“Je ne touche plus le cœur des choses je tiens le fil.”
André Breton, Vigilance.
Étrange pouvoir d’une œuvre, presque entièrement marquée par l’une des plus empoisonnantes tragédies du dernier siècle, que de pouvoir faire naître, dès les toutes premières pages, un profond sentiment d’apaisement. Cela pourrait tenir à plusieurs choses. La première, et non des moindres, est que ces courts récits -comme les “souvenirs d’enfance” publiés en français sous le titre de Pour violon seul- ont été dictés et non écrits. Ils suivent le fil d’une pensée sinueuse, rompue à ses propres pièges, qui sait rendre au lecteur les suspensions et les vides, avec toute la richesse d’une vraie conversation. On pourrait s’en étonner, avec ces formes brèves classiquement repliées sur elles-même pour justifier de leur propre existence, et dans une écriture si prompte à jouer d’effets contrapuntiques. Mais c’est, pourrait-on dire, en acceptant de courir plusieurs lièvres à la fois, que, loin de nous perdre ou de nous suffoquer, un grand écrivain sait croiser en une seule et même voix les chemins de sa vie. La lecture d’un grand livre est bien plus qu’un voyage, c’est la possibilité offerte d’un vol serein, majestueux et puissant, sur l’idée de nos existences.
C’est dans un même esprit qu’il faut encore évoquer la diversité des registres. Dans Pour violon seul, comment ne pas s’émouvoir qu’à chaque portrait de famille -lesquels, à la presque exception des parents et du frère de l’auteur, s’achèvent sur un voyage vers l’extermination- s’associent des souvenirs de vie quotidienne, drôles ou pathétiques -de l’oncle séducteur et joueur à la tante préparant la polenta aux “petits oiseaux”-. C’est un élément qu’on retrouve, bien sûr, dans chacune de ses proses courtes. On ne saurait réduire cette impression aux effets d’un montage, aussi habile puisse-t-il être, où se succéderaient temps forts et temps faibles, fragments narratifs et fragments descriptifs, tragédie et comédie. J’en veux pour exemple, à la fin de Procès à un chef d’orchestre, le sourire de Grock qui se dessine sur le visage de Wilhelm Furtwängler, dont on ne saurait décrire la terrifiante ambiguïté. Ce sourire du reste pourrait devenir l’emblème des interrogations d’Aldo Zargani. Pour celui qui, dès l’enfance, fut directement confronté au “mal absolu”, la question des contradictions humaines, et d’une réalité nécessairement subjective, a curieusement servi de socle à ce qu’il faut bien nommer un indéfectible humanisme.
En allant plus avant dans cette ambiguité fondatrice, voulue comme seul chemin possible dans la recherche de la vérité, la question du genre finit par devenir cruciale. Pour violon seul est appelé “roman”, en parfaite contradiction, semble-t-il, avec le sous-titre choisi par l’auteur : “Souvenirs d’enfance dans l’en-deçà”. “Je crois, écrit Aldo Zargani dans un entretien de 2007, qu’une véritable autobiographie est tenue de “se constituer en roman”, pour pouvoir évoquer comment ont été vus, en une époque désormais lointaine, les faits alors qu’ils se produisaient et qu’ils étaient aussitôt reflétés dans l’esprit d’un enfant. Cela m’oblige à raconter ce que je lis à l’intérieur de moi sous la forme d’un roman et, dans le même temps, à me donner tort lorsque c’est nécessaire.”1 C’est d’ailleurs, dans ce livre comme dans certains de ses courts récits, au delà de tout effet comique, le sens profond des notes de bas de page. Leur apparente “inutilité” sert à remettre en cause la fidélité de la mémoire -ne serait-ce que dans sa capacité à retracer un seul fil narratif-, lui conférant du même coup une valeur autonome et, si l’on veut, une vérité en tant que telle, en libre relation aux personnages, aux décors et aux faits.
On ne saurait s’étonner qu’une telle écriture, qui vient serrer au plus près le souffle toujours changeant de la pensée qui l’anime, en vienne à questionner le destin, obstinément et douloureusement. Cela ne signifie nullement que sa souveraine indécision finisse par échouer, hors d’haleine et exsangue, sur quelque vieux déterminisme. Dans Pour violon seul, tout le mouvement de la mémoire est tendu vers cette double question : comment et pourquoi ai-je survécu à l’extermination, ainsi que mes parents et mon frère, quand d’autres parmi mes proches n’y ont pas réchappé ? C’est au fond un trait commun à toutes les œuvres mémorielles -ou en partie mémorielles- liées à un profond traumatisme de l’Histoire, que de chercher, pour s’en défaire, à affronter la culpabilité, un sentiment absurde autant qu’inévitable. En Italie, sinon dans le monde, Primo Levi sera sans doute celui qui aura le plus clairement évoqué cette conscience en proie à sa propre cruauté, quand il n’aura pu lui répondre, à titre personnel, que par une mort volontaire2. L’humanisme d’Aldo Zargani, ou plus exactement sa mesure, consiste à s’en tenir à ces comment et pourquoi, sans jamais se laisser prendre au piège de dichotomies commodes ou réductrices, et pour finir forcément erronées. La vie est ainsi faite, semble-t-il nous dire, qu’elle ne nous donne jamais de solutions, mais seulement des exemples. À ce titre, L’odeur du lac pourrait bien être la réduction, non seulement d’un strict point de vue narratif, mais aussi dans l’unité de temps qui structure le récit, du long “roman” qui l’a précédé. Cette journée marquée par des coïncidences -où le surréalisme n’est jamais très loin- fait le constat d’une fatalité qui contient en soi son propre dépassement. “Lorsque les hasards s’accumulent, écrit-il, tout finit bien sûr par rentrer dans l’ordre, mais (...) entre-temps il y a quelque chose qu’on appelle parfois une catastrophe, et parfois une tragédie.” Le parfum qui imprègne le lac de Lugano, que l’auteur nous dit “chargé d’humidité et des vies qu’il recèle”, se ressent aussi d’une mort omniprésente, jusque dans l’écriture : mort supposée du poisson dont la taille, nous dit-on, est presque celle d’un être humain ; lourdes menaces de mort des machines à rayon X, bien concrètes dans la consience de celui qui écrit, mais latentes, déjà, au cœur du souvenir, dans le squelette qui se dessine en insolite vanité ; morts violentes, inexplicables autant qu’inattendues, du gendre et de la fille de Bruno Walter. Que dire enfin du musicien polonais et du sosie, doubles fantomatiques -et d’une certaine façon fantasmés- du père de l’écrivain, dont la disparition précoce hante tous ses écrits. J’ai parlé de vanité, mais tout semble porter à croire en la nécessité d’une loi historique, dont les individus ne sauraient se défaire : l’odeur du lac baigne aussi les années à venir, cette lutte désespérée, secrète et finalement victorieuse, d’une simple famille contre une mort programmée.
Aldo Zargani, né en 1933, appartient, il le sait, à la dernière génération qui peut encore user, ne fût-ce qu’en évoquant l’enfance, de tout le prestige de la mémoire. Les historiens ont pourtant pris l’ascendant sur les faits, et pas seulement sur eux. L’écrivain se voit contraint d’en revenir à sa vocation première, qui est de nous représenter son monde. Nous ne saurions nous en plaindre. Son génie est alors que les souvenirs y entrent, avec leur cortège de personnages, l’auteur lui-même, comme autant de ressorts narratifs, que la mémoire se libère en partie de ses enjeux documentaires, pour devenir un outil de vérité parmi d’autres, une vérité en tant que telle, dans sa belle infidélité.