Perspectives historiques
Roger Chartier, dans Inscrire et effacer, dit lui-même à quel point la tablette de cire était ré-inscriptible, légère, transportable – cela jusqu’à la Renaissance, et il cite Don Quichotte. Il dit aussi l’importance du style, outil personnel de l’auteur, si intime que l’abbé Baudry de Bourgueil, au Moyen-Âge, se fait inhumer avec ce précieux stylet.
L’histoire littéraire est liée à l’histoire des supports, ou de leur absence (tradition orale), et elle évolue avec elle. Le style de Flaubert n’est plus le même que celui de l’abbé Baudry, et pourtant, c’est bien lui, sa transmutation en Madame Bovary, que Flaubert a emmené dans sa tombe. Imbrication de l’écrivain et de l’homme : Flaubert et sa moustache, Dante et son petit bonnet, le roi et sa défroque, son sacum merdae, dit Michon dans Le Corps du roi. Bon confirme, et ajoute : « On n’est pas en retrait du monde. » Mais bien dans son tumulte, parfois le surplombant, parfois étouffé – toujours dans la ville, « la Cité », dit Thibault de Vivies d’où qu’il parle. Aujourd’hui, parler du monde, vivre avec lui, c’est écrire sur les supports qu’il offre.
L’histoire moderne de l’édition est aussi une histoire de supports. Le premier, Hachette mise sur les manuels scolaires à cause de la diffusion massive que leur vente implique (accords avec le ministère de l’Instruction publique en 1830, au moment des lois Guizot sur l’enseignement). Plus de 150 ans plus tard, il est aussi le premier éditeur d’ouvrages imprimés à s’associer durablement avec le diffuseur de textes numériques Numilog (2008). Parallèlement à ce partenariat, il remodèle son site internet en profondeur, de façon à utiliser les réseaux communautaires de lecteurs, et participe activement à représenter l’édition en Europe.
La diffusion-distribution est au cœur du marché du livre aujourd’hui. Son mécanisme – impression en masse moins chère qu’en courts tirages, mise à l’office de livres que les libraires ne souhaitent pas forcément, stocks lourds à gérer, soldes quasi inévitables sur des petits marchés de beaux livres, pilons courants sur des invendus de livres en noir – est conduit par les grands groupes d’édition qui détiennent tous un système de diffusion-distribution. Rentable pour les grands, la trésorerie qu’il implique a, depuis quelques années, multiplié la production. Pour les petits qui ne sont ni diffuseurs ni distributeurs, la gestion des stocks devient de plus en plus tendue. Elle provoque retours importants, difficultés de trésorerie, effets sur la masse salariale de l’édition, externalisation des compétences éditoriales, baisse des tarifs de ces prestations, et infléchissement de l’embauche. Autrement dit, une crise.
Ce qui change
C’est cette problématique question des stocks qui a poussé Jean-Pierre Arbon et Bruno de Sa Moreira à monter les éditions 00h00, première maison d’édition en ligne, en 1998. Pas de diffusion distribution autre que directe, avec dépôt en librairie des livres imprimés à la demande. Ainsi le libraire pouvait-il, s’il le souhaitait, commander les livres édités pour son fonds, sa vitrine, sa clientèle. Où qu’il soit dans le monde. Cela signifiait une vente ferme, que les libraires étaient encore réticents à accepter, ou une commande immédiate reçue dans l’heure.
00h00 arrivait en avance, et n’a pas perduré. Mais les bases commerciales du livre sont posées pour les années à venir. Celles de l’absence de stocks, celles des communautés de lecteur, celles du multimédia, celles d’une diffusion mondiale et multilingue, celles de l’impression à la demande, celles du multi-support… Tout est là.
Les coûts de l’éditeur. Comme les frais de diffusion et de distribution sont moindres (la seule remise étant la remise libraire), comme les frais de stocks équivalent à 0, les frais d’impression numérique, assez chers par rapport aux frais traditionnels d’impression offset, sont couverts. L’impression numérique offre une possibilité, non seulement d’impression de courts tirages, mais aussi d’impression à la demande. Elle permet la commande ferme d’un libraire à l’éditeur, et y répond dans l’heure. Aujourd’hui, pour continuer à aller dans ce sens, les frais d’impression numérique doivent baisser et les libraires doivent intégrer la commande directe du client afin de la relayer auprès de son prestataire – qui, bien souvent, reste le distributeur. Ainsi les stocks viendront progressivement à disparaître, l’impression n’étant plus effectuée qu’à la demande, à l’unité.
Pour être correctement référencé sur Internet – seule façon d’exister dans la société mondiale du XXIe siècle –, il suffit de lancer des liens vers d’autres sites, d’autres blogs. Il faut atteindre les lecteurs. Par conséquent, il faut un site où l’on aime se réunir pour évoquer le livre qu’on lit ou qu’on a lu (voir Bibliosurf, Zazieweb…) avec des moyens simples (forum, chat, commentaires)…
Pour toucher tous les publics, jeunes et vieux, lecteurs et surfeurs, le texte doit être proposé sous toutes ses formes, le prix étant fixé par l’éditeur. Les différents formats pouvant être : sur un site (comme accroche liée à la communauté des lecteurs, à un prix éditeur X), pour une liseuse (à un prix éditeur Z), pour un livre imprimé à la demande (à un prix éditeur Y). De même l’éditeur traditionnel vend-t-il l’édition première à un prix A, l’édition de poche à un prix B, l’édition parascolaire à un prix C. C’est lui qui, en estimant le contenu et l’intérêt, fixe le prix, le libraire commercialisant le livre sous toutes ses formes.
Présentation des sites éditeurs
00h00 est venu trop tôt : on devait se connecter au Net par le téléphone. 2% de connectés en France, bas débit. Les libraires n’étaient pas reliés au Net, ou très peu. Et peu menacés encore, par Amazon. La vente ferme ne va pas de soi. De plus 00h00, comme Cytale, a fait l’erreur de développer des formats numériques fermés sur les liseuses (Cybook-Cytale, 00h00-Gemstar ebook) au lieu d’ouvrir les formats à d’autres matériels (PDA, téléphones).
Le multi-support est aujourd’hui spontané (téléphone, POD, e-paper). Tablette, écran ou papier, nous lisons différemment certains textes sur certains supports. On aime à choisir : journal en ligne, roman en papier, court essai sur ordinateur, encyclopédie sur ordi, etc.
En même temps, et parce que l’histoire littéraire montre à quel point elle est liée aux supports, les auteurs s’emparent aujourd’hui aisément des outils mis à leur disposition (blogs, photos, sons). Par conséquent, il est de la responsabilité des éditeurs, de la mienne comme de celle de mes confrères, de leur offrir la possibilité de voir leur texte aller à la rencontre des lecteurs. Qu’il se démultiplie, ce texte, sur différents formats, sur tablette, sur écran, sur téléphone ou imprimé, chaque format ayant un prix unique.
Ainsi par exemple, le blog de Laurent Margantin, La Main de sable, l’agrégateur Netvibes de Nathanaël Gobenceaux, le roman rabelaisien de Marc Benda sur Facebook, etc. Au coeur de l’édition en ligne, le texte. Avec lui, les usages multimédias. Le rôle de l’éditeur est d’encourager la création tout en maintenant la nécessaire barrière critique. Il est aussi de diffuser le texte le plus largement possible (blog wordpress et tissage de liens, communautés de lecteurs, travail avec les libraires, abonnement avec les bibliothèques…), et de rendre le texte pérenne par des supports inaliénables (papier, et structuration XML avec archivage OAI).
Conclusion
C’est ce que j’ai essayé de démêler avant de mettre en place ma structure d’édition. C’est ce qui prend du temps. J’espère pouvoir le rattraper par ce système un peu particulier encore, j’en ai bien conscience, d’édition multi-support.