Guy Darol : Arlt serait-il un duo comme il y eut Brigitte Fontaine et Jacques Higelin, comme il y a Mocke et Armelle Pioline ?
Sing Sing : Davantage qu’un duo, Arlt est un monologue à deux voix. Pendant que l’une court nuitamment dans une forêt en feu, l’autre, de jour, est assis dans son parc à essayer de faire entrer des cubes dans des cercles. On aime beaucoup les gens que vous mentionnez cela dit et Mocke a d’ailleurs enregistré l’album avec nous. Holden est un très bon groupe. Séduisant et toxique.
Guy Darol : Quelle est la grande histoire qui a décidé du projet Arlt ?
Sing Sing : Une histoire d’amour et de hasard. Arlt n’a rien d’un « projet » concerté. C’est arrivé comme ça. On n’a pas lutté contre.
Guy Darol : Doit-on comprendre que La Langue est une célébration de l’organe de la phonation ou seulement votre contribution à l’effort d’écrire et de chanter dans le français de Henri Michaux et de Luc Dietrich ?
Sing Sing : La Langue, c’est de la viande qui cause et qui s’en étonne. Ici : instrument du baiser et endroit de la parole. Qui dit parole dit parfois stupeur, mots qui manquent, affolement. La langue est un truc qui fourche. Un truc qui se perd. Que certains tournent sept fois dans leur bouche avant de parler, à tort ou à raison. Wittgenstein pense que « ce dont on ne peut parler, il faut le taire », Novarina au contraire que « ce dont on ne peut parler, c’est cela qu’il faut dire ». Je penche pour Novarina .
Guy Darol : Je cite Henri Michaux et Luc Dietrich car nous avons depuis longtemps des échanges qui portent sur la littérature et il me semble que vous consacrez au moins autant de temps à lire qu’à écouter de la musique. Eloïze Decazes cite Henri Calet et je n’en suis pas surpris ; le flâneur du 14e arrondissement de Paris n’était pas un écrivain désopilant. Quant à vous, vous avouez un faible pour Joseph Delteil qui est plutôt un porte-voix du rire rabelaisien. Le vert était la couleur de Joseph Delteil, quelle est la vôtre ?
Sing Sing : La lecture nous occupe pas mal, c’est vrai, mais je crois que son influence sur nos chansons est plutôt oblique. Je ne voudrais surtout pas faire de la « chanson littéraire ». Si les livres agissent sur Arlt, c’est à la manière des alcools, de l’érotisme, des amitiés, des paysages, des grandes frousses et des grandes joies. De tout ça qui intensifie la vie et la colore, tout ça qui jette hors de soi puis reconcentre. Enfin, qui nous constitue et nous rend meubles, qui fait de nous de grands foutoirs ambulants, ce à partir de quoi l’on chante. Nous aimons Calet tous les deux (Calet à qui, je le précise, il arrive d’être drôle. Lire Rêver à la Suisse pour s’en convaincre). Delteil aussi, qui ébouriffe son lecteur et le frappe d’insolation. Sa succulence verbale, sa sauvagerie bonnasse, son allégresse : tout chez lui ouvre l’appétit. N’importe quelle page de la prose agile et grassouillette de Charles-Albert Cingria, également, donne soif et fait jubiler. Michaux, Dietrich, bien vu. Hardellet, que vous connaissez bien et qui sait comme personne trouver midi à quatorze heures, et qui connaît tous les sésames. Emily Dickinson qui depuis sa fenêtre, vous « cravate de rouge » sans qu’on sache si la lire ébouillante ou donne froid. Mais aussi Stevenson, Schwob, Jarry… Raconteurs d’histoires ou pousseurs de phrases devant soi, suceurs de cailloux ou baroques dévergondés, cracheurs d’hyperboles ou médaillés de la litote, soliloqueurs tout en dents. Alchimistes, abstracteurs, sensuels, montreurs d’ours ou d’invisible, passeurs ou derniers des mohicans, peu importe. Parmi ceux qui ne sont pas morts : Eric Chevillard, Céline Minard, Julien Grandjean, Louis Watt Owen (qui signa Dominique Poncet ce bouquin formidable Les Pentes Fabuleuses) et Noël Tuot. Et aussi de la Série Noire, du Fantastique, des contes de fée, des Bandes Dessinées, des essais sur tout et rien. Des biographies d’acteur, des traités de psychiatrie, des dictionnaires de blagues pas drôles, des manuels de réflexologie, des correspondances (ô Flaubert !), des poèmes esquimaux, la vie des saints et Arthur Cravan. Stop. Pas de couleur dominante. Toutes les couleurs. Dans toutes leurs nuances et tous leurs dégradés. Allez, disons le cuivre, disons la rouille. Toutes les odeurs aussi. Odeurs d’épices et odeurs de merde.
Guy Darol : Vous dîtes que le blues du Moyen Age est votre limon primitif. Je pense que votre album réverbère Moondog et ses chaconnes, le folk hors-concours de Simon Finn, de Michael Hurley et des Holy Modal Runders. Pouvez-vous démêler le vrai du faux ?
Sing Sing : Ah, « le limon primitif où se vautre mon vieux copain l’hippopotame ». Moi, je ne connaissais rien au Moyen Age avant de rencontrer Eloïse qui en collectait les chansons en amateur, comme une cueilleuse de champignons … qui s’empoisonne une fois sur deux. Les enregistrements de René Clémencic ou du Ferrara Ensemble sont à cet égard incroyables. C’est autrement plus excitant que la petite chanson phrançoilse qui marmonne sur les ondes et sous la douche ou que les petits génies interchangeables de la pop à plume dans le cul qui font joli dans les magazines. Bon, je n’en suis pas devenu un spécialiste pour autant du Moyen Age. J’aborde avant tout ces musiques par ce qu’elles ont pour moi de plus mystérieux, de plus violemment exotique. Ce qu’on peut trouver discutable. Mais quoi qu’il en soit, je crois qu’on peut y dégotter des généalogies nouvelles tout à fait fécondes.
A part ça, je suis content que vous pensiez à Moondog que nous aimons beaucoup. Lui, le Moyen Age, il le fait carrément swinguer jusqu’aux Caraïbes ! Eloïse aimerait, a priori en solo, enregistrer des chansons de Michael Hurley (et d’Ivor Cutler, et de Purcell ! en s’accompagnant au concertina !). Alors pensez si ça nous amuse que vous citiez son nom. Du coup, The Holy Modal Rounders, évidemment. Pendant l’enregistrement de La Langue, nous écoutions pas mal de trucs, Mocke et nous. Parmi lesquels trucs pas mal de choses du label ESP justement : The Fugs, Pearls Before Swine, Ed Askew, Albert Ayler. Mais aussi les « carols » de Benjamin Britten, Brigitte Fontaine, Duke Ellington, Robert Wyatt, Charlie Christian, The Monks, Washington Phillips, Eduardo Mateo, la collection « The Secret Museum of Mankind »… Des tas de choses, vraiment. Mocke s’amusait à nous faire des blind test un peu tordus. Telle première mesure de Lester Young évoquait alors une demo du Velvet Underground et telle demo du Velvet Underground une chanson médiévale avec des chœurs doo-wop. On se ramait à tous les coups, c’était fascinant et ça donnait des idées. Après, je ne pense pas que ça s’entende vraiment sur notre disque. Au final, on fait quand même des chansonnettes pour guitare et deux voix. On va pas s’amuser à se comparer à tout ça. Disons qu’on organisait des lieux de passage pour les fantômes. On accueillait ceux-là qui voulaient bien avec le maximum d’hospitalité. Mais quand même, en essayant de rester maîtres de la baraque. Les fantômes, c’est chouette, mais ça te met vite un boxon pas possible.
Guy Darol : Votre album est humide d’eau de pluie qui semble arroser des entrepôts plus que des villas avec vue sur mer. Dans ces conditions, la rouille l’emporte sur l’exubérante végétation. Vos textes sont écrits sur le motif ? Quel motif ?
Sing Sing : C’est intéressant, ce que vous dites. Cet album a été enregistré avec vue sur la mer, le saviez-vous ? Enfin, voilà ce qui se passe à trop faire les cons avec la voix des morts ! A quelqu’un qui trouvait les chansons parfois un peu sinistres, Eloïse répondait : « Oui mais chanter c’est une joie ». Je suis d’accord. On chante pour célébrer. Même une lamentation, quelque part, c’est une joie. Et puis ce disque, moi, je le trouve parfois rigolo. Ne serait-ce que par ce qu’il trébuche tout le temps.
« Nous en avons pris peur,
qui n’en aurait pas pris peur,
allons…
après quoi nous avons ri ».
Tenez, cette après-midi, nous visitions les grottes de Vallorbe, dans le Jura, et je me disais que ça ferait un beau disque, tous ces drapés minéraux, ces stalactites, ces stalagmites, ces lacs d’émeraude avec des reflets changeants. Et puis ces dédales, cet inconfort et l’esprit d’aventure qui nait d’avoir à avancer là-dedans. Le vrombissement sourd, aussi, le côté cradingue et féerique, la mémoire immémoriale, toutes ces beautés dues aux accidents et au hasard. Et la main de l’homme qui finalement a rendu tout ça praticable… En ce qui concerne les textes, la plupart du temps, pas mal de choses s’amassent en marchant… souvent en rond. Je ne note rien ou presque. J’oublie. Ce qui me revient plus tard, en jouant de la guitare, je l’ajuste au rythme, à la mélodie, je le remonte d’oreille, avec d’autres choses. Avec ce qui se surajoute sur le moment, ou bien des trucs plus ou moins fauchés ailleurs, notamment dans la conversation d’Eloïse. Je ne sais pas d’avance de quoi je veux parler. Un peu pompeusement, je dirais qu’on court après des épiphanies. Ce n’est pas le sujet qui nous importe en premier lieu mais le caractère magnétique de la phrase et de ce qu’elle fait en bouche. Ce qui nous intéresse, c’est la voix, la réaction chimique des deux voix entre elles et avec la phrase. Après, littéralement, il semblerait qu’il soit souvent question d’os, de catastrophes imaginaires, de désir plus ou moins anxieux et que ce soit plein de paradoxes un peu couillons. Je ne sais pas ce qu’il faut en conclure.
Guy Darol : On peut percevoir en vous écoutant l’écho de certaines musiques réalisées sur le label Constellation. Il y a quelque chose de Vic Chesnutt en vous.
Sing Sing : C’est justement Harris Newman, coutumier si je ne m’abuse des productions Constellation, qui a masterisé notre album. Nous l’avons rencontré par l’intermédiaire de Sandro Perri et Eric Chenaux avec qui Eloïse a enregistré un disque (en cours de mixage) de chansons anciennes revisitées et qui ont eux-mêmes publié de très beaux albums sur ce label. Ceci dit, ces deux-là sont plutôt des ovnis dans le catalogue. La réputation « historique » a surtout été assise par des groupes comme Godspeed et Cie que nous connaissons à vrai dire assez peu. Je crois savoir que c’est assez dilaté, transcendantal et paroxystique, non ? Les chansons de Arlt, elles, sont des miniatures où s’amorcent peut-être parfois des ébauches de transes mais je crois que celles-ci sont généralement assez vite contrariées. C’est bien de savoir contrarier, pas nécessairement pour décevoir les attentes ou pour faire chier mais pour ouvrir des hypothèses, des possibles et les laisser en l’état d’hypothèses, de possibles. Faudra que je réfléchisse là-dessus, tout d’un coup, je ne suis plus sûr. Sinon, nous aimons bien les chansons de Vic Chesnutt, oui. Elles sont cabossées, douloureuses, méchantes et drôles… Mais nous ne l’avons pas beaucoup écouté et je ne sais pas bien ce qu’on lui doit. Parmi les gens qu’on aime vraiment beaucoup, je veux dire chez nos contemporains, il y a Colleen et Josephine Foster.
Guy Darol : On ne saurait clore sans évoquer Pascal Comelade qui est tout comme vous instruit de Satie et de littérature. Est-ce la figure qui vous regarde travailler ?
Sing Sing : Ah, ça, j’ai une tendresse infinie pour Comelade, pour sûr. Je suis content chaque fois qu’on me parle de lui. Mais je trouve pénible qui s’en réclame pour n’en retenir que les instruments jouets et les petits gling gling. Ce qui l’infantilise un peu. Comelade, ça n’est pas de la musique de Pinocchio. Je suis stupéfait par exemple qu’il ait réussi à créer un langage si épuré, si singulier, si immédiat à partir d’une culture si hétéroclite et vaste : le rock’n’roll, le vrai, les musiques de genre, le minimalisme américain, les bandes originales de films, la chanson italienne, le music-hall, la ‘pataphysique et l’art brut, les stratégies obliques de Brian Eno. J’ai puisé dans cette manière de revendiquer des influences nombreuses en essayant de n’en pas devenir la simple somme. Eloïse, en revanche, ne vient pas de là du tout. Ce qui ne l’empêche pas d’y prendre plaisir. Seulement sa sensibilité la portait à l’origine principalement vers la musique baroque ou sacrée, les chants rituels, des trucs traditionnels bizarres. Aussi ne ferai-je pas de Pascal Comelade une figure tutélaire du duo Arlt. Personne, en outre, ne nous regarde travailler. Et surtout pas depuis les hauteurs. D’ailleurs, on ne travaille pas. On joue, on danse et on s’engueule.
Guy Darol : Y a-t-il un texte politico-musicologique que vous nous recommanderiez de lire afin que nos vies soient encore plus incandescentes ?
Sing Sing : Je vais vous décevoir mais « politico-musicologique », je ne crois pas. Les chroniques de Comelade rassemblées dans le volume Ecrits Monophoniques Submergés plutôt. Les textes épars d’Erik Satie. Quelques pages de Jacques Réda sur le jazz. Les lignes de Cingria à propos de Stravinsky, du plain-chant, des troubadours ou des moines de l’abbaye de St Gall. Country de Nick Toshes. Enfin, des considérations sur du particulier plutôt que des opinions sur du général.
LA ROUILLE EN LIVE DANS L’EMISSION DE DAVID GARLAND "SPINNING ON AIR" SUR WNYC :
DE HAUT EN BAS, FILM D’ARMEL HOSTIOU