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Insulaires (3) 

dimanche 22 novembre 2009, par Laurent Margantin

1.

Les chiens marchaient dans la rue. Ils étaient trois. Ils passaient devant les boutiques et parfois s’arrêtaient pour regarder les vitrines. Il leur arrivait de rentrer, mais ils repartaient vite, chassés par les vendeuses. Devant un bar, ils urinaient discrètement dans un pot de fleurs, chacun à son tour. D’où venaient-ils ? Appartenaient-ils à quelqu’un ? Ils avaient plutôt l’air de chiens affranchis, errant librement par les rues.
Il m’arriva de les retrouver, chacun d’entre eux seul, allongé sur le trottoir. Sans doute se reposaient-ils de leurs virées faites à toute allure.

D’autres fois, je les retrouvais à plusieurs, nombreux parfois, courant sur les boulevards sans faire attention aux feux rouges, obligeant les voitures à les éviter. C’était alors une véritable cohorte de chiens, organisés comme des hommes dont les mœurs auraient été étrangères au commun des mortels.

2.

On en voyait un peu partout, de ces cadavres minuscules piétinés sur le sol. Cadavres d’oiseaux par exemple, comme celui de cet oiselet dont on ne pouvait reconnaître que la tête de côté, le reste du corps déjà enfoui ou recouvert de poussières et d’herbes.

On pouvait passer à côté d’eux sans les voir, mais l’homme qui marchait toujours la tête baissée, en quête de quelque pièce ou d’objets perdus, celui-là distinguait même les plus indistincts, comme celui de ce petit lézard à la peau rose dont ne restait plus que l’empreinte sur le sol, pattes écartées et tête levée, comme son ombre en train de s’effacer au crépuscule.

Oui, tous ces animaux écrasés, tués accidentellement ou non, tous ces déchets d’animaux étaient là, autour de lui, et ils en faisaient chaque jour une petite liste, accompagnée du descriptif de chacun d’entre eux, dans un cahier aux pages jaunies qu’il avait toujours sur lui, comme si se jouait là, dans cette activité déconcertante et inutile, une part de son humanité, part que ses voisins moqueurs assimilaient à une forme de voyeurisme profondément malsain.

3.

Sur l’île, on trouvait un peu partout des mangues sur le sol, si mûres qu’en tombant elles avaient éclaté. Personne ne les ramassait, leur chair orange et leur peau verte mêlées salissant les trottoirs.
On se croyait dans un pays de Cocagne où les fruits étaient offerts sans rompre l’indifférence des passants, sauf quand des noix de coco menaçaient de se détacher et de briser le crâne de l’un d’entre eux. Alors on montait en haut des cocotiers pour couper les noix dangereuses.

Les régimes de banane mûrissaient dans les jardins, les branches craquaient sous le poids des letchis, tous les arbres semblaient souffrir de cette abondance de fruits qui finissaient par un effondrement soudain et le pourrissement sur la terre ou le goudron. Ce processus n’intéressait personne, comme si ce bienfait naturel ne concernait pas l’homme, de toute manière repu de fruits. Seul le chien errant s’arrêtait un instant pour flairer cette profusion, et passait son chemin.

4.

Il y avait une multitude de chiens errants sur l’île. La plupart étaient maigres et affamés, cela faisait pitié de les voir aller par les rues à la recherche de quelque chose à manger ou d’un peu d’eau.

On disait qu’ils avaient été abandonnés par leurs maîtres venus vivre sur l’île pendant quelques années et qui, avant de repartir vers leur pays d’origine, se débarrassaient de leurs meubles et des biens qu’ils avaient acquis ici. Les animaux de compagnie en faisaient partie.

La vérité que personne n’imaginait était que de nombreux chiens qu’on conduisait à l’aéroport pour partir vivre à des milliers de kilomètres de là dans le froid et l’humidité échappaient à la vigilance de leur maître, et s’évanouissaient dans la nature, préférant mener une vie difficile mais libre sous ce soleil brûlant plutôt que d’être traînés à la laisse sur les trottoirs d’une ville maussade.

5.

Ici, les oiseaux vous observaient. C’étaient de petites boules de plumes qui virevoltaient d’ une branche à l’ autre et pépiaient en vous fixant droit dans les yeux. Les oiseaux inconnus semblaient vouloir dire quelque chose au randonneur de la jungle – lui indiquer son chemin ? On avançait alors avec le sentiment toujours plus fort que d’autres espèces animales et même végétales vous fixaient de la même manière que ces oiseaux adorables, que toute la nature, au lieu d’ être une menace potentielle, pouvait être une alliée. Ce songe agréable aidait à marcher pendant les longues heures nocturnes, quand plus aucun chemin ne se dessinait dans l’absence de lune.

6.

Ces reptiles qu’on appelait ici caméléons étaient de petite taille, plus gros qu’un lézard cependant, et surtout plus haut sur patte. Ils surgissaient un peu partout, sur les routes les fins d’après-midi, appréciant la chaleur du goudron, dans les jardins, et même sur les places publiques, comme celui-ci qui venait de traverser une longue étendue de béton à toute vitesse, à la peau gris clair couverte de quelques taches noires, un œil dirigé vers l’homme assis sur le banc, semblant le jauger afin de savoir dans quelle direction il allait continuer sa course après l’avoir suspendue un instant pour observer son environnement immédiat.

Cette phase d’observation avait quelque chose d’un peu comique, car l’animal, lorsqu’un passant approchait, se couchait sur le sol, les pattes soudainement aplaties, sans craindre de paraître ridicule ni surtout d’être écrasé. Une fois la menace disparue, il restait un long moment ainsi, l’œil torve toujours, sans qu’on pût deviner à l’avance quel serait son prochain geste, en général rapide et assuré.
Ainsi le reptile alternait les phases d’immobilité totale, comme s’il avait voulu se fondre au béton gris de la place, et les actions fulgurantes dirigées vers une proie invisible pour l’œil humain, laissant l’observateur perplexe sur la vraie nature de l’animal ambivalent, tout à la fois porté vers le repos et la cavalcade.

7.

On le voyait s’enfuir dans un buisson, puis ressurgir quelques instants plus tard, comme rassuré par votre immobilité qu’il semblait apprécier. Le reptile n’était pas très grand, une trentaine de centimètres peut-être, queue comprise qu’il avait fine et souple. Il se tenait immobile face à vous qui étiez assis en train de fumer, et le mouvement de vos mains ne paraissait pas le déranger.

Il était tout à son activité de fin d’après-midi, la chasse. Car partout autour, avec la chaleur qui baissait, de petits insectes se promenaient dans les herbes. Lui se tenait au milieu d’elles, du même vert, le corps maigre et sec figé, bougeant seulement les yeux dans tous les sens, et parfois la tête.

Brusquement, il se jetait sur sa proie tout à côté de lui, ou bien se lançait dans une course un peu grotesque (le corps tout droit et la tête dressée) pour saisir l’animal convoité à deux ou trois mètres plus loin, comme s’il avait visé parfaitement juste, son corps étant à la fois arc et flèche.

Puis il reprenait la pose, vous fixant par instants, satisfait que vous n’interrompissiez pas cette activité qui était à la fois prédation et sport, mêlant sans qu’on pût distinguer chez lui ces deux sentiments, le plaisir d’attraper et le besoin de se nourrir.

8.

Ils erraient sur la plage jonchée de branches tombées pendant la tempête, flairant au milieu des débris. Leur posture semblait servile, la gueule penchée, le museau dans la poussière, mais leurs yeux très mobiles se tournaient vers les côtés, à l’affût de tout être ou objet qui pourrait les sauver de la faim.

Parfois ils levaient le regard vers vous, oui, le regard, deux yeux vifs et intelligents qui vous questionnaient. Ils se tenaient immobiles face à vous, comme désireux d’engager un dialogue, sans qu’on sache trop, de chaque côté, quel mot dire ou quel geste faire. Ce face à face pouvait durer quelques minutes où chacun observait l’autre, puis la chienne aux mamelles sèches repartait, se retournant une ou deux fois, comme déçue que rien ne fût venu de vous, avide d’humanité.

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