Nous passons de l’ère de l’imprimé à celle du numérique. Si certains s’enthousiasment, beaucoup expriment une inquiétude. Nous savons tous que les moyens de communications, lorsqu’ils sont liés à l’imprimerie, ont favorisé la diffusion des idées nouvelles dans la chaîne du livre jusqu’à susciter des guerres de religion ou des révolutions – mais l’imprimerie n’est pas la seule responsable dans ce domaine. Jack Goody va même jusqu’à écrire que l’émergence d’une nouvelle écriture, liée à un nouveau développement des moyens de communication modifie nos modes de pensée. La rhétorique aristotélitienne n’aurait pas pu voir le jour sans l’écrit ; et le syllogisme, base du raisonnement scientifique, en provient directement. Lorsque l’humanité est passée de la liste au tableau, par exemple, la nature même des processus de connaissance que nous avions s’est modifiée.
Or, avec Internet, pour la première fois, l’écriture se détache du support pour devenir indépendante. Elle n’est pas volatile pour autant. Avec Internet encore, les moyens de communication sont d’une rapidité époustoufflante. Avec Internet toujours, l’écriture se modifie pour entrer dans le code numérique – Clarisse Herrenschmidt a classé les écritures en trois catégories qui sont autant d’ères de l’humanité : la langue, le nombre, le code. Donc, ce code qui transcrit la parole ou la pensée en une nouvelle écriture détachée de son support accélère la diffusion de l’information, et la transmet au monde connecté à la vitesse de la lumière.
Ces phénomènes sont sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Si l’on suit Jack Goody, en effet, tout porte à croire que l’humanité va être modifiée en profondeur dans les années à venir. Rien ne sert de se retrancher derrière ses habitudes. Les usages se transforment déjà beaucoup. Les différents rapports l’ont montré en donnant des préconisations aux législateurs. Ils doivent être complétés par un rapport tourné vers la mise en pratique, touchant des préconisations à même de faciliter l’émergence d’un marché, l’accompagnement vers le numérique complémentaire d’une chaîne éditoriale vivace. Professionnels du livre, et du texte, nous nous devons d’anticiper ces évolutions – comme nos prédécesseurs ont su le faire. En fonction de recommandations qui touchent différents secteurs, selon plusieurs scénarios. En complémentarité de prescriptions législatives que des rapports commandités par le gouvernement ou les syndicats professionnels ont donné, ce rapport a pour ambition de dégager les nouveaux invariants (auteur, lecture, livre), d’analyser les évolutions possibles de la chaîne éditoriale numérique, et de donner des recommandations visant à la pérennité de la chaîne éditoriale et de ses évolutions ainsi que la valorisation des ouvrages.
Sans heurt, comme c’est déjà le cas pour des pans entiers de l’édition qui ont basculé en silence vers le numérique (SHS, tourisme, SMV, romances) ou qui basculent (scolaire, BD, science fiction), sans négliger l’intérêt de l’imprimé. Il s’agit d’accompagner des lectures désormais industrielles, dit Alain Giffard, tandis que les lecteurs sont de moins en moins assidus, constatent les dernières études. Nos méthodes statistiques sont-elles adaptées à l’évolution de l’écriture que nous vivons ? Prennent-elles en considération le temps de lecture populaire et le temps de lecture informative, savante passé en ligne ? Et d’abord, lire une fiction, n’est-ce pas aussi découvrir l’univers décrit par une narration, s’interroge Bob Stein ? Est-ce que nous ne lisons pas aussi lorsque nous regardons un film ? ou que nous jouons avec un jeu vidéo, si stupide soit-il considéré ?, continue-t-il. Roger Chartier remet en perspective historique la lecture, comme l’écriture (réinscriptible par son auteur ou par autrui), et leurs supports. D’ailleurs lecture et écriture n’ont jamais été autant mêlées.
Mais ce code numérique qui change tant de choses, qu’est-ce que c’est ? « Numérique » est l’ouvrage conçu pour un support électronique. Tandis que « numérisé » détermine une œuvre adaptée à la lecture sur écran. Qu’il soit numérique ou numérisé, l’ouvrage édité pour les nouveaux supports est un « livrel ». Quant aux supports, ce sont d’ailleurs eux, ces appareils, que l’on qualifie d’« électroniques ». Ces supports qui nous détachent du livre en conservant le texte intact sont des tablettes de lecture, aussi dénommées « bouquineurs » ou « liseuses », voire, le cas échéant, smartphones et téléphones mobiles. Le lexique ne s’arrête pas là. Les évolutions que nous vivons supposent avant tout une nouvelle définition de l’auteur, de la lecture, du livre, afin de l’adapter.
Pourtant, si les pratiques, les usages et les modes de pensée se modifient en profondeur, rien de substantiel ne change vraiment. En 1980, Deleuze et Guattari ont d’ailleurs donné une définition du livre en fonction des perspectives qu’il ouvre, toutes ramifiées, selon laquelle le livre n’est pas un arbre car chacun des nœuds qu’il produit ouvre des perspectives elles-mêmes créatrices de lignes de fuites ramifiées et indéracinables – comme du chiendent, comme un rhizome. Le livre est un moyen de communication commode qui diffuse un texte en fonction d’une chaîne de relais graphique, éditoriale, commerciale qui à chaque passage entre ses mains, sous ses yeux, s’approprie le texte de l’auteur en sorte d’y apporter un conseil critique pour lui trouver un lecteur. Aussi, le livre est-il aussi un service qui vise à la bonne diffusion du texte et non pas seulement un produit culturel. C’est la raison pour laquelle on ne peut le vendre comme un petit pain, avec un seul point de vente en ligne, quand bien même on aurait un réseau constitué devant soi.
Plutôt qu’un rapport modèle, je donnerai une analyse et une observation des usages pour appréhender des développements. Après un état de la chaîne du livre qu’on dit si malmenée – ce sont en réalité les pratiques qui se transforment en profondeur –, ce rapport insistera sur l’aspect transversal des usages, sur les réseaux qui se mettent en place en étoile pour donner au texte une valeur nouvelle, selon une économie mixte. Il évoquera les lieux dédiés au livre et insistera sur le fait que les liens qu’ils tissent ne peuvent pas s’écarter des réseaux numériques, afin de conserver une chaîne sociale et économique forte – voire une implication dans la cité. Enfin, il montrera l’importance des définitions (livre, lecteur, auteur…), des apprentissages et du renouvellement des pratiques, en contribuant plutôt qu’en concurrence. Envisager un laboratoire pour le texte avec les écrivains et les artistes, ainsi qu’une place de marché pour que les professionnels du livre sachent s’adapter au livrel et à ce qu’il suppose dans notre économie.
Les 20 et 21 octobre des interventions de Virginie Clayssen, Pierre Mounier, Milad Doueihi, François Gèze, Philippe Colombet, Xavier Cazin viendront ponctuer la “Révolution numérique de l’auteur“, forum qu’organise la Société des Gens de Lettres. Inscriptions auprès de Cristina Campodonico, communication ( at ) sgdl ( point ) org