« Que me demande-t-on au juste ? Si je pense avant de classer ? Si je classe avant de penser ? Comment je classe ce que je pense ? Comment je pense quand je veux classer ? »
Georges PEREC. Penser/Classer
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Je me souviens de la forêt de cette époque, de ce jour, de ce moment. Une forêt infiniment différente de celle d’autres époques, d’autres jours, d’autres moments. Je me souviens de toi, toi qui as ressuscité un moment à travers quelques souvenirs. Je me souviens que les couleurs vertes qui couvraient la forêt étaient aussi vertigineuses que la variété des couleurs déployées sur la palette d’un peintre. Je me souviens de l’instant où toute la verdure de la forêt ne peut plus simplement être appelée verdure.
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Ta rencontre... je m’en souviens... c’était sur une falaise. Le sentiment de vide sous la falaise... je m’en souviens.
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Je me souviens du Jujubier foudroyé, le dernier endroit où nous nous sommes rencontrés.
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Je me souviens que pendant les six mois environ passés avec toi, du milieu de janvier jusqu’à la mi-juillet, nous avons surtout passé le temps dans les quartiers de Chunggu, Yôngdûngp’ogu, Sôdaemungu (dans l’ordre de fréquence), alors que je ne suis jamais passé, pas même une seule fois, avec toi, à Kangnamgu, Kangdonggu, Kangsôgu, Kwanaggu (c’est par hasard que ces quatre noms de quartiers commencent par un K) à Séoul. Par exemple, dans Chongnogu, nous avons souvent franchi Chongno 1 ka et 2 ka, Tongsundong, Insadong, alors que nous ne sommes jamais allés, pas même une fois, à Toryômdong, Ch’ebudong, P’alp’andong, Hunjôngdong. Je me souviens des voyages que nous avons faits ensemble, dans l’ordre des visites en province, à Ch’unch’ôn, Sokch’o, Kongju, Puyô, Taejôn, Yôsu, Haenam, Kyôngju. Par contre, nous n’avons jamais fait de voyage dans les grandes villes, sauf pour les traverser, comme Pusan, Taegu, Kwangju.
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L’intérieur sombre et étroit d’un café qui se trouvait près de la station de métro, où les serveuses étaient vêtues d’un uniforme jaune et d’une casquette de base-ball. Je me souviens avoir collectionné (il serait plus exact de dire ne pas avoir jeté) les boites d’allumettes des endroits où nous sommes allés ensemble. Les cafés, les bistrots à bière (ta marque préférée était la Loewenbrau) ou les restaurants comme Atlantis, Riviera, Alaska, Cannes, Saint Versailles, Tyrol, Venise, Ys, O ! Gianni Gianni... Je me souviens d’avoir un jour compté soixante-sept boites d’allumettes, parmi lesquels huit portaient des titres de chansons populaires, cinq le nom d’un recueil de poèmes. Globalement, il y avait quatre formats de boites d’allumettes.
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Riant bruyamment, un groupe de jeunes filles passait. Des branches d’azalées en fleurs à la main. Je me souviens de la légère vague d’ennui profond qui transparaissait à ce moment sur ton visage. Au guichet à l’entrée du parc national, au coucher de soleil, il n’y avait personne.
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Je me souviens de toi un jour, le matin, ouvrant la porte de la chambre, une cigarette Lilak à la bouche, de la fumée bleuâtre qui cachait le regard de sa mince. Je me souviens du lit (double), de l’armoire à vêtements (double porte, sans motif), de la table ronde (quatre personnes, bois naturel) qui se trouvait entre les deux, et de deux chaises (à l’usage de la cuisine). Cet hiver-là, ta chambre était chaude grâce au chauffage central.
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Je me souviens de tes cheveux minces qui flottaient à la brise par la fenêtre de la voiture, du parfum Balsam qui émanait - c’est toi qui m’as dit qu’il s’appelait Balsam - Balsam, quelle couleur ça peut être.
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Je me souviens que, dans cette coffee-shop d’un hôtel balnéaire, il y avait cinq clients à huit heures du matin. Que, vers dix heures, trois sont sortis et que, par la suite, huit clients en T-shirt bleus uniformes sont entrés deux par deux. Je me souviens de l’intérieur matinal de ce café qui semblait pourtant vide. Je me souviens que les disputes avec toi finissaient toujours par ton départ brusque.
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Je me souviens de l’homme à la chemise noire qui applaudissait chaque fois que tu faisais un strike au bowling où nous passions parfois nos soirées du mardi.
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Je me souviens ce que tu as dit au bord de l’autoroute vide au cours d’un bref arrêt : Est-ce que la guerre n’aurait pas éclaté quelque part sans que nous le sachions ?
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Je me souviens de l’écriture dessinée à la craie sur un mur du quartier résidentiel de S, Démocratie Minju Démocratie. Sur le mur de la maison d’à côté, au crayon bleu, Minju aime Chôngjun. Je me rappelle vivement des pétales épais de magnolia qui dépassaient le mur.
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Je vous prie de venir. A trois heures. Là-bas. J’ai une chose à vous offrir. Je me souviens du ton tragique de ta voix au téléphone. Le nom de là-bas ? Je me souviens de ce là-bas où, avant qu’il soit transformé en supermarché ouvert 24 heures sur 24, tombaient des branches de fleurs en plastique des fenêtres délabrées.
Je me souviens d’une lettre pliée autour du cou d’un petit animal en tissu que tu m’as donné à trois heures (mais était-ce le même jour ?).
Je suis aussi malheureux que la personne qui m’a acheté. Je vous attendais. Je rirai et je m’amuserai avec vous. Posez moi n’importe où. Vous me verrez toujours. Je peux vous enlacer tendrement, et quand je vous ferai pleurer malgré moi, j’essuierai vos larmes. Prenez-moi...
Je me souviens de l’animal en peluche qui ressemblait plus à un bulldog qu’à un chien de chasse, grand comme une main, avec de gros yeux en tissu collé. Je me souviens de quelques fautes de frappe sur la lettre qui l’accompagnait.
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Je me souviens du café près de la gare, du choeur sombre, une sorte de requiem, qui parvenait aux oreilles avant même d’avoir atteint le haut des escaliers raides, ce café qui on ne sait pourquoi était toujours vide, où nous nous demandions si nous ne devions pas ressortir parce que tous les gens rassemblés autour du radiateur et qui semblaient des proches du propriétaire -on aurait dit qu’ils étaient toujours silencieux- levaient la tête pour dévisager le client qui entrait, de l’après midi que j’ai passé là-bas, de cet après-midi où il ne s’était encore rien produit. L’endroit où je passais avant de rentrer, là où je ne connaissais personne, même en y passant trois fois par semaine.
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Je me souviens, parmi les cadeaux que tu m’as faits, des cassettes avec ta voix enregistrée, du réveille-matin avec une fanfare militaire (qui sonnait sans arrêt pendant trois minutes), du yoyo (qui reste maintenant enfermé dans une boite dans la cave, diffusant toujours sa lumière verte phosphorescente), de ton mot aussi qui disait de rester toujours allumé comme le yoyo.
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Parfois je ne me souviens ni de ton nom ni de ton visage.
3O
Je me souviens du nombre 705-012. Le nombre écrit au coin d’une enveloppe glissée de travers dans ta poche. C’est soit un code postal (désignant Idong, Ich’ôn, Namgu, Taegu Chikhalsi), soit un numéro de téléphone de la région de Séoul (avec un chiffre manquant), soit un numéro de classement de documents...
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Ton domaine professionnel, les services (dans une agence de voyage), ton statut, ordinaire, la classe à laquelle tu appartiens selon tes dépenses, la classe moyenne, ton niveau d’éducation, inconnu, lieu de naissance, province, passe-temps, voyages, talents particuliers, silence (tu peux rester assis devant quelqu’un sans parler pendant huit heures), logement, location avec dépôt, situation familiale, célibataire, rapport avec le chef de famille, toi-même, aliment préféré, nouilles, pâtes froides à l’eau (à la façon de la région de Hamhûng, l’été), les pâtes k’alguksu (faits à la main, l’hiver), aliment détesté, soja (riz au soja, tofu, nouilles à base de soja), saison préférée, début de l’été, saison détestée, début du printemps, couleur préférée, bleu profond, couleur détestée, bleu clair.
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Je me souviens qu’à notre première rencontre ta main tremblait (pourquoi ?), que ta main tremblait alors que tu déployais un plan pour répondre à la question d’un client (pourquoi ?).
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Je me souviens de six clés accrochées à ton porte-clés. La clé de ta voiture, celle de chez toi, celle de ta chambre, celle de ton bureau, celle de l’armoire, celle du sac de voyage. Je me souviens que les espaces qui s’ouvraient avec ces clés ne t’appartenaient pas.
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Je me souviens rétrospectivement qu’au moment où nous étions allongés dans la forêt, où tu parlais du pôle nord, tu étais déjà parti.
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Je me souviens de toi qui aimais l’espace qui bougeait, qui avait des insomnies, qui souffrais de claustrophobie, je me souviens qu’en pleine nuit tu faisais quinze fois l’aller-retour entre Yôûido et le bout d’Olympic taero.
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Tta ta ta tta a ta tta tta ta ta... Je me souviens de l’air que tu fredonnais sans connaître les paroles en lavant les légumes pour la soupe dans l’eau du ruisseau vers le soir. Du parfum des cigarettes Lilak qui se mêlait à la brume vert bleu qui se posait un peu plus tard autour de la tente.
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Je me souviens. De notre promesse de ne pas nous interroger l’un l’autre sur le pays natal, sur le passé. Près de ton pays natal (355-O1O).
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La querelle. Je me souviens de la querelle provoquée par le vide indescriptible où moment où la ville basculait. Je me souviens de la dureté lugubre du mur invisible qui s’est dressé en un éclair autour de toi à la suite de ta première colère. Je me souviens d’avoir essayé de lire les lettres au néon qui clignotaient tout près, rose, vert, blanc, jaune. Ces lettres qui refusaient de se composer. Le désert après la mort des mots. Je me souviens que j’avais parfois envie de te tuer. Je me souviens que c’était vraiment un désir de meurtre. Une fois très fort.
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Ton rire. Tes dents. La langue. La voix. Je me souviens de la voix qui devenait plus érotique avec la fatigue. Je me rappelle de toi disparaissant dans le taxi (désormais) pour toujours à Chongno, vers une heure du matin, un endroit où il y avait davantage de taxis qu’à Kwanghwamun à la même heure.
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Je me souviens de ton bureau qui se trouvait en plein centre de la ville, des affiches de voyage qui couvraient le mur à côté des escaliers raides. Je me souviens des pages, des hôtels, des femmes, des forêts de cocotiers et des prix collés sous l’affiche pour le ski nautique (trois nuits quatre jours 36O.OOO wôn, hébergement compris, individus et groupes).
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Je me souviens de toi, ne parvenant pas à rêver à Dreamland, toi qui étais fâché à Dreamland, refusant de monter dans les montagnes russes qui filaient à une vitesse effrayante.
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Je me souviens que tu préférais la poésie à rester sans rien faire dans l’autocar, le roman à la poésie, les journaux aux romans, les journaux de sport aux quotidiens, les bandes dessinées aux journaux de sport, le cinéma aux bandes dessinées, le concubinage au mariage, la séparation au concubinage, la disparition à la séparation.
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Je me souviens des sujets de conflit les plus fréquents avec toi, d’abord ton caractère (tu étais toujours ailleurs, mais il est possible que cela n’ait été qu’une simple habitude), puis ta façon de parler (cynique, indifférente. Mais ta façon de parler ambiguë à la fin peut être interprétée comme l’expression de ton caractère introverti), l’instabilité économique aussi (ta poche était toujours vide. Le fait que tu aies oublié de prendre ou que tu aies perdu ton porte-monnaie dans les situations décisives pouvait résulter de ton intention devenue habitude, ou d’un défaut de ton caractère), enfin quelques habitudes inadmissibles, -qu’il était impossible de corriger- (par exemple ton agressivité quand tu bois). Mais ceci peut provenir de ton refus de parler, une raison qui n’a rien à voir ni avec l’habitude, ni le caractère, ni la simple façon de parler, ni la situation économique.
1O
Au printemps où nous sommes passés par hasard à Myôngdong, les couleurs à la mode étaient les tons pastels, le tissu à la mode, la soie synthétique.
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Je me souviens avoir attendu ta venue dans un café au sous-sol qui avait comme nom deux lettres, était-ce BJ, DG ou SJ. D’avoir attendu trente minutes, quarante cinq minutes, une heure. Je n’entendais pas la musique criarde. Je me souviens qu’au bout une heure dix minutes les deux billets de train étaient périmés. Je me souviens que juste à ce moment-là, j’ai entendu les quatre voix qui paraissaient menaçantes de la table d’à côté qui commandaient café café café café au lieu de dire quatre cafés. Le train est parti sans t’attendre.
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Je me souviens que tu parlais de temps en temps du pôle nord.
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Je me souviens du lac Titicaca : la photo dans le guide touristique. Je me souviens que tu disais que ce lac situé à quatre mille mètres d’altitude était le lac le plus près du ciel (dans le guide, il était écrit que c’était le lac le plus haut du monde).
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Je me souviens de la chambre que tu habitais, bien propre. Je me souviens que la tapisserie du mur était déchirée en plusieurs endroits, sans doute parce que la chambre attendait d’autres locataires. Je me souviens qu’il y avait à côté de la poubelle une pile d’hebdomadaires auxquels tu étais abonné, gonflée d’humidité comme un accordéon.
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Je me souviens que le code secret de ta Master Card était 7788, celui de ta carte Visa 8945. Je me souviens du secret de chaque code, l’un étant une onomatopée, l’autre un jeu de mot.
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Quand on t’a demandé d’indiquer la plus belle forêt possédant les plus belles falaises, tu as recommandé Séoul en Corée. Tu as sorti le plan de Séoul et ta main qui traçait un cercle sur cette carte a tremblé. Je me souviens que tu as recommandé comme hôtel de deuxième catégorie spéciale l’Emerald Hotel et le Riviera Tourist Hotel, et comme hôtel de deuxième catégorie le Clover Hotel et le Green Grass Mamouth Hotel.
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Le numéro que vous avez demandé n’est pas attribué ou n’est plus en service. Veuillez vérifier. Je me souviens de la voix anonyme répétant le même message. Une voix féminine qui évoquait un espace cubique clos tapissé de papier argent.
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Je me souviens. Tu étais sur le dos. Tu gardais les yeux fermés. J’avais l’impression que ta bouche bougeait seule loin de ton corps. Il était une fois un jeune esquimau nommé Byehagit’u. Il était de retour d’un long voyage. Il ne savait pas depuis combien de temps il était parti sur son kayak pour pêcher. Il aurait voulu ramener beaucoup de poissons et de fourrures, mais il n’avait pu sauver que sa propre vie, parce que son kayak avait heurté une plaque de glace. Entre-temps, beaucoup de choses avaient changé chez lui au pôle nord. Il avait seize quand il avait quitté son igloo. Désormais, il était devenu adulte. Consultant sa boussole, il marchait et marchait vers son village natal, mais aucun village n’était en vue. Comme il sentait qu’il allait mourir gelé s’il ne marchait pas, il a continué à avancer sans trêve sur l’étendue sombre et glacée. Combien de temps a-t-il marché ainsi, il ne le savait pas. Sur le chemin d’une certaine nuit blanche, il a rencontré une femme esquimaude. Cette esquimaude... Je me souviens qu’à ce moment-là le téléphone a sonné. Je me souviens que tu parlais toujours du pôle nord, pas du pôle sud.
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Je me souviens d’un vieil homme apparu devant le pavillon dans le Parc de la Pagode à midi un jour de la fin mars. Le vieil homme disait qu’il était monté à Séoul par le train de l’aube pour annoncer une catastrophe naturelle qui aurait lieu dix mois plus tard. Je me souviens des chaussures blanches et du feutre.
4O
Je me souviens. Un jour. Je me souviens que trois jours avant ce jour, tu avais déjà disparu. Tu n’étais ni au bureau, ni chez toi. Je me souviens de la voix d’un homme qui m’a dit que tu avais déjà abandonné le bureau depuis une semaine. Ta chambre était déjà vide. Je me souviens de ta disparition ainsi commencée. A l’heure où je t’attendais dans le café d’un nom incertain... BJ, DG, ou BS ?... Ca faisait déjà un moment que tu avais disparu.
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Je me souviens que quand ce n’était pas toi qui appelais, notre conversation était toujours courte (Je me souviens aussi du contraire. Quand c’était toi qui appelais, la conversation était longue). Je me souviens de la cabine publique que tu utilisais de temps à autre, où s’allongeait la file d’attente.
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Je me souviens de la nuit à la petite ville de K. Je me souviens de la danse (blues) d’un couple d’âge moyen qui tournait au rythme de la musique live (trot) de quatre musiciens sur scène. Je me souviens qu’au moment de chanter les chansons du passé que le couple a chanté Sous la lumière des étoiles un chuchotement, et celle que tu as chantée Je ne connais ni son nom ni son prénom. Je me souviens que je n’ai jamais pensé vieillir avec toi.
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Je me souviens que quand tu m’as raconté cette histoire, je l’avais déjà entendue. (C’est une polonaise. En poste dans une ambassade de son pays, elle espionne pour son gouvernement. Une fois installée en Italie, pour suivre son mari, elle ouvre une agence grâce à son expérience passée. Cette agence fonctionne dans le plus grand secret. Elle a une excellente réputation, car l’identité de chaque membre reste secrète. En échange d’une cotisation et du paiement des frais, elle offre identité et emploi à ceux qui veulent disparaître. L’existence de cette agence commence à être connue du gouvernement et des gens à cause des familles qui recherchent avec acharnement les disparus. Quand la Polonaise est convoquée par la police, elle soutient que quiconque a le droit de disparaître). Un roman policier que tu m’as prêté ? Le résumé d’un film vu quelque part ? Non, je me souviens que c’était aux informations internationales à la radio. (Juste après cette émission, il y avait eu la publicité pour la compagnie aérienne S.)
44
Je me souviens de la photo de toi qui était collée sur ta carte professionnelle. Ainsi que la date de naissance qui n’était peut-être pas la tienne, le numéro de téléphone de ton bureau désormais inutilisable, l’adresse de ton logement.
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« C’est bien cette personne ? »
« Oui, c’est lui. »
« Est-ce que vous saviez qu’il travaillait comme cuisinier sur un bateau ? »
« Evidement qu’non ? Si j’savais, pourquoi que j’me serais adressé à la police ? »
« D’habitude, il faisait bien la cuisine ? »
« J’sais pas. »
« Ca fait longtemps qu’il n’a pas donné de nouvelles ? »
« P’t-être environ quatre ans et demi. »
« Mais vous le reconnaissez ? »
« Mais évidemment qu’oui. »
Je me souviens du visage fixé sur l’écran de télé et d’un autre visage qui le fixait. Je me souviens qu’il était onze heures du soir environ.
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Lapidaire. Inventeur d’un stylo qui écrit les pensées. Faussaire. Champion de jeu télévisé. Emissaire secret. Voyageur sous-marin. Graphologue. Cuisinier sur un bateau. Gagnant du loto. Collectionneur de clés. Aviateur de guerre. Eleveur de baleine... Je me souviens du jeu des noms à la queue leu leu.
47
Je me souviens que le jour où j’étais dans la rue depuis longtemps, il y avait spécialement beaucoup de gens qui te ressemblaient. Je me souviens du jour où tout le monde te ressemblait.
34
Un jour, le matin, tu as ouvert la porte, la cigarette Lilak entre les doigts. Tu pleurais. Je me souviens de ta chambre proprement rangée.
33
Tu es arrivé en traversant la place. Cette nuit-là non plus, tu n’as pas dormi. Je me souviens de la lumière de l’aube bleuâtre, encore glaciale.
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Tu devais sans doute avoir décidé ça... un jour soudainement. Tu n’as toujours pas réapparu. Parce que personne ne te recherche. Je me souviens que tu n’as laissé aucune trace permettant de te suivre.
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Je me souviens qu’un jour où je me suis rendu compte que tu n’étais ni sous la falaise, ni sur le ferry, ni au pôle nord... Je me souviens de la mousson qui commençait ce jour-là.
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Il n’est resté de toi que le souvenir de cinquante-trois endroits.
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C’était dans la forêt. Je me souviens. Dans la forêt où la pluie tombait, il n’y avait personne. Par-delà la forêt, au sommet, il y avait un large rocher et la verdure qu’on apercevait de là paraissait grise dans les embruns de l’orage. Je me souviens de l’instant, plusieurs mois auparavant, où je me suis rendu compte que toutes les couleurs vertes qui composent la forêt ne pouvaient pas être décrites par le seul mot vert, que ces couleurs devraient être un jour différenciées. Je me souviens des gouttes de pluie qui tombaient sur les rochers avec le bruit du crépitement du feu. Je me souviens de la falaise qui apparaissait dans la brume.