Si le mot spectacle revêt aujourd’hui un double sens, ce n’est pas tout à fait par hasard. Pour produire du spectacle, il y a l’image du cinéma, de la publicité, de la photographie, le tout-à-chez-vous de la télévision, l’image reproductible. Et puis il y a les mots (comme avant pourrait-on dire mais tellement mieux qu’avant) la toile, le téléphone mobile, le livre électronique, mes impressions virtuelles données au monde entier, les mots écrits, dits, copiés, cités, montés, les mots et les images ensemble. Chacun de nous a quelque chose à dire, à montrer, à promouvoir, à dénoncer, à partager. Je t’informe et tu m’informes, je ne t’écris pas mais je m’écris en feignant de t’écrire, je photographie tout sur mon passage, je te filme comme tu me filmes, je me montre et te montre, un bruit de fond obstiné, une gigantesque rumeur qui ressemble au réel. Si le réel n’existe plus, tant pis, chacun de nous sent désormais qu’il pourrait l’inventer. Guy Debord, prenant Hegel à son propre jeu, écrivait que « dans le monde réellement inversé, le vrai est un moment du faux ». Ce moment est devenu introuvable. C’est un poisson que, par miracle, on peut parfois saisir entre ses mains, on le contemple incrédule, mais les mains se sont à peine ouvertes que le poisson a déjà replongé dans la marée du non-sens. Alors, à défaut d’être un pêcheur malheureux, chacun de nous peut se changer en fabricant de la célébrité d’un autre, Andy Warhol qui n’aurait plus, à son tour, que ses quinze minutes de célébrité, ses quinze minutes d’Andy Warhol, précaire monsieur Loyal de la célébrité précaire. Chacun de nous a le pouvoir de parler.
Alors disons simplement que le combat est ailleurs, et que s’il veut exister, le théâtre doit sortir du spectacle. Sur ce point, le théâtre-récit italien est une expérience exemplaire, immédiatement perçue comme telle par le public de l’autre côté des Alpes.
Le théâtre-récit est une forme de guérilla réelle, civique et politique, contre le bruit ambiant. Dans le théâtre-récit, un acteur monte sur scène, seul, il renonce au décor, au costume, au spectacle vivant, il décide de raconter une histoire au public venu l’écouter. Une histoire difficile souvent, soit parce qu’elle touche aux choses dont il est admis qu’on ne veut pas les entendre, qu’il n’y a pas si longtemps, ici même, il s’est passé ceci et que ceci n’est pas encore tragique parce qu’il est bien caché dans la prison du silence, soit parce qu’elle parle de cela qu’on n’entend plus, qu’il fut un temps pas si lointain où les choses avaient une âme et qu’il en est un autre où les hommes ont vendu la leur. Pour raconter ceci ou cela, l’acteur qui jusque là demandait à ne pas voir le public pour se donner en spectacle, fait soudain un autre vœu, celui de voir les yeux de ceux à qui il s’adresse, tous les yeux, parce que son récit, s’il veut qu’on l’entende, il doit le porter avec sa voix, ses gestes, son regard, il n’est plus le corps qu’on observe, mais celui qui, à la façon d’un artisan, vient donner corps au récit.
Pour la première fois, à l’occasion d’un chantier présenté en février dernier, grâce au travail du metteur en scène Dag Jeanneret et du comédien Richard Mitou, le théâtre-récit a fait son entrée en France. Le texte s’appelle Radio clandestine, il a été écrit il y a dix ans par Ascanio Celestini, je l’ai traduit il y a cinq ans, et pour la première fois, il m’est apparu que son titre était aussi une métaphore de ce que le théâtre pourrait être aujourd’hui. Richard entre, seul sur scène, il porte en lui un texte écrit par un autre, une histoire qui parle d’un autre pays, une histoire de résistance dans la Rome occupée du temps de Rossellini, une histoire qui pourtant fait écho à la nôtre, comme un conte, il était une fois des hommes qui n’ont pas cédé, d’autres qui ont trahi leur histoire, d’autres qui ont oublié. Et Richard regarde le public, fait naître les personnages dont il parle autour de lui, demande à ce qu’on éclaire un peu les yeux de ceux à qui il s’adresse, tous les yeux, parce que son récit, s’il veut qu’on l’entende, il doit le porter avec sa voix, avec ses gestes, son regard, il n’est plus le corps qu’on observe, mais celui qui, à la façon d’un artisan, vient donner corps au récit.
Le théâtre-récit n’est assurément pas le seul moyen de faire du théâtre aujourd’hui. Mais dans son archaïsme même, sa simplicité sereine, son refus du spectacle, nul doute qu’il porte une nécessité à laquelle le public peut répondre aussitôt. Le public est plus mûr qu’on ne l’imagine, et la question n’est pas de savoir s’il est populaire ou non. Chacun porte encore en lui l’enfant qui espère en l’histoire qui le fera grandir. Qui vient écouter, ce soir-là, par exemple, Richard raconter sa Radio clandestine. Et pour surpris qu’il puisse être par cette façon très ancienne mais depuis longtemps inédite de faire du théâtre, chacun donne au récit toute l’attention qu’il exige pour se faire entendre. En écoutant Richard, je me suis pris à rêver de ce qui pourrait être le début d’une révolution. Après tout, si ce mot a encore un sens -et pour moi, il en a un, c’est entendu- le théâtre se devrait de le faire exister. Dans cette révolution par exemple, des acteurs iraient de ci de là pour raconter des histoires clandestines, et le public, pour un soir, tiendrait un vrai poisson entre ses mains. Le poisson ne s’en irait pas, il donnerait enfin son image. De ce soir-là, chacun se souviendrait d’une chose très simple, archaïque et oubliée : que durant une heure et longtemps par la suite, dans la mémoire et dans les mots échangés, on a pu retrouver ce que parler veut dire.
Olivier Favier
Article écrit à l’occasion de la création de Radio Clandestine, Mémoire des fosses ardéatines, texte d’Ascanio Celestini, mise en scène de Dag Jeanneret, avec Richard Mitou (comédien) et Gérard Chevillon (création musicale et clarinettes). Le texte d’Ascanio Celestini est paru aux éditions Espaces 34.