BUÉE
Je tourne la clef de contact, le moteur démarre. Je sors de ma place et commence à rouler, machinalement, en direction du travail. Après une cinquantaine de mètres, une buée se forme sur le pare-brise. Comme un mal qui prolifère à toute allure, elle en recouvre la surface. Les contours du dehors s’estompent. Voitures, immeubles, passants se désagrègent. Je tourne à fond le bouton de désembuage et essuie précipitamment la vitre de la main. La buée revient immédiatement, cette fois à l’avant comme à l’arrière, de côté et d’autre. La voiture est comme enveloppée d’un voile qui me bouche la vue et me coupe du reste du monde. Vite, j’allume les feux de détresse et m’arrête à cheval sur le trottoir. Je ne distingue plus que quelques formes et couleurs, à grand peine. Presque plus rien ne subsiste. Je mets le ventilateur à fond. J’essuie de nouveau la vitre, avec ma manche cette fois. Le monde réapparaît, restreint à un rond grossier, un hublot aux dimensions dérisoires. Puis grâce à la ventilation la transparence revient avec lenteur sur le reste du pare-brise. Soulagement. J’attends quelques instants que le stress retombe et me remets en route. Instantanément, de fines gouttelettes constellent à nouveau les vitres. De plus en plus fines, de plus en plus nombreuses, jusqu’à former cet écran uniformément grisâtre qui donne l’impression d’évoluer dans le néant. Mais le plus angoissant est que je me trouve cette fois dans l’incapacité la plus complète de réagir : mes mains ne serrent plus le volant, mes pieds ne se déplacent plus sur les pédales. Je voudrais freiner, me garer au plus vite comme tout à l’heure. Il faut... tu dois... mais mon corps ne répond pas et s’affaisse sur le siège. Gagné par un sommeil irrépressible, je ne contrôle plus aucun de mes membres. Je m’efforce en vain de garder les yeux ouverts : malgré le danger d’une collision pouvant survenir à tout moment, ma volonté est anéantie. La fatigue est plus forte que tout. Plus forte que l’angoisse de renverser quelqu’un, de provoquer un accident, plus forte que la peur d’être mis en cause et reconnu coupable à tout jamais. Je cède. Ferme les paupières et me laisse partir, à la dérive, comme un capitaine vaincu.
J’ai les yeux ouverts depuis un moment déjà et je fixe le plafond dans l’obscurité, essayant de me défaire d’un malaise diffus. La suffocation ressentie au réveil se dissipe peu à peu. Le carrousel désordonné des pensées se remet en mouvement autour d’une interrogation pressante, celle du sens de ce rêve. Il y a quelques années sur l’autoroute, la somnolence m’avait fait dévier un instant de ma trajectoire. Mon pied alangui avait continué à appuyer sur l’accélérateur tandis que mes bras, inertes, avaient laissé le volant tourner de lui-même vers la gauche. Je me rappelle très bien la frayeur éprouvée lorsque j’en pris conscience. Heureusement il n’y avait personne. Il était très tôt, les voies étaient désertes. Je m’arrêtais à l’aire suivante pour dormir un peu, l’esprit profondément marqué par cet implacable constat : j’aurais très bien pu me tuer, causer la mort. Mis à part la sensation de glisser malgré soi dans une absence, une perte totale de contrôle, ce souvenir n’a cependant rien à voir avec mon rêve. Avec cette buée qui ne laisse plus rien entrevoir. Je pense alors à la pandémie qui depuis deux ans, par vagues successives, nous maintient dans le doute, l’expectative. Je pense à la guerre qui n’a jamais cessé d’exister ça et là mais semble à présent faire son grand retour à l’échelle mondiale. Je pense aux élections qui approchent et ne consisteront, une fois de plus, qu’à faire le choix du moindre mal, du moins pire, sans offrir aucune perspective. Je pense aux catastrophes naturelles qui nous guettent, climat, disparition des espèces. Je pense à mes parents qui déclinent et, un jour, s’en iront pour de bon. J’aurai beau m’y être préparé depuis longtemps, je ne serai pas prêt. Seule la mort est toujours prête le moment venu. Il y a de la buée partout. C’est cette précarité insensée qui n’a de cesse de croître, de s’étendre insidieusement ou avec une évidence bouleversante. Nous avançons à l’aveuglette, au petit bonheur la chance, dans un demi-sommeil fait de désirs conditionnés et de déni. Puis je pense que ces vaines pensées n’épuisent toujours pas mon rêve. Il y a autre chose. Forcément, il y a autre chose.
Le ciel est voilé depuis des jours et l’air est glacial. D’ordinaire je prendrais la voiture pour aller au tribunal, mais le rêve est encore trop présent. Je me dirige vers la station de métro, regrettant de ne pas avoir pris avec moi un livre ou un journal. D’étranges chants d’oiseaux retentissent sur la place. Dans notre quotidien cerné de gris, ils semblent être l’écho de lointains rivages. Je remarque un homme debout entre deux arbres, écrivant à toute vitesse dans un carnet. Tout son corps est immobile à part la main qui tient le stylo et s’agite sans trêve. On dirait qu’il s’attache à retranscrire le chant des oiseaux. Une couronne de cheveux blancs entoure son crâne chauve. Une barbe toute blanche elle aussi, bien taillée, contraste avec la grande parka noire qui dessine sa silhouette à grands traits. Je songe à ma robe que je porterai tout à l’heure à l’audience. Peut-être que cet homme est le greffier des oiseaux. Je souris. Au tribunal, je vois bien défiler quelques rapaces, buses et vautours... mais la plupart du temps ce ne sont pas des prédateurs qui comparaissent, bien au contraire. Juste des gens dévorés de l’intérieur. Et je ne compte pas le nombre de fois où je me suis dit : « ça pourrait être toi. Tu pourrais être au banc des prévenus à sa place. Tu y serais tout autant à ta place ». Car en vérité nous sommes tous, sans exception, en proie à quelque chose.
Le métro est bondé. Nous sommes agglutinés dans la rame, il fait trop chaud et le masque n’arrange rien. A chaque arrêt le même spectacle. Ceux qui attendent sur le quai cherchent à monter dès l’ouverture des portes, faisant obstacle aux personnes qui souhaitent descendre. On entend des « pardon » prononcés à tout va sur un ton agacé et glacial. Chacun se croit dans son bon droit, s’estime prioritaire. De temps à autre les esprits s’échauffent, les corps se bousculent. La promiscuité et le « bon droit » ne font pas bon ménage. J’espère que le greffier des oiseaux n’a pas à consigner, lui aussi, querelles de voisinage, troubles à l’ordre public et faits divers.
Le palais de justice. Ses colonnes aussi imposantes que désuètes sont le refuge d’Armand. Il a installé sur un côté du péristyle ses couvertures, son duvet, ses nombreux sacs en toile dont le contenu reste un mystère. Par sa seule présence, il lance un signal auquel quasiment personne ne semble prêter attention : la contradiction flagrante entre les termes « palais », « justice », et sa condition indigente. Je m’arrête au kiosque pour lui prendre un café. Armand ne parle pas. C’est parce qu’il a soigneusement écrit son prénom sur chacun de ses sacs que l’on sait comment il s’appelle. Il saisit le café que je lui tends avec des doigts engourdis qui viennent comme se recueillir, avec satisfaction, autour de la petite tasse fumante. Par un simple clignement des yeux il me remercie. Regard désarmant.
La salle des pas perdus est sombre et résonne comme une église. Déjà les allées et venues ont commencé. Je salue les uns et les autres jusqu’à parvenir au greffe où je m’installe. Sortir les dossiers du jour, procéder aux vérifications d’usage. C’est un homicide qui va être jugé. Une jeune femme qui traversait la rue, ses courses à la main, a été fauchée. Les secours n’ont rien pu faire. Elle avait 39 ans. Le conducteur n’était pas en état d’ébriété ou sous l’emprise d’une quelconque substance. Il a simplement évoqué des vertiges, mais les examens médicaux n’ont pas permis de déceler le moindre trouble physiologique. Il n’avait pas de casier, pas d’antécédent. Aucun lien avec la victime n’a pu être établi. Il n’a pas freiné ou tenté de l’éviter. Après l’avoir percutée il est allé s’encastrer dans une voiture garée un peu plus loin. La vision qui me vient, étrangement, ce n’est pas le corps gisant sur la chaussée mais les courses, éparpillées ça et là, fruits et légumes roulant encore quelques secondes dans la stupeur générale. Mon rêve me revient en mémoire bien sûr, mais je le chasse aussitôt.
J’accueille Monsieur F. et son avocat, Maître Rozier. Monsieur F. est un homme longiligne, hâve, inexpressif. Ses réactions ont toujours un temps de retard, il semble être en constant décalage avec ce qui l’entoure. Son jeune avocat lui indique tout ce qu’il doit faire, souvent contraint de répéter plusieurs fois ses directives. Sans elles, l’homme resterait probablement planté là, tête basse et bras ballants, dans un hébétement spectral.
Je n’échangerais ma place pour rien au monde au tribunal. Surtout pas avec le prévenu cela va de soi, mais pas non plus avec les magistrats, l’avocat ou le procureur. Je n’ai rien à prouver, rien à défendre. Je ne me prononce pas. Je suis le greffier, le garant et la mémoire. Le calme s’installe peu à peu dans la salle. La présidente ouvre alors l’audience. L’identité de Monsieur F. est déclinée sur un ton monocorde, ainsi que les principaux faits qui lui incombent. A l’évocation de la victime le prévenu lève les yeux vers la cour. Son regard est différent. C’est un regard qui s’affine et s’abîme tout à la fois. Plus il se concentre, se resserre, s’aiguise, plus il semble sombrer. On ne veut pas croire qu’une action, un geste banal, un phénomène dérisoire puissent précipiter son délitement. L’existence est si friable pourtant ! Des morceaux sont toujours prêts à se décrocher, se détachent sans arrêt de nous- mêmes et disparaissent. Les plus petits on ne les sent même pas, cela se fait en silence, si naturellement qu’on ne peut s’en apercevoir. Un jour, simplement, telle ou telle chose n’existe plus pour nous. Mais parfois ce sont des pans entiers qui s’effondrent. Monsieur F. a l’air d’un être disloqué, incapable de déterminer ce qu’il reste vraiment de lui-même et le constitue encore.
Témoins et experts sont entendus. Je prends note, recueille les faits, éprouvant une sympathie que je ne m’explique pas envers cet homme que son avocat surveille à intervalles réguliers, du coin de l’œil. Jusqu’à ce que son tour arrive. Il se tourne d’abord vers son avocat, comme pour chercher une approbation. Ses lèvres s’entrouvrent mais il demeure ainsi un moment sans parler, cherchant peut-être à rassembler ses forces, ou bien les bribes de pensées qui flottent en cet instant dans sa tête, de manière à les restituer en phrases cohérentes. Une voix finit par se faire entendre. Ce n’est pas la sienne, celle qu’il devait avoir avant l’accident, celle par laquelle ses proches, amis et collègues pouvaient le reconnaître entre mille. C’est une voix qui n’est plus portée et ne porte plus. Elle nous parvient à peine et retentit, pourtant, à nos oreilles.
« Ce qui s’est passé... je veux dire ce qui s’est vraiment passé, personne le croira. Mais je suis pas fou je... »
Je vois Maître Rozier qui fait non de la tête à son client, comme si ce dernier était en train de revenir sur ce qu’ils avaient préalablement convenu.
« Il faut que j’en parle. Je sais pas comment ça se fait je sais pas... comment c’est venu mais j’ai rien pu faire... rien ! C’était comme rouler dans le néant, à cause de cette buée. Elle se formait sur les vitres, partout. Je voyais plus rien j’ai essayé de l’enlever j’ai essayé... de la faire partir je vous assure ! Mais cette saleté revenait aussitôt et c’était... comme être défait de toute attache, de toute volonté... c’était comme être défait de tout ! »
Ces mots s’enfoncent en moi avec une brutalité qui semble stopper net le cours du temps. J’ai l’impression que mon cœur émet sa dernière pulsation, que ma vie toute entière vacille. Au fond de la salle derrière les juges, les fenêtres se couvrent d’une buée dense, opaque. Je voudrais lever le bras dans cette direction et crier, pour que les autres s’en aperçoivent. Monsieur F. le sait, lui aussi l’a vue tout envahir. Il sait que nous sommes tous, sans exception, en proie à cette dissolution insensée. Monsieur F. voudrait comme moi lever le bras et lancer un cri éperdu qui réveille le monde. Mais nous sommes pétrifiés et le tribunal devient noir.
Des voix... autour de moi... qui m’appellent avec insistance... « Monsieur ! Monsieur vous entendez ? »
Ma tête me fait mal, mes paupières se soulèvent avec peine en tremblotant, comme de lourds rideaux de fer. Ma voiture je... suis au volant de ma voiture et… il est arrivé quelque chose.
Yann Leblanc
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