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Hocine (extrait de "Harmonie tribale") 

mardi 16 février 2010, par Ahmed Bengriche

Hocine jeta sa bicyclette – la mécanique n’avait ni frein, ni garde-boue, ni siège arrière, ni phare – sur le trottoir et s’engouffra en coup de vent dans la maison. Il portait un bleu de chauffe et avait de la sueur sur le front. Dans le couloir il trouva sa sœur Aïchabia qui était entrain de dresser, contre la porte, un sac de jute largement ouvert et plein de petites patates cendrées destinées à la plantation – sûrement – qu’il embrassa sur les joues sans dire un seul mot, puis Baghdadi arrivant à grandes enjambées, qui semblait avoir émergé d’un des deux murs, qui le serra un peu trop fort dans ses bras ; tous deux allongèrent le pas vers la grande salle.

Comme le temps passe ! Presque vingt ans ! Rien sur les murs comme autrefois… Cet espace, on a dû dégager un meuble… Je suis venu ! Ce qui est fait est fait !

Là, côté gauche, il y avait les cousins Rebi’i, Lakhdar, Khemissi autour d’un grand plat de couscous ( Et hop ! Alors on voit entrer un deuxième serveur, le premier s’est éclipsé, tenant un grand plateau au dessus de la paume de la main, quelqu’ un se lève, trébuche, se baisse, ramasse la fourchette qui vient juste de tomber, peut-être a-t-il cogné du coude légèrement le plateau, dit, pardon, pardon Monsieur, à un homme d’ âge mûr assis en face de lui et fait signe à un troisième serveur, debout là-bas ; celui-ci approche et sans pour cela se déplacer vers les portes, porte extérieure et porte cuisine, touche le dossier du Monsieur qui ne daigne ni lever la tête ni toucher à son assiette et lui remet une fourchette propre ; le deuxième garçon après avoir servi par trois fois entend : qu’ on fasse venir Monsieur l’Intendant ! L’enchantement : pénètre par la porte des cuisines un gars qui porte sous une aisselle un registre, habillé d’un pantalon de flanelle, d’une chemise bourrée de château, de prairie, de plage, de slogans, de couleurs pour souhaiter le bonsoir à tout le monde et expliquer que c’est un plat local et a pour nom universel à présent « Pommes en robes de chambres », puis chacun se met à regarder dans sa propre assiette ces petites patates qu’on a bouillies sans les avoir pelées puis un rire fuse quelque part et dans son coin le garçon, celui-la même qui a remis la fourchette, se met à regarder le plafond et une voix fluette dit, ne pouvaient-elles pas garder leurs robes à la cuisine puis les tables s’espacent s’espacent, celui à qui on a changé la fourchette observe son vis-à-vis avec mépris, pousse son assiette et se met à fumer, l’homme au registre dit qu’il y a du poisson à la place ; la porte s’ouvre, un vieil homme entre, les jambes arquées, dans une combinaison orange, semblant se soutenir à son casque de deux doigts, dit, s’adressant apparemment à Lui : les pièces sont arrivées !

Puis le silence. Dehors un chien aboie - aboie longuement.
Tout le monde mange, sauf le Monsieur du bout de la table, il est à sa troisième cigarette.
La porte donnant vers l’extérieur claque une fois encore. On se penche sur le vis-à-vis de celui qui fumait. Les aboiements redoublent. Il s’entend demander :

— Ce chien ? D’où vient-il ?

— Il garde le campement, fait celui qui avait soupé de cigarettes.

— Il garde bien le campement fit son vis-à-vis, d’une voix ironique.

Il s’entend demander, a-t-on ramené un corps de pompe…
La voix ironique répond : on a soudé… j’ai commandé deux corps, mais pour le puits prochain...
A travers la cloison il peut voir tout le derrick, toute cette masse de fer dressée vers le ciel, le plancher, il entend le claquement de l’élévateur du moufle à chaque longueur que les ouvriers font descendre dans le puits et il entend le ululement du vent et il s’entend dire, puisque c’est après le coucher ça peut durer toute la nuit comme il y a deux jours …
Puis une voix, il y a un télégramme nous demandant tous deux de rentrer, signé Salem ; on t’a pas averti à la radio ?
) qui mangeaient. Baghdadi reprit sa place entre les deux frères. Il paraissait assez alerte dans ses gestes, cet après-midi, pour un quinquagénaire. Elle te demandera des comptes, demain, devant Dieu, faisait Rebi’i à Hocine, la bouche pleine et le poing qui piochait à l’intérieur de l’ample bassine de bois pour égayer l’assemblée. En bon musulman Rebi’i rappelait à Hocine le droit indéniable de la panse...
En retrait, côté droit, alignées, assises sur des peaux de mouton dont la toison avait été peinturlurée de rouge brique, le dos au mur, il y avait les cousines Fatma, Taous, Meriem et Zohra plus Zina. Sa sœur Aïchabia venait de les rejoindre.

— Je n’embrasse personne, fit Hocine et il fouetta l’air de sa main.

— Viens manger, fit Baghdadi, on sait que tu adores le couscous, c’est Aïchabia qui l’a préparé.

— J’ai déjà mangé chez moi. Qu’est-ce qu’on me veut, on est sur le pied de guerre…

— On va lui ramener une tasse de café, fit Taous, ses dix doigts tressés sur un genou.

— J’ai pris du café chez moi.

— Comment va Zoulikha, fit Zohra.
Hocine fusilla la veuve de martyr d’un regard courroucé et se dit que derrière ce jargon informel on demandait autre chose.

Voyons voir !

Il jubilait en disant : elle ne veut pas assister à des présomptions qui ne la regardent ni de loin ni de près ; surtout quand elles sont concoctées par des femmes…

— Bouh ! fit Zohra ; on lui passa une tasse de café.

— Assieds-toi, fit Khemissi.

— Je suis bien comme je suis ; je vous écoute. J’ai à reprendre mon travail dans moins d’une heure.

— Tu devais être là un peu plus tôt, Oncle, fit Lakhdar.

— Je ne suis l’Oncle de personne.
Il se tourna carrément vers Lakhdar : on voudrait peut être m’imposer des horaires… D’ailleurs je me demande pourquoi je suis venu.

— Assieds-toi, fit Khemissi, tu ne fais que répéter les mêmes choses.

— Ah bon ! fit Hocine et il se laissa choir du côté des femmes.

— Tu te dirais plus tard, on ne m’avait pas invité, minauda Zina.
On débarrassa la meïda du grand plat et on fit servir le café.
Hocine se releva d’un bond, sa tasse de café toujours à la main.

— Ecoute, fit Aïchabia, sa soeur, assieds-toi, elle lui jeta un pouf dans les jambes, il s’exécuta en reculant vers l’angle des murs, elle enchaîna : il y a que le fils de la femme de Safi veut épouser la fille de Lalla.

— On n’est pas entre femmes, la coupa Taous. Dis : le fils de Safi veut épouser la fille de feu Brahim.

— C’est la même chose, fit Aïchabia et elle ronronna.

— Et alors, fit Hocine…

— On se réunit pour discuter de la chose, fit Baghdadi.

— Quelle chose, fit Hocine en regardant ce cousin-là avec beaucoup de haine dans les yeux.
Baghdadi baissa la tête, un léger sourire aux coins des lèvres.

— Ah bon… fit Hocine, qui était à présent assis sur le pouf, les coudes sur les genoux, le dos coincé dans l’angle des murs, comme s’il s’apprêtait à sauter en l’air. Il redemanda du café. But. Redemanda encore. C’est un peu intéressant là, fit-il ironique. Hé-hé-hé ! Je vois bien que toute la tribu est là. Il les dévisagea un à un puis une à une. Manque plus que… et Djilali et Dhahbia et Hafsa et Ouardia parce que pas une Aounia la kabyle et Messaoud et Fedjri et Ali et les renégats de Bordj-Dor, les autres… Hiran, Boumoussa, Nouroussa…

Les femmes se toisèrent un moment entre-elles. Il criait un peu trop fort. Elles auraient dû envoyer Meriem vers Zoulikha. Pas Aïchabia avec ses airs de douairière. Il n’y a pas mieux qu’une sœur pour convaincre une femme. Et Zoulikha l’aurait tenu en laisse. Il aurait été tout doux. Tout doux.

Baghdadi dit que tout le monde va arriver d’une minute à l’autre. J’ai voulu louer un bus pour aller faire le ramassage un peu partout mais on m’a empêché, essayait-il de faire rigoler les autres. Il était très bien habillé. Fatma aussi. Aïchabia crut bon d’ajouter que la femme d’Ali et ses deux grandes filles ont été à la cuisine toute la matinée avec la femme de Fedjri pour activer les préparatifs des gâteaux et elles vont revenir avec les hommes dans l’après-midi. Hocine saurait plus tard que Djilali a fait un boucan de tous les diables en apprenant qu’on s’est réuni dans la maison de Lakhdar cette première journée-là. Les parents de Bordj étaient cette mauvaise branche des Aouana qui avait un peu souillé le nom de la tribu au siècle passé en allant accueillir les colons à leur descente de bateaux, sur les quais, avec tambours et trompettes, ou autres bendirs et gasbas, mais qui avait beaucoup aidé durant la révolution…

— Debout ! repartait Hocine, viens-y voir, mon gendre, mon cousin, mon frère Brahim, frère de mon frère Abdallah, ce qu’on est en train de mijoter…
Khemissi se leva d’un bond.

— Je n’étais pas d’accord. Et il cracha quelque part.
Déjà Taous l’entourait de ses gros bras et le remettait sur sa peau de mouton.

— Calme, calme, fit-elle.

— Et on n’est pas d’accord en plus de ça, fit Hocine, railleur.

— Encore un autre café, Sidi Hocine, fit Taous.

— Quelque chose de fort.
On lui déversa de la même thermos du café dans sa tasse qu’il avait collée au doigt et c’était comme s’il avait l’index sur la gâchette d’un pistolet.

— C’est fort, fit-il en lampant le breuvage.

— Et Ma’ Maïssa, fit Aïchabia, comment va-t-elle, ça fait des mois que je ne suis pas allée la voir.
Pensait-il que sa sœur devait être atteinte d’amnésie systématique ; non, elle aussi cachait quelque chose …

— Mieux que toi, dit Hocine. D’abord faut qu’on te laisse venir. Et il fusilla du regard Lakhdar.
Le silence. Les femmes toujours alignées et assises sur leur toison, le dos contre le mur, en face les hommes, assis eux aussi, mais sur des carpettes neuves, qui étaient un peu embarrassés et qui zieutaient du côté de la porte du couloir d’où se diffusait un semblant de musique. Puis une voix jeune entama le morceau « Parée pour les noces », une vieille chanson qui enflammait les femmes lors des mariages autrefois. Hocine fit un moulinet de son bras au dessus de sa tête. Aïchabia tendit le cou vers le couloir et somma la manipulatrice d’arrêter illico le magnétocassette. Elle ajouta dans un murmure : c’est la grande fille à Hzem ; elle est arrivée toute seule ce matin.

— Hzem, fit Hocine avec des yeux tout ronds ? On laisse venir chez toi n’importe qui, alors…

— Qu’est-ce qu’il a Hzem ? Un bon père de famille. Un brave homme. Quelqu’un qui ne triche pas, qui ne la joue pas aux autres. S’il y avait une dizaine de gars de la trempe de Hzem… Les paroles de colères, macérées de cris plaintifs, voire humides de Khemissi passaient outre. Elles survolaient les autres têtes, prenaient garde d’aller dans les coins puis partaient vers le jardin. Hocine savait qu’une des filles de Khemissi était chez ce Hzem de Boumoussa, mariée à l’un de ses rejetons et son interjection de stupeur était à tort et à travers : si sa sœur avait dit en tendant le cou, c’est le chat des voisins, il vient chaque matin jouer avec notre chatte, il se serait exclamé, le chat des voisins en roulant des yeux et aurait ajouté, on laisse entrer chez toi n’importe quoi alors.
Il leva les yeux vers la porte-fenêtre grandement ouverte. Le figuier avec ses fruits de la grosseur du poing. Sa haine redoubla contre Lakhdar. Huit pièces plus ce jardin qui donne toujours de bons fruits. Vendu !

— Trois ans qu’on m’envoie plus de figues.

— Tu peux en prendre autant que tu veux, fit Lakhdar…

— Je ne te parle pas ! Je m’adresse à ma soeur.
Aichabia nasilla en se trémoussant dans son coin : je vais dire à Slimane de te cueillir tout un panier.
Lakhdar baissait les yeux. Hocine regardait à travers le figuier d’autres arbres fruitiers – il ne les voyait pas mais il les revoyait dans sa tête – comme le pêcher, le prunier, le mûrier, les orangers et se souvint des années soixante… du départ des colons et de leur serment sur l’honneur ( lui revenait juste du Sud où il était allé glaner quelques rudiments de mécanique chez la Société Forex suite à sa mise à l’index lors de la capture de trois étrangers dans la maison même de Djilali, Lakhdar du pays voisin, pour peindre de grands VOTEY OUI en rouge sang sur les murs, Baghdadi et beaucoup d’autres, donc eux tous, dont certains sont restés avec les femmes et les enfants, qui ne sont pas montés à la montagne pour mourir) de ne jamais mettre les pieds à l’intérieur de ces belles maisons abandonnées mais qui furent (les belles maisons) pourtant par la suite prises d’assaut, une nuit de tempête, dans un brouhaha énorme d’ordres de tonnerre de vociférations de colères et occupées le lendemain matin et pendant plusieurs jours par deux familles et à la fois pour certaines, tellement les chambres qui les composaient étaient nombreuses et spacieuses et garnies de mobilier d’acajou de Cayenne et qu’il a fallu user de stratagèmes pendant ces deux ou trois jours aux uns pour faire décamper les autres colocataires… Ainsi Aïchabia et Lakhdar poussèrent l’une son frère et l’autre sa sœur à reprendre leurs frusques le lendemain de la nuit aux éclairs comme elle fut baptisée dans la mémoire collective et à regagner leur gourbi du côté de la colline en ce temps-là. Et depuis ce jour, ni Hocine ni Zoulikha (elle jurait à tout propos par la tête de ses deux autres frères, feu Othman qui mourut, emporté par La Seybouse, un hiver, le soir de son mariage, en venant chercher la chère dulcinée, à la traversée du pont que les eaux du fleuve avaient submergé, ainsi que la calèche et le cheval [ la famille essaya de le raisonner en voulant reporter la date des noces mais il leur répondit que ni lui ni Ghalia ne pourraient attendre une saison de plus, puis fit descendre le cocher de la voiture, cravacha le trotteur en lançant l’onomatopée hue ! d’une terrible voix de stentor ce qui lança la pauvre bête ventre à terre vers le fatidique ponceau et depuis cet hiver-là on entendait de temps à autre des gens commenter quelque idylle par l’amour à la Othman ou pas la peine en attendant le barde qui chanterait Othman et Ghalia comme on avait chanté dans les tribus d’antan Jamil et Leila et autre Jamil et Bouthe ï na] et qu’on retrouva juste une semaine après le dégorgement du fleuve vers la mer, accroché à des orangers, ayant ainsi abandonné la très chère, sœur de Baghdadi et de Messaoud et cousine germaine de Hocine, célibataire pour le restant de ses jours, elle qui continuait à repousser tous les prétendants, et de feu Belgacem qui mourut les armes à la main dans les montagnes) ne remirent les pieds dans cette maison jusqu’à cet après-midi.

— Et ma cousine Ghalia, on l’a pas invitée ?

— Ghalia ! Ghalia ! fit Zohra d’une voix fluette en regardant vers le couloir, laisse les filles avec la vaisselle et viens vite, y a ton cousin Hocine qui vient d’arriver.

— On pourrait au moins peindre ces murs et élaguer ces arbres, dit Hocine, faisant semblant de ne pas apercevoir une dame debout, près de la porte qui essuyait et réessuyait ses mains dans les plis de ses robes, le regard de biais, de forte corpulence, la quarantaine, très blanche de peau, une belle poitrine, de la rougeur sur le visage. Elle ne tarda pas à retourner vers les cuisines.

— A chaque fois on dit que c’est pour cette fois-ci, nasilla Aïchabia …

— Si on n’est même pas capable de tenir propre une maison, revint à la charge Hocine…
Lakhdar se taisait.

— A quelle heure tu reprends ton travail, demanda Baghdadi.

— Ah… parce que je gêne, il me semble…

— Loin de là, fit Baghdadi en souriant ; c’est dans un but que nous sommes ici…
Quand Ghalia s’est tenue debout à l’entrée de la salle et durant le laps de temps qui s’écoula, Baghdadi avait ce même sourire et ses yeux ne le relâchaient pas une seconde ; lui se sentait gêné et pas une fois il n’a relevé la tête vers elle. Satané Baghdadi ! A quoi tu joues, tu danses pour qui, Hocine observait Baghdadi, il n’est pas naturel, ton dossier est si falsifié que tu tournes les pages à l’envers, ses yeux fuient partout maintenant qu’elle est partie aux cuisines, hop-hop sur l’ampoule, sur les murs, sur la chéchia de Khemissi, et ce sourire, ce sourire, tu caches quelque chose, j’aurai dû me faire accompagner, Zoulikha aura compris dès l’entrée, Hocine scrutait le visage de Baghdadi, tu bouges trop, tu bouges trop, c’est pas croyable, y a une autre mouche sur son nez, gobe-le, sur sa pommette, une autre sur un poil de la moustache, moustache en guidon va ! cours vers son œil, toi, pas croyable, veut pas la chasser de la main, donc tu caches quelque chose, sur la tête de Sidi Bouaoun que tu caches quelque chose, si Zoulikha était là, ne veut pas se trahir, vaurien, crapule, misérable, vermine, canaille, escargot, marigot, Hocine examinait avec soin le visage, les grands yeux noirs et le nez un peu long (grugé,va !), le nez aouni bien sûr, les uns l’ont busqué, comme le mien, d’autres aquilin, quelques-uns pointu, mais tous très long, les mains, les épaules de Baghdadi, comme la fois où tu m’avais donné « il a dit au gérants les citadins nouvellement recrutés c’est chez Djilali », c’était pas pour nuire à la Révolution, c’était juste pour avoir confiance, on me surveillait, heureusement que ma sœur venait d’être criblée de balles cette fois-là sinon on m’aurait cherché noise et on avait oublié et tu avais oublié, mais moi, et tu m’accueilles avec des embrassades, sur la tête de Bouaoun que tu caches quelque chose, les autres aussi cachent quelque chose, mais ta chose elle se cache derrière la cache de leur chose.

Le soir même, dans leur maison, après le souper, dans leur couche, une fois la lumière éteinte, Hocine, silencieux, les yeux ouverts dans la pénombre peut revivre la scène de l’après-midi. Il est plus que sûr de comprendre mais cela va l’obliger à dérouler un ou deux volets du dépliant de sa souvenance devant sa femme. Le muezzin vient de donner le dernier appel à la prière. Zoulikha dit comme si elle s’adresse au plafond que la fatigue de la journée la pousse à faillir à son devoir de musulmane et à tout autre devoir aussi. Hocine grogne. Il sait qu’elle est en rogne contre sa sœur (à lui) qui est venue hier pour l’inviter puis qui la fit tourner en bourrique pour une broutille et qui partit en claquant la porte. Hocine écoute sa mère qui fredonne une complainte de l’autre temps dans la chambre contiguë. C’est un drôle de ménage qu’elle fait avec sa femme. La vieille n’arrête pas de rouspéter et de dire qu’il n y a pas assez d’enfants dans la maison comme si elle se voit entourée de leur ombre manquante, de le traiter, lui, de cocu et sa femme de catin à longueur de journées, gros mots qui procurent à Zoulikha un certain plaisir qui la pousse à redoubler de petits soins à l’égard de Ma’ Maïssa … Zoulikha parle de sa mère, la vieille El Arem, qui n’a plus personne pour s’occuper d’elle. Hocine murmure que puisqu’ils n’ont pas d’enfants ils pourront ouvrir un hospice. Le corps de Zoulikha se raidit sous les draps. Elle grogne. Il regrette ses paroles. Tous les deux sont étendus sur le dos. Le silence. Hocine soulève un pied et le passe dans l’entrejambe de sa femme en prenant soin de ne pas trop appuyer de son jarret sur le mimi. Zoulikha dit comme si elle s’adresse aux murs qu’elle est très fatiguée. Mais elle ne le repousse pas. Il lit du coin de l’œil dans son profil comme dans un livre ouvert ses pensées. Et il voit même ses lèvres - à elle - qui s’entraînent un peu avant d’entrer dans le vif du sujet. L’oscillographe qui monte et descend sur l’écran de son front ravitaillé par le désir de connaître. Il tient le bon bout. Il va savoir.

— Ils sont tous venus, demanda-t-elle, ceux de Boumoussa, de Hiran, de Bordj…

— Que Dieu les maudisse ! fit Hocine. Tu aurai dû m’accompagner ; à ce mot Hocine sent qu’une des cuisses diminue de raideur.
Il continue : je n’ai rien compris à leurs salades ; ils voulaient marier la fille de Lalla avec ce drôle de quincaillier… deux fois son âge ! Voila corsons les choses augmentons le nombre des invités disons comme ça que Djilali a eu des prises de bec avec ses deux frères oui plus tu mélanges plus ça devient clair …

— Et depuis quand les Bouaoun marient-ils leurs filles à des étrangers… si nous mettons de côté le cas de l’aînée de Messaoud…
Voila !

— Seuls les mâles ont ce droit de s’unir hors du cercle, ajoute-t-elle.
Voila ! Ce précepte-là est toujours observé même à Bordj…

— Il y avait Baghdadi qui était le mieux habillé … Fatma aussi portait une robe fergani

— Et mon neveu, il était là…

— Non… oui, oui… il était couché dans une chambre… je te veux couché dans la petite chambre voisine des toilettes près de la porte principale…

— Tu m’as dit une fois que Mokhtar a quitté son poste du lycée et qu’il travaille chez cet outilleur…
Où veut-elle en venir introduisons une variante pour mieux délimiter le champ.

— Une autre partie de la tribu était chez Djilali et, parait-il, il avait dîné avec un tas de prétendants la veille…
Rajoutons c’est ce qui va la guider et j’en saurai…

— Aucun des dîneurs n’était un Bouaoun son unique fille de son premier lit est mariée à Nouroussa je me demande…

— Ah bon tu te demandes…

— Et puis c’était comme si nous étions chez Baghdadi et non pas chez ton frère… Baghdadi a même dit sur le ton de la plaisanterie qu’on l’a empêché d’envoyer un bus pour ramener les familles lui qui ne peut même pas se permettre une charrette…

— Mon pauvre homme, fait-elle…
Elle ajoute : Fatma aussi se donnait des airs de maîtresse de maison…

— Oui ! oui, oui… il se rappelle : elle était dans son petit coin mais donnait de temps à autre des ordres fermes.

— Et Sebti, il n’était pas dans la salle ou bien n’est-il pas passé comme ça fortuitement dans le jardin…
Il jure : ma tête sur le billot si je ne l’ai pas vu dans le jardin… Non ! Attends ! Il se souvient de Rebi’i disant tout seul comme s’il voulait se faire entendre par Baghdadi, j’ai oublié de demander à Sebti s’il est possible de leur rendre leur merde et de réintégrer mon poste et de la naïve et franche Zina répondant, tu as tout dilapidé te reste-t-il un seul douro pour parler de la sorte et il comprend que le rejeton de Baghdadi qui tient un poste non négligeable à la Sidérurgie a été là avant son arrivée.

Puis il suit son ombre sur un vélo jusqu’au magasin d’outillage et là il voit le quincaillier qui joue avec sa calculette tandis que son neveu s’époussette son costume bleu et ses cheveux.

— Bonjour, fait Safi après avoir porté des chiffres sur un calepin.
Hocine est toujours sur le vélo, un pied sur le trottoir. Il est silencieux et soupèse du regard le jeune homme.

— S’il arrive un deuxième camion on aura besoin de deux autres gars pour le déchargement, fait ce dernier à l’intention du Safi, ignorant la présence de son oncle.

— Tu connais pas tu connais pas la valeur du douro on l’a bien déchargé à nous deux…

— Ce dont tu as besoin c’est d’un costume beige, coupe Hocine en s’adressant à Mokhtar ; comme ça tu n’auras pas besoin de le décrasser à chaque déchargement. Il se demande pourquoi le déteste-t-il.

— Ah c’est Oncle Hocine… bonjour…

— Il veut pas il veut pas il y a des habits de travail mais il veut pas…

— Hum, hum ! fait Hocine. Puis il les quitte.

Pas croyable à quoi cela rime-t-il je vois un peu mais pas le bout, donc Rebi’i veut que Baghdadi intercède en sa faveur auprès de son fils Safi qui veut faire l’intermédiaire donc ce con de Lakhdar j’espère qu’il ne se laisse pas remplacer partout mais Baghdadi Baghadi embrouillons encore plus, plus c’est compliqué plus elle va trouver le bout du tunnel.

A travers ses paupières Hocine se sent envahi d’une certaine délectation au débridement de son imagination de dernière minute.
Tout à coup il dit qu’il a la migraine, s’allonge contre le mur en prenant soin d’ajuster le coussin dans l’encoignure et sous sa tête.

— Un autre café, minaude Zohra.

— C’est un mal qu’il traîne depuis l’enfance, ajoute à ça un «  cheval dans ta maison », fait ma sœur. Elle chuchote presque dans l’oreille de Zohra pour ne pas se faire entendre par leurs maris et Meriem. On frappe à la porte.

— Va voir ordonne Fatma.
Zohra court dans le long couloir. C’est Si Alaoua et Si Bachir. Et avec eux Tahar et Ramdane. Deux Si, deux simples. Elle les embrasse.
Tous les quatre arrivent dans la salle. Plus Zohra. Les quatre qui sont assis se lèvent et donnent l’accolade à ceux qui viennent d’arriver. Meriem se lève et les embrasse à son tour. Ma sœur, Zina et Fatma sortent en catimini. Taous les suit. Hocine ne bouge pas de sa place.

— De vrais lions, rugit Si Alaoua en regardant tour à tour Zohra et Meriem.

— Alors comme ça, coupe Tahar d’une voix retentissante qui est en contraste avec la fragilité du bonhomme pour empêcher son compagnon de s’engouffrer dans les gaulis des années cinquante et de revenir sur la bravoure des deux martyrs, un type frêle, pas trop haut, mais avec beaucoup de rides sur le visage et un sourire vissé continuellement sur les lèvres, on veut faire la fête en solo…

— On donne ou bien on ramène, fait Si Bachir en chuchotant presque dans l’oreille de Khemissi….

— … Sur la tête de notre vénéré Bouaoun que j’ignorais les choses, clame Ramdane pour ne pas paraître en reste, jusqu’à ce matin en venant au souk…

— J’en sais autant que toi mon frère…

— Nous avons donné mais pas nous, fait Baghdadi, la lèvre inférieure pendante, en se penchant sur Si Bachir…hi-hi ! Ajoute-t-il.
Il le regarde dans les yeux comme s’il veut l’hypnotiser. Hi-hi ! Le silence. Baghdadi, une jambe en avant, une jambe en arrière, appuie les paumes de ses deux mains sur les épaules de Si Bachir. Si Bachir s’assoit. Le silence. Puis Baghdadi agit de la même manière en prenant tout son temps avec Tahar, Ramdane et Si Alaoua. Si Alaoua, en se laissant choir, rugit, nous avons donné mais pas nous en regardant ses mains qui s’agrippent aux pans de son burnous. Le même plat de bois. Hocine peut observer ce groupe de cousins assis à la ronde en train de bâfrer. Et Baghdadi qui ressort le mot du jour : un peu et j’allais envoyer les bus.
Sortent Zohra et Meriem. Un enfant pénètre dans la salle en coup de vent serrant dans ses bras une bassine en zinc qui contient une aiguière. Il a sur son épaule une longue serviette. Les hommes se lavent les mains puis les essuient.
Si Allaoua se tourne et rugit : n’est-ce pas là Hocine, ce vieux loup, étendu dans le coin et qui ne veut pas nous saluer !
Hocine s’agite drôlement et longuement dans sa couche en gigotant et en mouvant des bras et de la tête. Zoulikha a l’habitude de ces traversées de turbulence. Une fois elle s’enquit de l’origine de ces déchaînements brusques auprès de son mari qui lui révéla que cela avait débuté dans les années quarante, ( manchettes de l’époque : debarquement de 100 000 soldats anglo-americains – ciel pullulant d’avions à croix gammées Stuka Falco – de Novembre 42 à Juin 43 2000 bombes larguées dans la plaine de La Seybouse) lors d’un bombardement dont les obus avaient fait exploser les trois coupoles du château ottoman de Boumoussa habité par les soldats américains venus porter secours à la France. Un rude hiver. Une nuit éclairée par le feu des hommes. Notre douar était à proximité de la forteresse. Feu mon grand-père Fedjri, sous le hululement de la sirène et à la vue des étrangers qui s’enfuyaient par les trois grandes portes du château et dont quelques-uns poussaient devant eux des prisonniers italiens dans leurs tenues rayées, menottes aux poignets et qui partaient dans un éparpillement confus, fit sortir notre famille et celle d’oncle Antar des huttes et intima l’ordre à chacune des grandes personnes de prendre un enfant dans ses bras et de courir en direction de Aïn Hiran. (Vous habitiez en ce temps-là Nouroussa. Le lendemain, mes oncles Ali et Nouar vinrent nous visiter sur le plateau, dans la demeure de Sidi Abas où nous nous sommes réfugiés parce qu’il tombait aussi des bombes sur Hiran et ton père nous dit qu’ils se sont battus à coups de diable toute la nuit). Ainsi ma tante Khamsa, mon oncle et mes deux parents empoignèrent chacun, par le bras, Messaoud, Zohra et mes deux jeunes sœurs et prirent leurs jambes à leur cou une première fois en direction de Hiran. Aïchabia n’était pas encore née. Baghdadi, quant à lui, à peine âgé de huit ans, travaillait déjà sur les terres du colon Bertagna à débarrasser les vignes de leurs sarments que taillaient au fur et à mesure les ouvriers ou à biner les carrés de patates et logeait chez oncle Sidahmed à Bordj-Dor. Grand-père, qui devait avoir dans les soixante-dix ans en ce temps-là mit Ghalia sur son épaule, me prit par la main et nous nous lançâmes à la suite des autres. Mais il était vieux et ne faisait que sautiller sur un pied puis sur l’autre. Déjà nous les avons perdus de vue. A un moment un obus creusa le sol à notre gauche ; le ciel s’illumina ; Grand-père trébucha et continua jusqu’à un eucalyptus qui était à quelques mètres de là. Je devais avoir cinq ans et je me souviens que je criais je ne veux pas mourir Grand-père je ne veux pas mourir. Sous la frondaison de l’arbre nous nous sommes agrippés à son cou. Lui enlaça de ses frêles bras l’arbre en nous serrant contre le tronc. Et nous restâmes là des heures et des heures, lui à psalmodier des versets du Coran et nous à écouter les bruits des explosions qui étaient plus au nord, sur la ville et qui s’espaçaient. Quand pointa le jour il nous fit glisser à terre. Mes membres inférieurs étaient transis de plomb. Je crois bien que c’est ce plomb-là, ce doit être ses sels, qui m’empêcha plus tard d’escalader la montagne et qui me fait vivre de ces scènes qui deviennent miennes et si réelles pour moi que parfois je me demande en me souvenant de ton père si l’un des étrangers – allemand ? Américain ? Anglais ? Italien ? Français ? – n’avait pas mis par hasard un petit diable dans la rondelle de cuir de sa fronde avant de me l’envoyer dans la tête cette nuit-là. Mais il tut l’essentiel : les sels du plomb l’avaient empêché d’aller demander la main de Ghalia bien avant Othman.

— Sidi Bouaoun ! Sidi Bouaoun !

— C’est rien, fait Hocine, je viens de me récupérer.

— Et ce Allaoua, il a fait la guerre ?

— Yalour, fait Hocine et il voit passer Azzopardi-le-jeune, qui, autrefois ressortait le mot à tout bout de champ. S’il ne fait pas attention même les scènes d’antan imbriquées à des visions et des images fictives reviennent comme un leitmotiv ces derniers temps comme ce maltais qui est déjà dans le coin de la pièce voulant apparemment prendre part à cette conversation intime en la ponctuant de son unique onomatopée.

— Je crois bien que je commence à discerner un peu… ce Tahar-là, n’est-ce pas Tahar-la fouine…

— Oui, oui, se précipite Hocine, se demandant comment des sobriquets pareils arrivent sur les lèvres de femmes cloîtrées.

— Ce n’est point un hasard, mon pauvre homme, s’ils arrivent chacun d’une localité et tous les quatre ensemble…

— Oui, fait Hocine, qui essaie d’être lucide et évite de s’aventurer à stimuler son imaginaire d’une autre scène qui le jettera encore plus profondément dans une nouvelle crise et lui déboussolera une partie de la mémoire.

— Bordj est maintenant la gardienne du temple, assène Zoulikha. Elle se tait un moment pendant lequel Hocine s’inculque la séquence des quatre, donnée principale entre les mains à présent de sa femme qui essaie de se frayer un chemin, qui a dû se passer réellement entre deux tableaux ou deux pauses ou deux soupirs, qu’il n’a aucunement inventée, pourquoi l’aurai-je inventée, Dieu Tout Puissant.
Zoulikha ajoute et c’est comme si elle pense à haute voix : Lalla sait des choses… Quoi de plus naturel pour des gens qui avaient autrefois fait écho aux tambours toulonnais avec leurs flûtes et bendirs que de vouloir se récupérer sur le tard…

— Oui, fait Hocine, mais la plupart d’entre eux ne sont pas revenus des djebels, d’une voix tremblotante et haut perchée.

— Nos cousins de Dor ont toujours été d’une inconséquence qui frise l’imprévoyance… Puis après un temps elle ajoute en essayant de contrefaire Baghdadi : un tout petit peu et j’allais envoyer les bus…
Et voilà que ça le reprend. Cela commence toujours par des fourmillements au bout des membres, puis une sorte de raccordement d’électricité dans le dos, sur les cuisses et les épaules. Il ferme les yeux. Du plomb arrive dans des cuillers à café et se déverse dans le creux de ses deux oreilles. Sur ses paupières. Selon sa volonté. Volonté capricieuse. Puisqu’elle bloque le monde à ses yeux. Puisqu’elle bloque les voix à ses oreilles. Toutes les voix et celle de Baghdadi oscillante : nous avons donné mais pas nous. Plus celle de sa femme, ni furieuse, ni gouailleuse, repoussant sa jambe, combinée à celle de Aïchabia, sa sœur, les deux voix, deux en une, combinées à celle de Ghalia, trois en une, disant, ne boira pas le cheval ce soir. Puisqu’elles lui préparent le labyrinthe. Les galeries souterraines. Les tunnels. Par où surgira l’enfant. L’enfant et son broc. Toute l’harmonie tribale…

— Dans un but, cria Hocine ?

— Je vais t’expliquer, minaudait Taous.

— Oui je sais y a ce filou de Safi qui veut épouser ma nièce Bochra, encore, la suite, la suite…

— Soyons calmes, rien n’est encore décidé, et puis c’est pas Safi, c’est le fils de Safi, fit Taous…

— On décidera de rien, crois-moi, sœur de mon frère Abdallah, fit Hocine…

— Qu’est ce que tu penses, Si Lakhdar, fit Taous, comme si elle avait l’esprit ailleurs.
— Tiens, tiens… t’es parti à la Mecque ou bien t’as appris à lire et écrire fit Hocine et il sifflota longuement en lorgnant du côté de son beau-frère.

— Heu … je suis avec la majorité …

— Ouvrez la fenêtre… laissez la porte ouverte… qu’on me prépare encore un café, s’égosillait Hocine.
La porte-fenêtre était grandement ouverte ainsi que la porte interne et on servit de la même thermos du café dans la même tasse que tendait Hocine comme s’il visait des lapins invisibles dans l’enceinte.

— Vendredi passé, je suis allé voir du côté du verger, fit Rebi’i. Il se fit plus précis : je cherchais après mon drôle de maçon, il m’a escroqué de l’argent mais n’est point venu faire son travail, a bien raison celui qui a dit : bon maçon mais toujours à cours de pognon…
Cette digression allait un peu attiédir l’atmosphère qui était assez envenimée depuis l’arrivée de Hocine.

— Ils sont jeunes, coupa Baghdadi, délestant ainsi Rebi’i de tout un tas de ritournelles qu’il racontait depuis une semaine dans la rue, son voisinage, la mosquée, le souk, les cafés avec de nouveaux rajouts pour une certaine scène où le fils de feu Mabrouk, qui s’était sûrement shooté à quelque herbe qui pousserait entre la roche et le grain de sable au Sahara, apportée par ceux qui l’ont apportée, avait prononcé une des harangues les plus violentes du haut de sa grosse pierre royale, lui qui l’avait sûrement écoutée aussi quelque part, dans la rue, non, à la mosquée, non, au souk, non, dans un café, non, mais alors où, Dieu qui nous aviez créé, et de peur que l’ autre ne s’étalât sur d’autres scènes …

— A leur âge nous étions là-haut, s’anima tout à coup Khemissi.

— Ils préparent du théâtre pour la saison, dit Baghdadi.

— Moussa a abandonné son travail, fit Zohra.

— Lui, fit Taous et elle donna deux claques à ses genoux ; bouh ! C’est les livres…

— Je ne sais plus ce qu’il lui court dans la tête… même Madjid … à leur âge, s’ils croient que la pension du Chahid…

— Du théâtre avec de la boisson et des femmes, cousine, la coupa Khemissi, en bougeant sur son tapis et en jetant des coups d’œil du côté de Baghdadi.

— Sebti de l’usine à la maison, de la maison à l’usine, dit ce dernier…

— Les miens ne rentrent plus le soir, fit Meriem.

— Ils sont tous entraînés par le fils de feue Nakhla.

— Oui c’est ça, crut bon d’intervenir Aïchabia, la semaine où Mokhtar a arrêté de donner ses cours au lycée mon neveu venait chez nous matin et soir… maintenant ça fait plus de dix jours qu’il n’est pas rentré…

— Le fils de Nakhla n’a même pas son certificat d’études tandis que ton fils a fait l’université, jeta comme ça en l’air Baghdadi.

— Cette jeunesse d’aujourd’hui, fit Rebi’i…

— La faute nous incombe, fit Lakhdar, y a pas à dire, c’est nous les responsables… Il tendit le cou. Les femmes le regardaient à présent ainsi que les hommes ; on savait qu’il allait sortir le glossaire de l’ami du ministère des Affaires étrangères, qui lui valait bien ce surnom de Lakhdar-Lkharijia. On racontait que, deux ans avant la fin de la guerre, Lakhdar disparut la nuit même où son ami le gérant Marchant, ( ils pêchaient la truite ensemble dans la Seybouse), se fit accompagner d’une escorte de soldats pour aller déterrer le pauvre Zourami, afin de reprendre les clés des garages de la ferme, qu’on avait fusillé et mis sous terre à la va-vite derrière un talus. Un premier ragot, véhiculé par tous les Aouni, récitait de façon mécanique que Lakhdar eut peur de se voir balancer par delà un monticule sans ablutions ni sépulture musulmane, lui qui a déjà deux grands frères dans la montagne. Les autres tribus murmuraient entre eux que Lakhdar a donné Zourami puis a pris la fuite. Ainsi il se retrouva dans le pays voisin, Baladouzitoun où il lia amitié avec un rimailleur, originaire de Baladoujélid qui, une fois l’indépendance recouvrée, se retrouva chef d’on ne sait plus quel service dans ledit ministère et qui l’aida à envoyer Mokhtar, quinze ans après, étudier à l’étranger… mais certains affirmaient que le départ de ce dernier en URSS résultait de son engouement propre à cette révolution qui était peut-être aussi belle qu’un comité de gestion dans certains esprits mais qui plongea et les terres et les terriens et les fellahs dans une grande débâcle dont l’impact allait être néfaste par la suite pour la culture, l’industrie, la liberté et le néolithique, soutenus par d’autres qui précisaient qu’ils se souvenaient de Mokhtar et du fils de feu Belgacem se démenant comme des diables dans les années soixante-dix au milieu des vergers et des paysans qui riaient sous cape …
Pendant que tout le monde parlait, Hocine s’était débarrassé de sa tasse de café et grignotait des figues en les cueillant dans un vieux panier en osier serré entre ses deux genoux qu’avait apporté il y a peu de temps le benjamin de Lakhdar. Les fruits étaient succulents. Espèce de vaurien, pensait-il en regardant Lakhdar. Il voulait charger ce dernier mais les fruits étaient délicieux dans sa bouche, c’étaient des fruits savoureux, il ne pouvait s’arrêter de gober, il n’avait pas d’enfants, Dieu n’a pas voulu et Sidi Bouaoun aussi et les fruits étaient si mielleux dans sa bouche avec leurs petits grains que râtelait sa langue depuis le fond des gencives et puis il n’ avait rien à reprocher à Lakhdar et il aimait bien ces jeunots (moins Mokhtar) qui venaient s’asseoir à la ronde dans son atelier, parfois, avec chacun un verre de thé à la menthe à la main ramené de la cafeteria voisine, sans faire de façons pour repartir après avec du cambouis sur les fesses, qui savaient parler de politique, de femmes …

— Ecoutez, fit-il, tout à coup hargneux (devant ses yeux passaient à travers une sorte de jeu de miroirs qu’il actionnait lui-même quelque part, les autres chambres de la maison, cet Eden à côté, bondé d’arbres aux fruits excellents, sa sœur et son gendre pirouettant sur leurs têtes, Ghalia, la chère Ghalia tanguant dans le chambranle de la porte, les yeux baissés faisant le compte des carreaux du parterre, n’ayant jamais répondu à sa proposition d’il y a trois ans, assise sur un petit banc, pensive dans la cuisine, en filigrane Baghdadi, Lakhdar et Khemissi courant entre les orangers, le chèche défait sur l’épaule, chacun un grand couteau de boucher à la main, tachés de sang, en sueur, les yeux hagards, comme sous le projectile d’un phare, il secouait le kaléidoscope et voila des individus, des gars de Bordj et de Nouroussa sûrement, armés de gourdins, de sabres, des Bouaoun pour la plupart, qui arrivaient par la rivière, ayant coupé à vol d’oiseau par la vallée, la chaleureuse voix de Hadda, quelque mariage, pour des représailles parce qu’on leur avait tabassé un des leurs, il tournait la rosace, Salem, Moussa, un jeune homme noir, puis un autre étranger, puis Mokhtar, les yeux rieurs, déroulant une bobine de corde, Ø 8mm, une longueur de dix mètres) je suis pas ici pour écouter ces sottises ; il remua sur son pouf ; ainsi comme ça on va marier…
il se tut.
Leva un doigt.

— Y a quelqu’un de couché dans la petite chambre à gauche.
Aïchabia s’élança dans le corridor deux chambres à gauche plus la salle de bain, la cuisine et trois autres chambres à droite.
Elle revint.
Hocine très vite : tu disais, il découche depuis des mois.
Elle s’assit.

— Il rentra ce matin.

Il continua.
… la fille de feu Brahim avec le fils d’un vendu…

— Mesure tes paroles, fit Lakhdar.

— Alors d’où ça vient cette quincaillerie et il vend doublement…

— C’est Dieu qui pourvoit, fit Baghdadi.

— En tous cas il a pas fait la guerre.

— Comme si tout le monde l’avait faite cette guerre, balbutia Zohra.
Baghdadi parlait à mi-voix dans l’oreille de Taous en se grattant le haut du crâne d’un doigt. Hocine et Lakhdar se regardaient longuement en chiens de faïence. Tous les trois n’avaient pas fait la guerre, ils le savaient, peut-être que Hocine reprochait à Lakhdar de l’avoir, en ce temps-là aidé, lui qui était un chef de chantier, pour le poste de pointeur auprès de gérants français, sur les terres de Bertagna et que c’était pas facile de faire comme les enfants de Abas, ses deux beaux-frères qui avaient l’expérience de l’autre guerre, qui étaient tout juste de simples ouvriers agricoles, c’est-à-dire quitter un travail honorable et aller vadrouiller dans une autre nature ... même s’il fut obligé de s’éclipser pour un temps. Hocine n’aimait pas Lakhdar. L’histoire de la villa, la guerre et puis les gosses. Ah les gosses - c’est Dieu qui pourvoit après tout – à regarder ces deux-là – ça vous donne envie d’ aller directement divorcer – et cette Ghalia qui se dessèche de jour en jour de minute en minute – tous les deux plus le mort m’empêchant à jamais – elle flétrit chaque nuit – peut-être gagner confiance – cette tête de linotte de Messaoud oui il n’est pas présent ni Ouardia – sais pas à quoi on joue – je voudrais bien aller chercher femme dans la région de Ouardia – une maison sans gosses c’est la froidure – mais il y a ma sœur – Ghalia ah Ghalia – plus de vingt ans – il est mort il est mort – on saura avec Baghdadi – lui faire entendre raison – nous ne sommes pas éternels – déjà qu’elle vit à vos crochets.

— Appelez le gosse, fit Hocine en avalant une énième figue et en montrant le panier d’un doigt voulant préciser par là l’enfant qui a été à la cueillette, son neveu.

— Appelez Slimane, fit Aïchabia en s’adressant d’un mouvement de tête à Meriem.
Lakhdar levait les yeux vers le plafond.
Aïchabia rougissait un peu en baissant les yeux sur le carrelage.
Le gosse apparut dans le chambranle de la porte. Derrière lui, d’autres enfants se serraient dans le corridor.

— Approche, fit Hocine, tu ne connais pas ton oncle…
L’enfant avança et se trouva tout près de son oncle.

— Il a de la ressemblance, fit Hocine en le tenant dans ses bras.

— Bouh… fit Meriem !

— Quoi, fit Hocine, on veut même m’empêcher de humer l’odeur du martyr …

— Bouh, refit Meriem !

— Vous savez peut-être pas mais les mariages consanguins c’est comme ça, fit-il en jetant un regard vers Lakhdar qui contemplait toujours son plafond ; et puis ce gosse-là c’est mon neveu, n’est-ce pas Aïchabia que c’est mon neveu et que Lalla est bien sa tante – il les regarda un à un puis une à une avant de poursuivre – tout le monde sait que Brahim était un viveur dans sa prime jeunesse et ce que vous ignorez c’est qu’il avait abandonné une femme dans le pays voisin en mourant, une deuxième à Baladoujelid, et deux autres à Baladoujerid, une Naïlia et une négresse d’après certains…
Seul Dieu savait où voulait en venir Hocine. Mais Lakhdar qui fixait toujours l’ampoule au plafond n’ignorait pas que Hocine pouvait dire autant de sottises qu’il voulait, seulement il ne les formulait jamais n’importe comment.
Maintenant Hocine, de son doigt, touchait le bout du nez du gosse et le regardait dans les yeux tout en baragouinant : ah ! les envies d’une femme ; Brahim t’aimait bien autrefois, Aïchabia…
Sa sœur se leva lentement et quitta la salle suivie du gosse.

— Bouh, fit Meriem !

— Hocine, essaie de grandir un peu, dit Taous.

— Je ne dis jamais de mal, sœur de mon frère Abdallah, regardez, moi qui ai de la ressemblance avec mon arrière-grand-oncle Abid, est-ce que je fais des chichis, est-ce que je nie la chose…

— Mais comment sais-tu que tu ressembles à l’oncle Abid, demanda Taous ; sais-tu au moins qu’il avait été choisi par la tribu comme l’ assassin du capitaine topographe à la place de notre autre oncle Fritah, pour calmer le courroux des français qui le décapitèrent dans les années quarante de l’autre siècle…

— Mais pourquoi doit-on mourir à la place d’un autre, s’interrogea Zina.

— Tu serais désignée, et avec ton propre consentement. Taous disait cela en observant toujours Hocine. Elle ajouta : en 1970, dans la tribu des Nouasra, c’était l’oncle qui avait flingué celui qui avait porté atteinte à leur honneur mais c’est le neveu qu’on présenta à la justice. Un sourire passa sur ses lèvres. Un frère est irremplaçable. Elle tourna son regard vers l’autre coin de la salle. Pour le cas de l’autre siècle, on avait désigné la branche la moins fertile…
Un silence de mort plana sur les dix personnes assises. Seule Zina, qui était étrangère à la tribu semblait méconnaître ces usages anciens qui avaient toujours force de loi.
Khemissi brisa le silence : on disait de Abid qu’il avait un faible pour les figues.
Hocine le regarda à la dérobée et lança : c’est un demi fantôme, ce Safi, presque 20 ans, son commerce ici et il continue à habiter la ville…
Les autres fixaient Hocine de ce regard fouineur comme s’il était une terre qui cachait mal son gisement de charbon autre que celui qu’on extrait de la roche…
Un vrombissement passa au-dessus de la maison…

— Ah ! mercredi… c’est un avion qui rentre du Sud, fit Taous.
Lui alors ajouta : il faudrait prévenir Abdallah…

— Abdallah ! fit Khemissi d’un air moqueur. Comme si Abdallah est juste à côté, dans le couloir, au jardin ! Où le trouver aujourd’hui Abdallah…

— S’il est toujours vivant, fit Baghdadi en se grattant le front d’un ongle…

Abdallah était l’aîné de Abas. Cela faisait plus de trente ans qu’il avait disparu de la région. Une année juste avant le déclenchement de la Révolution. On racontait qu’il buvait beaucoup et qu’il vendit ou hypothéqua les figuiers ou les oliviers du versant sud du plateau ou peut-être même de la terre au père de Djilali ou à un autre, choses plausibles, avant de prendre le bateau à la suite d’une délurée qui n’arrêtait pas de chanter un tube de Cheikha El Ouachma, - gatlek Zizia -, qui lui faisait perdre la tête, à lui et aussi à Hocine qui était son cadet de dix ans et son ami et qui faisait ses premiers pas dans la débauche ce qui poussa Oncle Ahmed à le marier dare-dare à la Zoulikha… Qu’est-ce qu’on ne disait pas au sujet de Abdallah ! On l’a vu vers 1957 traversant la rivière avec un groupe de goumiers, par deux fois, pas loin de Boumoussa et faire parvenir ses salutations à sa belle-sœur Djamila qu’on venait juste d’arrêter dans son propre fief (elle fut condamnée à mort puis libérée au bout de quelques mois), manière à lui de lui damer le pion parce qu’il n’a jamais été en odeur de sainteté avec Lalla et son sincère bonjour à Hocine en souvenir d’on ne savait plus quelle partie d’orgie ; mais d’après des gars de Nouroussa, il était du côté des autochtones lors de la bataille de Djorf et fut abattu une année après lors d’un coup de main où succomba aussi Oncle Belgacem…

[ 1) En rase-mottes. Le matin. Soleil, un quart de ciel. Plus au sud. Journée d’automne ensoleillée. Jonction de deux campagnes faite par une ligne de chemin de fer Est-Ouest que des touffes d’herbe jalonnent et gagnent même l’intérieur des rails prouvant l’inutilité de la voie. Une, jaunâtre et plate dont le grain poudreux s’étiole à l’infini. L’autre, celle du nord, avec sa terre ocre, couleur brique ça et là, disparate, arable. De la verdure, surtout entre les lopins de terres. Il y a encore des montagnes de foin. Dans une parcelle des brebis agglutinées les unes aux autres. Un âne qui s’ébroue puis se renverse. Des monts, des vaux, des oueds furtifs. De vieilles fermes coloniales avec des bouquets de palmiers et d’eucalyptus. Cette voiture qui s’arrête le long d’une palissade. L’homme qui descend. Coupe des cheveux. Cambrure du torse. La soixantaine. Encore alerte. Costume Borsalino. Accourt une femme. Ouvre la barrière. Arrive un autre homme sorti de sous un arbre. Il a à la main un outil de jardinage. La démarche des deux derniers alerte aussi. Le sexagénaire parle puisque les deux autres tendent le cou. Il remet à la femme un couffin, puis remonte dans sa voiture après avoir mis une main en visière sur ses yeux et regardé vers le haut d’une vieille bâtisse se trouvant au fond du clos – vers une fenêtre qu’on vient de fermer. Par delà cette sorte de manoir, plus à l’ouest le terrain monte semé de pierres tombales.

2) — Bonjour Si Dellah… ( la femme est jeune. Dans une longue robe passée. Couleur terne. Peut-être sale.) Elle lève la barrière. Derrière elle, un homme, jeune lui aussi, qui binait la terre arrive.

— Bonjour… je suis pressé… est-ce qu’elle a mangé… voila de la viande crue et des primeurs…

— Elle n’a pas touché au plat comme avant-hier, fait l’autre homme en donnant deux coups de taille d’un sécateur dans l’air.]

— Mais ce Safy-là… se redressa Hocine en se secouant comme un cheval.
Baghdadi le coupa : c’est ce que je disais.

— Et puis c’est un vendu, tous les commerçants sont des vendus, t’arracher la peau leur devise… s’enflammait Hocine. Il parlait très vite en faisant des gestes avec ses bras quand une voix de femme le coupa.

— Dieu te préserve, Sidi Hocine.
Entrée en coup de vent, la femme de Djilali qui devait avoir écouté dans le couloir le dernier propos, continua sur sa lancée en se tenant debout au milieu de l’enceinte face à un Hocine allongé qui serrait entre ses genoux un panier de figues : qu’avons-nous fait avec notre commerce ; avons-nous construit une nouvelle maison, possédons-nous une voiture, sommes-nous à l’abri des contributions qui nous tiennent par le collier ; est-ce nous les suceurs de sang ou bien ceux qui ont une ardoise impayée dans tous les magasins de Sebseb. A la fin elle fit deux pas et s’affala du côté des femmes, près de la porte-fenêtre, à même le sol. Pendant longtemps elle garda ce regard de biais vers le bas de l’autre porte ce qui signifiait qu’elle avait du remords et ne semblait pas entendre l’inculpé qui venait, avec dignité, de redresser le buste, allonger sa jambe, enfoncer sa main jusqu’au coude dans la poche, et tout en faisant tinter des piécettes, de dire, justement j’allais passer pour payer.

— Depuis quand n’es-tu pas monté sur la colline, revint à la charge Khemissi.

— J’y mettrai plus les pieds tant qu’elle est là-haut.

— Tes neveux ne te rendent même pas visite, cracha Taous.

— Qu’en sais-tu, s’énerva Hocine. A croire que tu n’habites pas Sebseb…Il répliquait à Taous mais c’était plutôt au mari qu’il s’adressait.

— Ecoutez, fit Baghdadi en se levant, on est venu pour se consulter…

— J’en sais des choses, fit Khemissi, surtout au sujet des mandats de la veuve …
Le silence. Hocine avait une grosse figue qui lui remplissait une joue et il regardait Khemissi d’un œil en fermant le gauche. Ses mains entouraient le panier. Khemissi le considérait avec mépris. Tous les hommes et toutes les femmes le dévisageaient à présent et c’était comme s’ils voulaient lui montrer qu’ils ont eu vent de la pension détournée depuis assez longtemps.

— Si Hocine est un homme bien, venait à sa rescousse Dhahbia. Elle ne voulait pas que ses propos d’il y avait peu de temps fussent interprétés comme un accablement prémédité. Le blanc de ses yeux chavirait étrangement et d’une manière oblique vers le sol. Elle avait dû être noire autrefois et avait comme un peu blanchi. Les autres le regardaient lui qui la toisait de ses deux yeux bistres et on comprit qu’il ne voulait pas de l’appui d’une femme dont la peau était brune et qu’on disait stérile par surcroît.
— Moi aussi j’en sais des choses sur la mort de Brahim… répliqua Hocine avec calme et dans un chuchotement.
L’un des deux yeux de Khemissi papillota un laps de temps vers son frère mais c’était assez pour pousser Hocine à monter sur ses ergots : n’est-ce pas Khadoura, cria-t-il, vieux frère, moi et toi, loin de cette guerre, nous sommes restés purs, nous n’avons pas trempé dans la magouille et les coups bas…
Khemissi regardait maintenant son frère qui baissait la tête…

— Cette histoire de conscrits, continua Hocine en élevant la voix, qu’on lui jeta dans les pattes et qu’on lui ordonna de nettoyer …

— Je n’étais pas dans le bataillon de Brahim, cria Khemissi en avançant le cou…

— Cette soi-disant infiltration pour avoir assez de preuves et le liquider…

— Je n’étais pas dans son bataillon…

— Tu étais dans son bataillon, tu étais dans l’une de ses compagnies, rugissait Hocine et là, même Zoulikha sa femme n’aurait décelé s’il bluffait ou s’il disait vrai. Il se tut une seconde puis se mit à hurler : où est ce connard de Djilali, où est Lalla, allez-me chercher Si Amar… il allongea son cou vers Khemissi : tu veux des preuves, tu veux la vérité…

— Dès 1959 je n’étais plus dans le même bataillon, je le jure…

— Tu le jures, hein !

— Oncle Hocine, minauda Zina, je crois bien que tu mélanges les choses ; d’après les livres cela se passa très loin de chez nous … avec un autre colonel… ça a pour nom - la bleuite - d’après les livres… la femme de Rebi’i bougeait de tout son corps comme si ce mouvement faisait montre devant son mari et tous les autres qu’elle a fait des études quand même elle…

— Je mélange, hein ?
Et hop ! hop ! vogue lague ! Hocine eut un nouveau soubresaut.

— C’est pas exceptionnel que tout ça depuis combien de temps déjà tous les oncles toutes les tantes chez notre frère Djilali comme autrefois Alaoua La fouine …

— Nous sommes chez moi, le coupa Lakhdar, où vois-tu Alaoua…

— Oui oui Tahar la fouine je disais même si je ne le vois plus lui c’est pas prodigieux tous toutes bien habillés l’odeur des gâteaux des détergents ce matin cet été ce soleil ce jardin qui donne de très belles figues ces murs qui me saluent après vingt ans on disait que Sidna avait perdu un peu la boussole à la fin de sa longue vie deux siècles et quatre ou cinq printemps et se promenait d’une mechta à l’autre avec sous le bras le Soleil de l’Immense Savoir œuvre de l’exégète El Bouni pour dénicher les trésors ramenés depuis la cité Cibola par les Francesco Diogo et cachés quelque part dans la plaine c’est Azopardi qui me le racontera ce soir ou peut-être le fils de feue ma sœur Nakhla je ne vous connais pas tous vous ne me connaissez pas toutes qu’est-ce que je lui dirais a la fille de Sidi Ali en rentrant …
Il reprit ses esprits.

— Je ne dirais pas que tout dans le tout est faux, fit-il en considérant tour à tour Khemissi et Dhahbia…

— Alors, fit Khemissi.

— Alors quoi, fit Hocine.

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