tous ces dédales. J’aurais dû apporter une boussole. Il suffit que je tourne le dos, et le monde se brouille.

- C’est bien de s’égarer, répliquait Pessoa. La ville, il faut la prendre par surprise. De mon vivant, je n’ai pas cessé de changer d’adresse. C’était pour le plaisir de modifier l’angle, d’essayer de nouvelles positions.

- Moi, dans une ville inconnue, je cherche quelque chose que j’ai perdu. Mais je ne sais pas quoi. En cherchant, je trouverai peut-être.

- Je ne vous crois pas. Vous avez sûrement un but. Qu’est-ce-ce que vous êtes venue faire ici ? Nous espionner ? Dresser un procès verbal de la ville ? Allez, avouez.

Le lendemain, elle visita le Bairro alto, le quartier haut, célèbre pour ses rues chaudes, ses petits restaurants, ses traverses accidentées. Sa besace verte lui pesait à l’épaule. Dedans, il y avait tout : argent, peigne, kleenex, stylos, carnets, plus un pull marin à boutons dorés et deux guides de voyage. Sergio l’avait découragé d’acheter le guide écrit par Pessoa lui-même.

- Une commande, sûrement. C’est sans intérêt. Regarde, les phrases ne sont même pas finies. Il commence une description et s’arrête. Etc. On n’est même pas sûr que ce texte soit de lui. C’est encore une de ses veuves putatives qui a établi cette édition.

Elle avait obéi à Sergio. Mais le lendemain, elle était retournée à la librairie. Le dernier exemplaire venait d’être acheté. Qui, se demanda-t-elle, s’intéressait justement à ce guide apocryphe, bilingue anglais portugais ?

- Tiens, tiens, je croyais que vous vouliez m’éviter.

Naturellement Pessoa l’avait surprise en flagrant délit.

- Je voulais seulement un texte de plus pour recouper les informations.

- En fait, vous vouliez lire la ville à travers moi. Vous espériez quelques remarques à vif. Y a-t-il quelque part un Lisboète plus informé que moi sur l’âme de la ville, et même sur le Portugal tout entier ?

Il n’y avait rien à répondre à ça.

Au détour des rues, de somptueuses villas fleuries, des jardins paisibles. On pourrait s’assoupir dans cette quiétude, s’abandonner à la torpeur du paysage. La ville, il fallait aussi en apprécier les curiosités. Elle n’aimait guère les musées, mais le moyen de refuser une Tentation de Saint Antoine, de Jérôme Bosch, une Salomé de Lucas Cranach, une Vierge à l’enfant de Memling ? Au Musée des Janelas Verdes, les fenêtres vertes, elle passait d’une salle à l’autre, se perdant, ratant les Zurbaran, écoutant un touriste français à la voix éraillée dire à un autre, devant une peinture de l’enfer, que telle serait leur dernière demeure, crois-moi. Devant le musée, des hommes jouaient aux cartes sous une tonnelle. Les fleurs étaient roses, bleues. Maintenant il fallait retraverser la route en faisant attention aux tramways, aux bus, aux voitures. Voyons quel bus faut-il prendre pour revenir au centre, c’est à dire au Rossio ? De toute façon, il faut se préparer à l’attente. De quinze à trente minutes entre chaque bus, prévient l’affiche. Mais vous ne savez jamais combien de temps s’est écoulé depuis le dernier passage.
Sans cesse, elle consultait son plan.

- Dis-moi, Sergio, pourquoi cette place a-t-elle deux noms : Place Don Pedro IV et Rossio.

- A Lisbonne, c’est fréquent. Ou on change de nom, ou on en ajoute un supplémentaire. La rue Camoès, par exemple, a plusieurs noms.

- Et la statue de Camoès ? Je ne la vois pas.

- C’est qu’on est en train de refaire la place pour un parking.

Elle songea qu’autrefois, Pessoa, de sa place favorite, au Brasilieira pouvait voir Luis de Camoès, le poète épique, le Virgile du Portugal.

- Il était borgne, disait Sergio, l’oeil droit restait fermé. Quant à Chiado, c’est le moine défroqué qui se penche sur la misère humaine.

- Avec sa main tendue, il a l’air de mendier. Cette attitude humble. Il en fait trop. Il est tordu à force d’humilité.

- Peut-être pour changer de Camoès, qui se dressait tout droit, l’épée au côté. Lui, c’était un vrai mousquetaire. Camoès disait la grandeur du pays, tandis que Chiado parlait au peuple.

- 1925. Cela veut dire que Pessoa a vu s’ériger cette statue. Ces deux poètes devant lui comme pour le narguer. S’il avait su qu’un jour il serait le troisième larron !

- Peut-être l’a-t-il su. Il était toujours à court d’argent, mais déjà il avait une certaine notoriété. Souviens-toi qu’à l’époque, il écrivait des articles dans des revues et publiait ses premiers poèmes. Et ses amis le soutenaient.

Près de la station de métro, elle vit deux pigeons morts. Devant les deux églises, qui se faisaient face, l’Italienne et et la néo-classique, des mendiants attendaient. Visiblement des mendiants de profession, et non de ces malheureux comme il en pousse partout.

Le soir, elle mangea des sardines grillées, en songeant à la pièce de Tabucchi, Pereira prétend, qui met en scène un journaliste portugais. Tabucchi avait tenu à ce que de vraies sardines soient grillées sur scène. L’odeur prenait aux narines jusqu’au dernier rang.

Quand revint Pessoa, elle lui parla des sardines. Pour la première fois, elle le vit sourire.

- Vous m’avez demandé pourquoi je suis venue à Lisbonne. Et je songe à Antonio Tabucchi, l’Italien, tombant amoureux du Portugal. Il me semble qu’à l’inverse, Lisbonne est un bon détour pour rejoindre l’Italie.

- Rien à voir pourtant. Nous avons l’Océan, c’est à dire le monde entier. C’est de chez nous que l’Europe a conquis les terres d’Outre-Atlantique.

- Vous parlez comme un guide touristique.

- En Italie, ils n’ont que la Méditerranée, une mer fermée.

- Justement. Après le temps des conquêtes, on jouit de mariner dans son eau. C’est comme le retour au pays natal. Enfin, je parle pour moi.

Le bus l’amenait ce matin place du Commerce. D’étranges sculptures, dauphins ou amphibies, parsemaient le sol de cette grande place carrée qui ouvre sur le fleuve. Elle avait rendez vous au Martinho, avec Sergio. Là aussi, dans ce café du siècle dernier, sous les arcades, Pessoa était signalé. Un groupe de femmes bavardait devant les dessins au mur qui représentaient le poète. Toujours la même image :le chapeau, la moustache, les lunettes à montures épaisses. Une femme en pull jaune s’écarta pour la laisser mieux voir. Les femmes riaient. Sergio se détacha du bar où il buvait un café. Il portait une veste de cuir. Sergio était vivant. Ce n’était pas un fantôme.

***

Sur le journal, la vie continuait. Elle s’appelait Catarina, elle avait six ans. Catarina avait été violée et tuée. On pouvait voir le visage de la vivante, comme sur l’album de famille, quand plus tard, on dirait : voici l’enfant morte, du temps qu’elle vivait encore, ignorant le sort qui l’attendait.

Le match de foot restait le grand sujet. Autant dire que Porto l’avait emporté. contre Lisbonne. Même la mère de Sergio, mercière de son état, était venue assister au match. C’était un évènement. Aujourd’hui la ville pleurait à cause de la défaite.

Sergio voulait, ce soir, lui faire goûter le cozido portugais, en mémoire des juifs convertis. Le souvenir des massacres dus à l’Inquisition restait vif. Les fameux autodafés.

- Dans ce pot-au-feu, on met toutes sortes de viandes. Tu peux choisir ton morceau. Ainsi les convertis pouvaient tromper les vrais chrétiens en mangeant la viande casher à leur nez, à leur barbe.

Le soir tombait et la rue Attala s’éveillait doucement à la nuit qui fait délirer les corps. Des odeurs de stupre montaient déjà des petits pavés irréguliers.

Pessoa ne se montrait plus. Au fond, pour l’écarter, il suffisait d’être avec Sergio.

Elle le revit le lendemain rue Douradores. Il avait l’air fâché.

- Qu’est-ce que vous faites ici, dans cette rue ?

- Je me promène. Je visite. La rue est à tout le monde, il me semble.

- Allons, pas d’histoires ! Vous ne savez pas que c’est ma rue ? C’est là que vit l’un de mes doubles, Bernardo Soarès.

- A ce compte, on ne pourrait plus circuler dans cette ville. Vous êtes partout. Vous avez habité dans tous les coins et si ce n’est pas vous, ce sont vos créatures. Vous, évidemment, vous ne quittez guère un étroit périple. Le Chiado, le Bairo alto, et le soir vous trainez dans la ville basse.

- Il m’arrive tout de même d’aller observer le coucher de soleil à San Pedro de Alcantara. Je vous recommande la vue sur la ville avec le Tage en plus. J’y passe des moments d’extase à observer l’infinie palette des nuages.

- Vous extasié ? Vous êtes plus sec qu’un arbrisseau. Pas d’émotion, pas de sensation, juste des réflexions qui vous rongent.

- Je vois, vous préférez votre Sergio. Mais pourquoi ?

- D’abord parce qu’il est vivant. Vous, je vous le répète, vous êtes mort.

- Vous avez vu ma tombe ?

- Pas encore. J’ai le temps.

- Eh bien allez-y.

- Chiche. Mais je me demande pourquoi vous avez quitté le cimetière de Prazères Un si joli nom. Cimetière des Plaisirs. Vous n’étiez pas bien à côté de votre grand-mère ?

- Figurez-vous qu’une fois mort on ne dispose plus de son corps. Et puis ma grand-mère parlait trop. Cette vieille folle ! Toujours à ressasser les mêmes souvenirs. J’aime encore mieux le néant. Et d’ailleurs, en ce moment, c’est avec vous que je suis.

Plus tard elle vit un homme ivre et se souvint que Pessoa buvait beaucoup. On est seul, rongé par la bête immonde, on a beau l’écrire, écrire qu’on est seul, perdu, rien ne change alors on boit encore et le monde vacille. Les passants vous bousculent, vous montrent du doigt. Oui, c’est cet écrivain, toujours à traîner par là, un verre dans le nez. Et alors, il n’est pas le seul, allez voir du côté du Rossio ! Dans les cafés littéraires, je vous assure que les habitués ont une bonne descente.

Pour aller au couvent des Hiéronymites, elle prendrait son temps. Fernando Pessoa n’allait pas lui dicter son programme. Après tout, Sergio était là. Quand elle se promenait avec lui, il lui prenait la taille. Avec Sergio, la ville respirait la volupté. Tous les sexes s’y enlaçaient comme il sied dans une ville portuaire.

L’église Saint-Roque l’éblouit par son faste. Mais Jésus l’épouvanta.

- Tu as vu, on dirait qu’il est vrai. Ils lui ont mis une chevelure de femme, un chapeau de gentilhomme. J’aime mieux Jésus en écorché.

Ils allèrent ensemble au marché, sur le quai. Elle s’émerveilla devant l’empilement de morue séchée, de 1000 à 18000 escudos le kilo selon grosseur, puis les seiches, les calamars, les canilhas, sorte de coquillages dentelés. Elle se souvint des poissons, en Grèce, qui attendent le client, la queue en l’air. Des bananes venaient des Phillipines, des épices de Costa Rica, ou l’inverse. Plus loin, Sergio lui montra les haricots de deux couleurs, les feijo frade.

Sergio la quitta sur la place du Commerce. Elle aimait sa façon légère de s’éloigner.

Déjà Pessoa surgissait.

- Alors. Dites-moi ce que vous avez vu aujourd’hui.

Elle lui raconta la promenade dans la ville basse, l’odeur mouillée des docks, et surtout le marché.

- Les faijo frade ? Je suis sûr que Sergio ne vous a rien dit. Alors écoutez, ce sera peut-être ma seule citation : " Monsieur José Maria est négociant en faijo frade. Quand il dit la vérité, il ment à satiété, quand il ment à vue de nez, c’est là qu’il dit la vérité. "

- Qu’est-ce que c’est que ça ?

- Un aphorisme de moi. Ca ne vous plaît pas ?

- Ce dicton populaire, ça ne vous ressemble guère.

- Pourtant je l’ai écrit. Qu’est-ce que vous attendiez ?

- J’attendais le vide, la solitude, une tête cherchant désespérément le sommeil sur l’oreiller. J’attendais le tourment de l’absence à soi, quand le je éclate en mille morceaux. En tout cas merci de m’épargner d’autres citations.

Il lui tourna le dos, vexé. Elle le vit se diriger vers la place des Restauradores. Est-ce qu’un fantôme prend le métro ?

Pour aller à Belem, elle prit le bus n°28. Belem, autant dire Bethleem. Le chauffeur insista pour qu’elle s’asseye juste derrière lui. Un vol est vite arrivé, c’est moi qui vous le dis. Surtout que nous traversons un quartier dangereux. Regardez. Partout l’ennemi guette. Vous n’êtes pas encore sur place qu’ils vous ont déjà repéré.

La première fois qu’elle vit le couvent des Hiéronymites, il était fermé. Closed. Il fallait se contenter pour l’instant de la fabuleuse façade baroque avec ses statues, ses niches. La tombe de Pessoa, ce serait pour plus tard. Tant pis, elle irait voir la tour de Belem, à un kilomètre de là. Il suffit de traverser le chemin de fer par le souterrain. Des gitans vendaient des tee shirts larges, des dentelles au petit point, des pull à mailles à serrer sur son giron quand l’hiver transperce les murs.

L’eau du fleuve était écrasée de bleu. Sur la pierre blanche de la tour mauresque couraient des reflets mauves. Il fallait se souvenir que la tour, autrefois, émergeait de l’eau telle un phare et servait d’amer aux bateaux venus du large. Puis l’eau avait reculé.

La tour, closed elle aussi. Vous repasserez. Après le pont-levis, on butait sur une porte dure. A l’entour, les mêmes gitans, baragouinant cet anglais de fortune qui vous sort tout armé de la bouche quand il s’agit d’accrocher le touriste. Le soleil était chaud, les voitures rapides, des trains passaient sans cesse sur la voie. Jaunes, eux aussi, ils ressemblaient à des tramways. Son sac vert lui pesait à l’épaule. Elle attendit le bus. Lequel prendre ? Numéro 15 ou numéro 23 ? Une femme, son sac sur les genoux, lui fit de la place sur la banquette. La femme était à sa place dans sa vie. Elle était là où elle devait être. Et elle, que faisait-elle ici, à courir une ville inconnue pour en absorber la sève ? Les villes, les pays, on ne les connaîtra jamais tous. Alors à quoi bon ? Il faudrait pouvoir enserrer la planète dans ses mains, comme un ballon.

Tout à coup, elle se sentait déplacée, hors sujet. Il faudrait pouvoir se renouveler, changer de destin. Un Brésilien, pendant ce temps, s’efforçait de lui parler. Il lui dit qu’il venait au Portugal pour la première fois. Désir de connaître le pays des ancêtres ? Faute d’un langage commun, la conversation tarit vite.

Elle se trouva de nouveau au Rossio. Décidément, tout se passait sur cette large place. De la gare toute en torsades partaient autrefois les trains pour l’étranger. " Achetez-moi un billet ", clamaient les vendeurs de loto. Un Noir en chemisette à carreaux cirait les chaussures d’un autre Noir, déguisé en Black. Un troisième observait la scène. A la pâtisserie, elle acheta deux petits flans ronds. En sortant de la boutique, elle vit l’homme dont le visage était couvert d’un lupus géant.
Telle la paroi d’un volcan en fusion, la peau rougie de l’homme semblait bouillir sur place. On s’attendait à tout moment à ce que les bulles éclatent, dégorgeant une lave sanguinolente. Assis par terre, le malheureux s’offrait à la curiosité des passants. Seul brillait un oeil qui la regardait. C’était l’oeil droit.

Déjà Pessoa surgissait.

- L’homme au lupus, vous avez cru que c’était moi, avouez.

- C’est vrai, j’ai cru que c’était encore un de vos doubles. L’homme au lupus, Adamastor, le Christ, et même le saint Vincent de la cathédrale, dont le corps est arrivé au Portugal, escorté de corbeaux, pourquoi ce ne serait pas vous ? Avec vos histoires de déguisements, on vous imagine partout.

- Mes hétéronymes ne sont pas des déguisements, ce sont les diverses personnalités qui m’habitent.

- Pas de littérature, s’il vous plait.

Il se tut et elle s’en voulut de sa dureté.

Une fine pluie s’annonçait qui fit sortir d’un coup les vendeurs de parapluies, plutôt des vendeuses aux gros bras qui criaient maintenant plus fort que les vendeurs de loto. Sur la place où s’élevait autrefois la statue de Camoès, un homme exhibait un trognon de jambe. Il ne faut pas croire qu’elle allait au hasard. Elle ne cessait de consulter son plan, mais parfois les rues n’existaient plus, ou encore elles ne menaient nulle part.

- On vous l’a dit. C’est Ulysse qui a fondé la ville alors qu’il rentrait de son périple. Avec Ulysse dans l’histoire, ne vous étonnez pas si c’est un labyrinthe. Peut-être retardait-il le moment de retrouver Pénélope. Après avoir connu Circé la drogueuse, et Calypso l’enchanteresse, il n’était pas pressé de retrouver sa vieille épouse.

- Mais comment sortir du labyrinthe ?

- Il faut tout vous apprendre. On ne sort d’un labyrinthe qu’en suivant toujours la même direction, sans jamais rebrousser chemin. Sinon, on se perd, c’est bien connu. Le sieur Dédale en a fait l’expérience.

- Et qu’est-ce qu’on trouve au bout ?

Mais déjà il n’était plus là. S’était-il perdu dans la foule ? Le soir elle rêva d’une homme et d’une femme qui se balançaient lentement en portant à leur bouche une timbale jaune. L’homme et la femme, presque nus, avaient la peau entièrement rouge. Sur leur front, deux petites cornes.

***

Avec Sergio, elle alla prendre un verre sur la terrasse de l’Albergaria Senhora do Monte. Dans l’ascenseur, elle éclata de rire. Sur la paroi brillante de l’ascenseur, il était affiché qu’on ne devait pas monter à plus de 4 pessoas.

- Tu sais bien que Pessoa veut dire personne, mais aussi une personne, exactement comme en français. Ou tu es personne, ou tu es une personne.

- Quand il dit, je ne suis personne, il ne fait donc que jouer sur les mots.

- Avoue que c’était tentant.

- Alors tout viendrait de là. Les doubles, l’identité mouvante, tout ce qu’il n’a cessé d’écrire, ce serait juste une affaire de nom propre ?

- Il s’appelait aussi Nogueira, noyer. L’une de ses grands-mères était juive. Pourchassés par l’inquisition, les juifs, à l’époque, prenaient des noms d’arbres.

- Pessoa, un arbre ? Non, ça ne lui va pas du tout.

De la terrasse au dernier étage, on découvrait, sur l’enfilement des façades, de nombreux jardins suspendus. Des flots de bougainvillées se détachaient sur les plantes vertes d’allure tropicale. Un vent léger courait dans les cheveux.

***

Le soleil claquait les volets, le jour était bon à prendre, elle se leva, la joie au ventre et s’acheta des socques en bois. Elle voulut traverser le Tage. Au Caido Sodré, d’où partaient les bateaux, il régnait une grande animation. Une femme en noir, un tablier bleu autour des reins, vendait des légumes, assise à même le sol, ses pieds sous sa jupe. Ces pieds qui se cherchent, se frottent sans le savoir. Pommes de terre, tomates, oignons. Les gens passaient sans voir les cageots. Un homme avançait en lisant son journal, un autre faisait de grands gestes, des filles dansaient en marchant.

Le rafiot s’éloigna du sol accompagné d’une envolée de mouettes. Le Tage était hachuré de traînées vertes. Au loin, les mouettes piquées sur l’eau ressemblaient à des voiles. Sur l’autre rive, les collines se dessinaient, d’un bleu délavé. La ville, dans le miroir du fleuve, partait pour l’aventure, pour toutes les aventures. Les navigateurs s’en allaient à la conquête du monde. Cabra, Vasco de Gama. Sur l’eau du Tage, déjà mêlée d’Océan, le Portugal se redressait de toute sa taille.

Du bateau, elle regardait s’éloigner la ville, avec ses fenêtres comme des yeux, et, dressé contre le paysage, un arbre unique, filiforme, avec des feuilles tout au sommet comme des algues.

Sur la banquette d’en face, un Indien dormait. Sans doute un Bragança, un descendant de Goa, du temps où Goa était portugaise. Plus loin, des Espagnols. Au Portugal, on avait fini par se débarrasser des Espagnols. Mais le pays en était resté considérablement affaibli. Songez que nous avons été le plus grand possesseur de colonies. Puis tout s’était dégradé. Depuis la révolution des oeillets, la situation commençait à changer.

A la plage de Caprica, elle vit de superbes flots. Faut-il sauter pour accompagner la vague ou la feinter en plongeant par dessous ? Brusquement elle était en vacances. Elle regarda autour d’elle. Quelques familles égarées rattrapaient leurs enfants. Des jeunes gens promenaient leurs corps éblouissants de beauté. Un chien vint la flairer. Plus loin, des barques attendaient contre un muret de grosses pierres. Ce n’était plus les barcos rebellos des images d’autrefois, avec leur proue dressée contre la vague, mais il y avait toujours l’oeil, dessiné sur le flanc gauche. Barques rebelles, de rebellum, autant dire contre la guerre, ici la guerre des vagues. Vagues effrénées contre lesquelles le bateau enroulait son armature toute en courbes. Si l’on voulait rapporter du poisson, il fallait tenir bon. Aujourd’hui les barques gisaient sur le sable. Elles avaient perdu de leur grogne.

A Caprica plage, elle était vraiment seule. Pessoa ne viendrait pas la chercher. Ici loin de tout, loin de lui, on n’était plus à Lisbonne, ni dans la ville, ni dans la fiction. Elle se sécha bien vite et reprit le bateau.

***

On n’avait pas encore retrouvé l’agresseur de la petite Catarina. Mais les recherches se poursuivaient. La famille du meurtrier était soumise à des interrogatoires serrés. Combien de temps le coupable allait-il pouvoir se cacher ? Se cacher où ? Dans quelle sente enfumée, quel troquet, quel repli de la ville ? Et qui, sinon ses frères, pouvait encore protéger l’ignoble ? A moins qu’il ne décide de se jeter du haut de l’aqueduc d’Aguas Livres, les Eaux libres. Une monument prestigieux, construit au dix-huitième siècle. Cet ouvrage gigantesque comblait la ville de fierté. Pensez, pas moins de 109 arcades, avec 137 skylights, répétait le guide du car avec componction. Mais il avait fallu arrêter le trafic à cause des crimes et des suicides commis à cet endroit.

Il fallait retourner à Belem. Elle visita d’abord la tour, grimpa sur les terrasses, l’une après l’autre, fit s’envoler deux mouettes. Puis elle se rendit au fameux couvent des Hiéronymites. On entrait par la somptueuse église pour passer ensuite dans le calme du recueillement. Malgré son faste, le couvent semblait presque dépouillé après la richesse de l’église. Là étaient enterrés Camoès et Vasco de Gama. Le poète et le navigateur. A gauche en entrant, un panneau indiquait la crypte où reposait la tombe de Pessoa. Elle s’y dirigea, hésitant un peu. Il était donc là ?

Fermé pour cause de travaux. Un grand rideau de jute masquait la crypte.
Elle souleva le rideau de jute, se macula de plâtre, tenta d’enjamber les échafaudages. Rien n’y fit, l’endroit était définitivement interdit. Que la crypte abritant la tombe de Pessoa soit justement inaccessible, cela n’avait rien d’extraordinaire. Pourtant, elle se sentait saisie d’inquiétude. Une tombe ne révèle rien. Un mort peut toujours s’en échapper, il existe à ce propos des précédents célèbres. Mais là, quelque chose n’allait pas. Voir la tombe, palper le grain de la pierre, l’aurait rassurée.

- Je vous l’avais dit. Rien n’est jamais sûr, même la mort, surtout quand on a comme moi si peu d’existence.

- Alors vous êtes mort ou vivant ?

- C’est selon. Mais rassurez-vous, je ne vous importunerai plus.

- Pourquoi m’avez-vous suivi tout ce temps ?

- Par défi. Parce que vous vouliez m’échapper.

- C’est que vous exagérez aussi. Saramago, Tabucchi et les autres, vous ne les lâchez pas. On dirait que vous ne vivez que dans le rêve des autres.

- " Est-ce que je sais si ce n’est pas moi qui suis le rêve et toi la réalité, moi qui suis ton rêve et non pas un rêve que je rêve ? "

- Quoi, que dîtes-vous, à qui parlez-vous ?

- Ce n’est pas moi qui parle. C’est mon livre.

- On vous voit débouler à tout moment avec ce costume noir, ce noeud papillon. Vous êtes là, debout sous la pluie, puis assis sur une chaise dans une chambre, ou encore vous répondez à une invitation à dîner du côté d’Alcantara. Ce jour-là, bizarrement, vous affectez de ne parler qu’anglais.

- J’aimais bien parler anglais. Lisez donc mes poésies anglaises.

- On ne vous a jamais tant vu que depuis que vous êtes mort.

- Etonnez-vous si j’apparais ça et là. Le bureau, la rue, l’épicerie, les cafés, les chambres louées au mois, tel était mon horizon. J’ai si peu vécu du temps où j’étais vivant, il est normal que je me rattrape une fois mort. Mort, j’oublie que je ne sais pas qui je suis.

- Si vous continuez comme çà, vous allez devenir une curiosité pour touristes. Des cars entiers viendront voir déambuler l’écrivain mort. Des tour operators se disputeront la primeur.

- Rassurez-vous, je ne viens que si l’on m’appelle.

- Mais je ne vous ai pas appelé !

- C’est ce que vous croyez. Je vous ai vu m’observer au Brasileira le premier jour, comme un chasseur à l’affût. Vous tourniez autour de ma statue en attendant qu’elle se mette à bouger.

C’était vrai. Elle avait tout examiné jusqu’aux lacets de chaussures, comme pour s’assurer de la fixité de la statue. La main levée du poète n’allait-elle pas se reposer lourdement sur le guéridon, la bouche prononcer quelque sentence restée en suspens ? C’est bien connu, si on insiste, les statues se mettent en marche.

Elle ne s’était pas méfiée. Tout était de sa faute à elle.

En ville, elle retrouva Sergio sur la place du Principe Real, là où l’arbre le plus large de la ville étire ses branches sombres, soutenues par une armature de fer. Sous la verdure maternelle du cyprès, déployée comme une ombrelle géante, on était à l’abri de tout.

Pessoa ne revenait plus, et elle se surprenait à le chercher. N’était-ce pas lui, le joueur de loto immortalisé en bronze, lui aussi ? Allons, je vous achète un billet. Ou ce pauvre jeune homme qui n’avait pas de jambes et avançait gaillardement sur de courts cylindres de métal.

Elle cherchait Pessoa partout où l’homme est à côté de lui-même, infirme ou statufié, plein d’errance ou d’entêtement. Elle le cherchait dans les rues d’Alfama, le vieux quartier, où la vie suinte par tous les pores, odorante, criaillante. S’était-il noyé dans la Mer de paille, cette immense flaque, sorte de lac qui retient encore les eaux du Tage avant qu’elles ne s’élancent dans l’océan ? Elle le cherchait dans toutes les ombres de la ville et Sergio lui demandait pourquoi elle avait l’air absente. Dans l’église Saint Vincent, elle imagina qu’il s’était réfugié dans le tombeau où reposaient le roi Charles 1er et son fils, assassinés tous les deux au début du siècle. La femme voilée de marbre qui pleurait devant les corps, c’était peut-être l’épouse du roi, ou la Vierge, ou encore elle-même, la visiteuse, pleurant tous ses morts.

On avait retrouvé l’assassin de la petite Catarina, et elle fut soulagée. Qu’est-ce qu’elle avait cru ?

L’homme s’était fait prendre en rôdant près de chez sa tante. Qu’espérait-il de cette madame Fernandez qui l’avait élevé ? Sûrement la tante portait des châles comme elles en ont toutes aux premier frimas dans ces maisons mal chauffées. Sans compter la chaufferette sous les jambes qui vous embrase un corps comme un rien. La tante disait que son neveu était un garçon gentil, quoique un peu taciturne. Elle n’aurait jamais cru ça de lui. Sûrement les voisines étaient déjà à l’affût. Sur la photo qui s’étalait dans le journal, le meurtrier portait des lunettes. Il disait qu’il regrettait.

Fernando Pessoa ne se montrait plus. Après tout même les revenants ont le droit de mourir.

En quittant Sergio, elle lui pétrit les joues, caressa son collier de barbe. Oui, Sergio était vivant. Dans l’avion du retour, on servait une collation insipide. Elle ouvrit le livre.

" J’envie - sans bien savoir si je les envie vraiment - ces gens dont on peut écrire la biographie, ou qui peuvent l’écrire eux-mêmes. Dans ces impressions décousues, sans lien entre elles et ne souhaitant pas en avoir, je raconte avec indifférence mon autobiographie sans faits, mon histoire sans vie. Ce sont mes confidences, et si je n’y dis rien, c’est que je n’ai rien à dire. "
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité.

P.-S.

Cette ville qui monte, qui descend, dit Maria, ça ne me plait pas. J’aime mieux ma ville à moi, tout au nord. A Bragança, au moins c’est plat.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter