Le contexte
Lors de son assemblée générale du 27 octobre 2015, l’Institut international de géopoétique a décidé d’exclure de l’archipel La Traversée, l’Atelier québécois de géopoétique, qui y était affilié depuis 2004. Cette motion, qui n’avait pas été annoncée à l’ordre du jour, a créé une onde de choc au sein de la communauté géopoétique. Les motifs invoqués dans le compte rendu de la réunion comprennent : un désaccord concernant les cotisations et le site web, une rumeur (une phrase soi-disant prononcée par une Québécoise) et, « surtout », la publication de mon essai. Clarifions tout de suite les choses : sur les 250 pages que compte le livre, une trentaine seulement font état des pratiques menées à La Traversée (les parties intitulées « L’atelier nomade et la recherche de nouveaux territoires », « Marges et résistances »). Ce n’est pas un essai écrit au nom de La Traversée ; je l’ai certes dédié à ses membres, pour des raisons que j’expliquerai plus loin, mais je l’ai écrit seule et j’en porte l’entière responsabilité. Comment a-t-il pu servir de prétexte pour l’exclusion d’un groupe qui compte une soixantaine de membres ? Comment expliquer la violence des propos, tenus d’abord verbalement, et publiés ensuite sur le site de la Revue des ressources ? Il est clair que cette attaque en règle a d’abord servi à des fins politiques. Cela n’a échappé à personne.
La géopoétique
Le principal désaccord entre la géopoétique conçue par Kenneth White et celle qui est pratiquée au Québec ne concerne pas le rapport à la terre, il concerne le rapport à l’humain. Rappelons que le nomadisme intellectuel est envisagé à l’aune de l’individu : les figures du dehors que White identifie sont des poètes, des philosophes, des solitaires, des grands hommes (aucune femme). Les compagnons de route qu’il affectionne sont, en grande majorité, des disparus. Il a fondé un Institut et donné l’impulsion à la création de groupes de géopoétique, ce qui dénote un intérêt pour le collectif. Seulement, il s’est toujours tenu loin de ces groupes, préférant ne pas intervenir dans leur développement ; il ne s’est jamais investi dans l’archipel, préférant œuvrer de manière solitaire. Ce paradoxe est sans doute à mettre au compte de la pensée paradoxale qu’il a souvent mise de l’avant.
Au Québec, dès la création de l’Atelier québécois de géopoétique, qui a pris pour nom La Traversée peu de temps après, la dimension collective a été prépondérante. La quinzaine de personnes présentes au moment de la fondation en janvier 2004 se sont impliquées avec beaucoup d’énergie et d’enthousiasme et ont mis sur pied des activités qui, pour la plupart, se sont faites en groupe : les 15 ateliers nomades organisés depuis le début ont réuni à chaque fois entre 20 et 30 personnes, pas toujours les mêmes d’ailleurs. J’ai rappelé dans mon essai que la plupart des ateliers de géopoétique de l’archipel ont organisé et continuent d’organiser de telles excursions ; j’ai expliqué que c’était principalement le modèle du stage de géographie sur le terrain qui avait servi de base à l’élaboration des ateliers nomades, parce que des personnes ayant cette expertise avaient conçu le premier rassemblement. Du côté de l’édition également, l’accent a été mis sur les publications collectives, aussi bien du côté de la création avec la collection des Carnets de navigation découlant des ateliers, que du côté des publications académiques avec la préparation de Cahiers de recherche et d’actes de colloques. Certains membres ont repris les textes publiés dans ces carnets ou ces collectifs pour les intégrer à un recueil de poésies ou d’essais. L’expérience vécue en commun a donc stimulé la recherche et la création individuelles. En ce qui me concerne, j’ai tenté de pousser plus loin des pistes de réflexion nées lors de ces rencontres et d’esquisser un bilan des 10 premières années. Ai-je dit quelque part que la géopoétique se réduisait aux ateliers et aux publications de La Traversée ? ou que les pratiques vécues au Québec étaient les seules valables ? Non, cela ne m’a jamais effleuré l’esprit. J’ai simplement pris un peu de distance pour faire des observations sur un mouvement, sur le développement d’un groupe, et j’ai mis en évidence la régularité et la diversité des thèmes et des lieux explorés. Quand on sait que cela s’est échelonné sur 11 ans, avec la même intensité, et que les gens sont toujours aussi heureux de se retrouver, l’image qui s’impose est celle de la tribu qui nomadise, qui sillonne les lieux différents du territoire en se posant à chaque fois de nouvelles questions. Cela ne veut pas dire que je dévalorise ce qui se fait ailleurs, ou ce qui s’est fait avant, ni que je privilégie la pratique collective au travail en solitaire. J’observe simplement qu’au Québec, la réflexion s’est poursuivie de manière collective, d’une rencontre à une autre, qu’il s’agisse de colloques, de séminaires, de discussions en groupes, etc. À un moment donné, j’ai senti le besoin de dire ce que nous avons vécu, d’approfondir la réflexion sur la géopoétique et de faire état de mes propres recherches dans le domaine. Si j’ai dédié ce livre à tous ceux qui m’ont accompagnée, à commencer par Kenneth White lui-même, c’est parce que j’avais le désir de poursuivre ce cheminement au sein de La Traversée et de l’archipel et de le faire connaître.
Il est vrai que la dimension humaine m’apparaît essentielle. Je sais que pour Kenneth White, ce qui prime dans le rapport à la terre, c’est la relation avec le cosmos, avec les forces telluriques. Au Québec, la présence du groupe a fait en sorte que le développement du rapport sensible et intelligent à la terre est allé de pair avec le développement d’un rapport sensible et intelligent aux êtres humains qui la peuplent. L’ouverture et la curiosité envers l’autre, le désir de partager les diverses manières de comprendre le monde qui nous entoure ne font pas partie de la définition donnée par Kenneth White, j’en suis bien consciente. C’est cette « déviance » du côté de la géographie humaine qu’il n’accepte pas. Où sont passés l’ouverture et le dynamisme qui caractérisaient au départ le « champ du grand travail », où l’on pouvait suivre avec passion la « danse ailée de l’idée » ? C’est avec une profonde déception que je me vois contrainte de quitter ce lieu d’échanges si stimulant.
L’approche géopoétique
Je voudrais également clarifier certains points concernant l’approche géopoétique du texte littéraire que j’ai proposée dans mon essai. D’abord, je rappelle qu’il s’agit d’une réflexion sur l’acte de lecture, une réflexion qui s’inscrit dans le prolongement des théories de la lecture des années 90. Ce qui m’intéresse, c’est la dimension géographique de la lecture, le fait que chaque lecteur, chaque lectrice aborde les textes à partir d’un ancrage singulier, d’un rapport au monde où la langue, la culture, les paysages jouent un rôle déterminant. On ne peut réfléchir à la lecture sans s’interroger sur ses propres stratégies de déchiffrement et d’interprétation. C’est pourquoi j’ai commencé par présenter mon paysage fondateur, l’ancrage à partir duquel je lis les textes, ce qui est en jeu derrière le choix de tel auteur ou de tel texte. L’interprétation dépend d’un grand nombre de variables, cela a déjà été maintes fois démontré. Seulement, l’ancrage géographique n’a jamais fait partie des éléments étudiés. En voulant comprendre la manière dont le lecteur construit l’espace du récit, je me suis tournée vers la discipline ayant l’espace comme objet d’étude – la géographie–, je me suis familiarisée avec son medium principal – la carte–, ainsi que certaines de ses notions : l’acte de paysage, l’habiter, l’écoumène, le parcours, etc. Je suis partie de l’hypothèse qu’il était possible d’intensifier le rapport sensible et intelligent à la terre grâce au déploiement de la lecture dans ces différentes perspectives. Pour montrer concrètement comment une telle approche pouvait être mise en œuvre, j’ai approfondi ma propre lecture de textes de Le Clézio. Ai-je cherché à réduire pour autant la géopoétique à l’approche géopoétique ? Non, pas le moins du monde. Je présente dans le premier chapitre la géopoétique comme un champ de recherche et de création transdisciplinaire, ouvert à différents types de démarches et de disciplines (écriture, peinture, land art, musique, sciences de la terre, philosophie…). On ne saurait en aucun cas la confondre avec l’approche géopoétique de la littérature, qui propose quant à elle une certaine posture de lecture face aux textes littéraires. Tout comme on ne saurait confondre l’approche géopoétique de l’architecture, par exemple, et la géopoétique. Chaque domaine du savoir et des arts est susceptible d’être appréhendé à partir d’une posture qui trouve son inspiration dans la géopoétique. C’est d’ailleurs ce qui distingue l’approche géopoétique des autres approches concernant l’espace littéraire : la géocritique, la cartographie littéraire et la géographie littéraire, nées dans la mouvance du tournant spatial dans les sciences humaines, sont des approches critiques traditionnelles dans la mesure où elles se consacrent exclusivement à l’étude de la littérature. Elles ne sont pas issues d’un questionnement sur le rapport de l’homme à la terre. Si j’ai présenté ces différentes approches et examiné certains points de convergence et de divergence, ce n’est pas par complaisance, mais par souci de rigueur et d’honnêteté intellectuelle. Je ne partage pas leurs postulats, mais j’ai toujours considéré la diversité des approches critiques comme une source d’enrichissement pour la réflexion et les échanges intellectuels.
Si dérive il y a, alors je continuerai à dériver, à me laisser porter par les courants qui animent les ateliers et qui stimulent la pensée. C’est l’ensemble de la communauté géopoétique qui a été ébranlée et blessée par la violence du choc. L’appui des membres de La Traversée, réunis en assemblée générale extraordinaire, et les messages de soutien envoyés par plusieurs membres de l’archipel me confirment dans l’idée que nous sommes nombreux à vouloir faire de la géopoétique en toute liberté. Je souhaite que la tempête s’apaise afin de revenir le plus vite possible à l’essentiel, à savoir arpenter les chemins de la géopoétique.