La Revue des Ressources

De la solitude en prison 

mercredi 25 mai 2022, par Clément V.


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De la solitude en prison

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Il est vrai que l’on s’apprivoise à toute étrangeté par l’usage et le temps, même si, dans un premier temps, la prison a été pour moi l’école du désenchantement.

C’est d’abord indifférent et solitaire, avec la douleur de l’homme atteint au cœur, ou comme un autre Job au milieu d’un tas de fumier, que j’ai éprouvé le non-sens de l’existence.

Avant la prison, je pensais être maître de moi-même. En réalité, j’étais l’élève d’un ignorant.

Afin qu’elle soit adaptée à ce lieu de honte, de souffrance et d’abandon, mais surtout au besoin de ma future solitude, j’ai dû régler ma façon de voir les choses. Face à cette solitude qui prend le passé pour racine, à cette solitude où l’on n’est jamais seul, l’enfance décide.

Au commencement, dans cette taule, j’ai passé ma vie dans l’accablement du plus profond désespoir, tourmenté par le doute et sans prise sur le monde. Un doute plus fort que la faim, la fatigue ou le tabac. Puis j’ai essayé de ne plus penser à ma vie d’avant, comme un renoncement, qui ne renonce pas. Nuit après nuit s’était engrangée en moi cette solitude. J’étais devenu l’arbre malade qui ne sait plus qu’il peut encore porter des fruits. Mais comment vivre ici d’autre chose que de souvenirs ?

Ensuite, physiquement, cette faiblesse inhabituelle, c’est déjà la prison qui cherche à vous convaincre de sa domination sur votre corps. Et pourtant, vous venez seulement d’atteindre les 33 ans.

C’est un art difficile et singulier que de bien vivre en prisonnier. Jour après jour, c’est toujours la même liturgie, et cela vous froisse une dignité.

Chercher à se faire des amis ici ? Qui cherche le mieux peut trouver le pire !

Le prisonnier, comme la plante, est devenu un produit de l’air et du sol. C’est peut-être ma conception scientifique ou philosophique. La prison structure l’âme humaine, quatre-murée, sur nos lits 21 heures sur 24, à trois dans 9 m2. De temps en temps, on accède à l’air et à la lumière, comme le vin, à la fois caverneux et solaire.

Un des spectacles où se rencontre, hélas, le plus d’épouvantement est sans doute l’aspect général de la population d’une prison, peuple horrible à voir. Tous ces compagnons de la mauvaise fortune, tous ces marmiteux, traficoteurs en tous genres, artistes de la serrure et du trou de balle, ont des visages de cendre, couturés et tordus, rendant, par tous les pores, l’esprit, les désirs, les vices, les addictions et tous les poisons dont sont engrossés leurs cerveaux – non pas des visages, mais bien des masques !

J’ai mis tous mes efforts à former ma vie jusqu’ici. Ne pouvant régler les événements, depuis maintenant 18 mois que je suis incarcéré, je me règle moi-même. Moi qui ai toujours fui le commandement, l’obligation et la contrainte. De savoir tant, de parler si peu, il n’est vraiment facile pour personne de s’imposer une discipline d’oisiveté, de se frayer une route ici parmi les ruines, de rester sain de corps et d’esprit, de ne surtout pas se chercher hors de soi – au lieu de tenter, comme personne, de descendre en soi-même.

Je dois avouer que cet apprentissage de la prison a été effrayant : me fondre dans ce décor, dans ce pli de la société, dans le théâtre de ces cellules où l’on doit survivre à trois dans 9 m2, dans cet espace psychique qui, par définition, avec l’accoutumance, devient une extension de nous-mêmes :
9 m2 dans lesquels 100 % des gens qui coexistent ont enfreint la loi ; 9 m2 à trois, mâchés au creux d’un matelas moite sans propriétaire, dans des lits de fer superposés ; 9 m2 où, chaque fois, l’histoire se répète, où l’on doit faire connaissance, comme trois personnages pris dans une histoire en train de s’accomplir. Dans ce désordre miteux, où la crasse, mais aussi les médicaments, ajoutent à la confusion du lieu, on se retrouve parfois forcés de partager son quotidien avec deux tronches de bœufs bouillis, qui libèrent sous ton lit, lorsque tu as la chance de dormir en-haut, une odeur fade et opiacée qui trahit d’anciennes habitudes, le tout survolé par une noria de mouches, nous donnant à tous un air triste et contrit.

Vingt-quatre heures sur 24 à trois dans 9 m2, on étouffe dans nos cellules, des haleines chauffent l’air d’une odeur de bétail humain, de merde et de tabagie. Les cris et les insultes des toxicomanes, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, me rendent fou. La pauvreté du vocabulaire, malgré quelques efforts de diction dans une langue passablement truande, ainsi que le rap, diffusé fort en permanence par les fenêtres en bruit de fond, poussent à la névrose. J’ai alors l’impression d’être le dernier survivant d’un monde qui n’existe plus.

Je ne connais pas de pareil génocide culturel que cette télé dans chaque cellule, toujours allumée. Ôtez ce seul divertissement, juste pour voir, à 99 % des détenus, et vous les verrez se sécher d’ennui. Ils sentent alors leur propre néant sans le connaître, comme lorsqu’ils se retrouvent seuls au mitard. Car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable aussitôt qu’on est réduit à se considérer, et à n’être point diverti de soi-même.
Au sujet des fameuses « promenades », je dois reconnaître que c’est avec un sentiment tout particulier que l’on foule le sol de cet endroit au sein d’une prison. Ne s’étonner de rien est presque le seul et unique moyen qui puisse apporter et conserver une certaine forme d’épanouissement comme prisonnier, car on doit bel et bien mourir à la société pour naître à la crapule, avec toute l’incertitude et la fragilité que cela représente. Et c’est lors de la fréquentation des « promenades » que nous y parvenons. Pour ainsi découvrir la souille où la pègre est nichée, l’humus où la justice de Saint-Brieuc désagrège les crimes saisonniers, où se respirent la mort et le renouveau.

Pourquoi tiens-tu donc absolument à prendre conseil de gens qui n’ont pas pour toi la moindre étincelle de compréhension ? La prison est une communauté de destins, où le ton est agressif et qui pratique la désillusion systématique. Une bonne disgrâce de 12 mois y a d’ailleurs cuvé mon orgueil. Il est surprenant de voir jusqu’où s’élève la malhonnêteté des hommes lorsqu’elle est encouragée par quelques petits succès. N’oublie jamais que la prison est la Gloire du Vice.

La violence de chaque histoire de vie, ici, est une aventure humaine unique. Alcoolisés, drogués, handicapés, accidentés, violentés, violés, médicamentés, victimisés, influencés, manipulés, traumatisés, overdosés, cachetonnés... En prison, y a pas que les vieux qui sont ridés. Il y a tous ces jeunes compagnons de la mistoufle, dont certains ont à peine vingt ans et le visage déjà grêlé par la vie, ou d’autres encore qui ont des peaux qui n’en sont pas à leur première vie, qui ont servi à plusieurs existences déjà. Si les exercices physiques, les plaisirs intellectuels et les relations affectives ont un effet protecteur sur nos neurones, alors nous sommes ici ceux qui connaissent les recoins de la perte. Et dans cette violence d’entre les murs, comment cet univers façonne-t-il le cerveau des jeunes qui s’y développent ?

En prison, chaque rencontre possède un pouvoir façonnant, mais il faut se méfier des promesses fort agréables de gens qui font espérer plutôt qu’ils ne prouvent – j’attends mes vêtements depuis un an. Et surveiller toujours de très près celui qui entre dans ton intérêt pour en sortir avec le sien. Je dois ajouter qu’on ne peut rien dire de si débile et absurde qui n’ait déjà été dit par quelque taulard : la prison est l’œuvre de l’ignorance accomplie.

Rien ne sert à personne ici de faire sentir le poids de sa dignité. Il faut boire les heures, éponger le temps, et surtout éviter d’afficher une provocante sérénité. Le fait que votre intérêt pour la sortie reste caché exerce l’humilité et freine l’orgueil. C’est un chemin peu emprunté.

Il faut fuir la compagnie des gens à qui tu ne veux pas ressembler. Si tu as un sentiment vrai, cache- le comme un trésor. Surtout si une bande de ruffians fait semblant d’être sur le pied de la confidence avec toi, de ce ton lest de « Wesh ma gueule, tranquille quoi, la famille ! », que seul vous octroie le commerce d’une longue amitié au « heps ». Car dans cette atmosphère de truandaille, un conflit non réglé est une bombe à retardement.

Ton ambition trouvera partout des obstacles.

Mais que faire alors ici ? S’élever dans le sentiment intérieur qui nous reste de notre grandeur passée, ou s’abattre à la vue de notre faiblesse présente ? Car c’est être bien malheureux que de vouloir et de ne pouvoir, mais c’est déjà une consolation pour moi que de mettre mon esprit sur papier. Pour ne plus être assailli par les souvenirs d’une vie qui ne m’appartient plus.

On ne sait pas vraiment l’avantage qu’il y a d’être dépourvu de tout avant de faire connaissance avec la prison.

La prison, c’est chaud pour tout le monde : ce n’est pas la fièvre du corps, mais du lieu. Et comme on ne doit surtout pas laisser transpirer une goutte d’émotion, de faiblesse, alors, dans nos conversations, nous finissons tous à la longue par nous sécher à l’air du crime, pour avoir l’air dur, car ici le crime rend égaux ceux qu’il souille.

En taule, mentir en invoquant les livres sacrés, se parjurer soi-même, sur la tête de sa mère ou les yeux de ses enfants, n’est pas un vice, mais façon de parler. Lieu considérable en la paillardise, ici le silence même ne sait pas se faire comprendre. Il faut souffrir avec hauteur son emprisonnement. De la même manière que la lumière produit l’ombre, être intelligent en prison dessert ton intérêt propre. S’il y a bel et bien un art de se conduire en société, un sage esprit doit s’accommoder aux vices de cette drôle d’harmonie, de cet égout qui dit tout.

S’il me prenait en fantaisie de vous désespérer, je parlerais de tous les individus toxiques du quotidien qui ne cessent jamais de me surprendre par la quantité de poison qu’ils injectent en permanence. Mais c’est en vain que l’on jette le filet devant les yeux de ceux qui ont des ailes. Je ne m’attarde donc jamais sur le négatif, et m’énerve encore moins à cause de ce qui est indépendant de ma volonté – de toute façon, je n’ai pas les clefs. Personne ici ne peut entamer mon moral et épuiser mon énergie.

Dans le silence de l’abandon, la qualité d’un homme se mesure par ses facultés et sa manière de se remettre en question. Nous devons tous consacrer le temps nécessaire à éclaircir notre passé, même si la brûlure de ce silence est si vaste qu’elle fait mal. On éprouve les conséquences de sa vie de jeunesse lorsque l’on est en prison. Certes, il n’est pas d’expériences négatives, mais être en prison est une charge mentale qui ne disparaît jamais.

A force de penser dans ma cellule, et de me dépenser sur le papier, j’ai l’impression de faire de la tapisserie dans une cave.

La seule chose que l’on puisse posséder ici, c’est l’instant, cette éternelle suite de « MAINTENANT ». Des « MAINTENANT » où je ne sais plus si je suis en train d’écrire ou si je me vois en train d’écrire, ou encore si je me vois en train de me voir – à moins que je ne sois plus que mon écriture ?

La prison ! Ce que je redoute le plus, ce ne sont ni les privations de liberté, ni l’isolement, ni les châtiments, c’est l’inaction. D’abord physique, mais pire encore, intellectuelle. Dans l’action, ce qui domine, c’est l’oubli de soi, qui est la forme la plus légère du bonheur en prison. Car notre bien-être ici, ce n’est que la privation d’être mal.

Alors on pense beaucoup, mais on dépense aussi, pour avoir ce sentiment d’humanité, celui d’être de ceux qui écrivent leur histoire et choisissent leur destin – c’est pour cela que, chaque semaine, nous remplissons nos bons de cantine. Manger, dormir, étudier, pour ne pas perdre mon temps, et faire du sport m’aident chaque jour à surmonter la grande désillusion de ma vie. Pour vivre d’autre chose que de souvenirs, car dehors comme ici, les êtres et les choses sont soumis à l’emprise du temps qui les emporte. Sans révolte, comme on se résigne à une idée dont on connaît depuis longtemps la vérité, j’ai compris que, bien qu’ici rien ne bouge, ce ne sont que nos vies qui rouillent.

Clément V.

P.-S.

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