Le lest du Nom propre
sous le rail du langage [1]
Je trouvai un jour, il y a déjà quelques années, traînant sur la table de notre salle des professeurs, une photocopie qui reproduisait très partiellement la carte d’un rivage richement découpé et couvert de toponymes français. Le lieu géographique n’était pas inscrit. Seule la mention Océan Indien désignant la mer et l’indication des latitude et longitude me permettraient, un peu plus tard, de situer ces côtes. Mais, sur le moment, je m’amusai à examiner les noms de lieux qui me semblèrent pittoresques et, à la fois, inconnus et familiers. Certaines pointes et criques étaient apparemment dénommées à partir du nom des vaisseaux qui durent y accoster : Cap de la “Meurthe”, Baie de la “Hébé”, Cap de “l’Antarès”, Pointe du “Bougainville”. Il y avait aussi quelques noms de personnes : Pointe Max Doguet, Pointe Lieutard, Cap Chivaud, Port Alfred, Plateau Jeannel. Des toponymes descriptifs : Rocher pyramidal, Morne Rouge, la Boule, le Donjon. Les références probables à des circonstances précises de l’exploration du site s’avéraient, à la fois, explicites et obscures : Rivière du Camp, Grotte du Géographe, Baie du Marin, Crique du Navire, Crique de la Chaloupe. Enfin des noms comme on s’attend à en trouver sur les cartes car ils désignent une particularité naturelle : Plateau des Pétrels, Malpassée, et aussi des noms qui font rêver sans qu’on sache tout à fait fixer les traits de sa rêverie : Baie du Petit Caporal, la Petite et la Grande Manchotière, Rivière Moby Dick. On lisait également des indications purement descriptives, telles : cascades, grottes, téléférique, abri météo, borne, les dernières traduisant une présence et une industrie humaines. Ne pouvant rapporter aucun de ces noms à des rivages connus de moi dans l’océan Indien, je flottais, avec une évidente complaisance, dans un sentiment de familière étrangeté. Ravi et intrigué, je sentais qu’il y avait là une rencontre propice à l’inspiration poétique sans que je susse encore ni comment ni pourquoi. Mais c’est quand j’eus réussi, grâce à la latitude (entre 46° 20’ et 46° 25’) et à la longitude (51° 50’), à identifier l’archipel concerné que mon étonnement atteignit son comble. Il s’agissait en effet des îles Crozet, possession française de l’océan Indien, situées entre les Mascareignes et les Kerguelen, à 3000 kilomètres au sud de La Réunion et à 1500 kilomètres environ au nord-ouest des Kerguelen. Ce qui littéralement m’éblouit alors, ce fut l’idée que c’étaient là des îles désertes, rarement visitées et par très peu de personnes à la fois, et que cette débauche de noms était quasi inutile. En fait — d’où mon ravissement bien qu’il ignorât d’abord sa cause — je venais de surprendre presque à l’état pur une compulsion irréductible, propre à l’être parlant qu’est l’homme, et qui pourrait se formuler ainsi : Rien ne sera sans être nommé. En ce sens, les découvreurs, les inventeurs et les mainteneurs d’îles désertes sont dans une situation privilégiée : ils y ont tout à nommer et en bonne part, à leur fantaisie. De plus, quand il s’agit d’une île donc d’un lieu clos sur lui-même, le donneur de noms peut plus facilement avoir l’impression de se soumettre une totalité, de parvenir à l’exhaustion. Mais pourquoi cette rage de nommer et, si possible, de ne rien laisser échapper à l’emprise du verbe ? C’est que le réel ou la nature, dans sa présence brute et opaque, s’offre comme un flux incessant et continu sur lequel l’homme n’a aucune emprise et qui risque à juste titre de le sidérer. Pour assurer sa maîtrise sur le monde des choses il faut à l’homme discrétiser le réel, le fragmenter en éléments analysables et signifiants, établir des gammes de différences dans le continuum sans faille de la réalité. Et les noms permettent cette atomisation et de tels jeux réglés de discriminations. Par le verbe qui divise et distingue, qui sépare et inventorie, l’homme se rend maître et possesseur de la terre. Par le nom, l’explorateur érige l’île nouvellement découverte, ou conquise, en territoire à part entière et y affirme la primauté de son pavillon. Toutefois l’on sait par ailleurs que les îles, plus que toutes les autres terres, ont souvent changé de maître donc de nom. Et les lieux-dits de ces îles gardent les traces des divers conquérants, des “nominateurs” successifs : le cas des îles Crozet est, sur ce point encore, d’une grande pureté puisque tous les noms de lieux y sont d’origine française. Mais, pour qui s’attache à la spécificité du terroir, à l’identité du lieu – surtout à l’identité de l’île, entité autonome et absolue —, il ne peut que naître un doute sur la valeur de ces mots venus d’ailleurs et qui ont oblitéré la présence originaire en la morcelant tel un cadastre. De la sorte les noms les mieux établis vacillent et s’effritent, ils contraignent à en appeler à un en deçà. Qui donc dira le vrai Nom de l’île, son fin mot, son Nom propre ?
Le poète peut-être, du moins il s’y essaie. Je me proposai d’écrire — projet sans cesse repoussé —, à partir de cette rencontre, une fable de la nomination dans son rapport à l’île (qui aurait pu prolonger à sa façon les méditations de Jean Grenier sur les îles réelles et métaphoriques) quand je m’avisai, récemment, que le mouvement du verbe chez Boris Gamaleya, surtout dans Vali pour une reine morte [2]. Les œuvres ultérieures infléchiront la problématique ici décrite et critiquée. , était exactement l’inverse de celui que je viens de décrire. Tandis que le “nominateur” conquérant allait du réel, muet, mutique, au nom qui s’approprie le lieu en le réduisant à sa mesure, il m’apparut que le propos du poète était de remonter à travers les mots et les nominations convenus jusqu’au vrai Nom, seul susceptible de faire entrevoir le Réel de l’île dans son incommensurabilité même et de lui faire ainsi dignement allégeance. Et pour ce faire, il lui fallait se forger une langue qui serait la plus proche possible d’une langue-mère ou d’une langue des mères. Il lui fallait réinventer une langue maternelle qui, afin de nommer le propre, ne serait quasiment plus faite que de noms propres. Bien sûr il s’agit là d’un mythe d’origine et la dénomination de « reine morte » appliquée à l’île dans le titre même du grand poème fondateur montre bien que le poète sait à quoi s’en tenir. Toutefois, il y a dans ce texte un effort inouï vers la réappropriation du propre qui passe par un singulier maniement de la parole que nous souhaiterions brièvement caractériser ici.
Qui ouvre le livre et en commence la lecture, peu importe en quel point en fait, est tout de suite frappé par la tournure abrupte d’un langage dont il saisit d’emblée la solennité rauque. Mais dans ce creuset prodigieux où se mêlent le français, le créole, le malgache et des bribes de langues hindoues et africaines, il est souvent arrêté par l’opacité de signifiants qui suggèrent une atmosphère ou un ordre de réalité sans pourtant éclairer sur leur sens. D’où une impression d’étrangeté qui peut devenir oppressante et, à ce point de vue, la lecture d’un ouvrage comme celui de Michel Beniamino peut être légitimement ressentie comme une délivrance [3] . Cette impression toutefois est le fruit d’un travail très conscient et très rigoureux de la part du poète qui métamorphose le statut des mots, pour les faire accéder à un type de nomination plus essentiel et qui soit digne de porter l’origine. Il y a sans doute d’abord, chez lui, le désir de communier immédiatement avec un substrat langagier dont l’antériorité généalogique puisse être comme un garant de retour aux sources : c’est le cas de l’utilisation du malgache (directement ou par des tournures et toponymes créoles qui en sont issus) et du vieux créole (par l’emploi de termes — parfois d’origine dialectale française — éventuellement sortis de l’usage mais attestés par des textes plus ou moins anciens) :
rahariane
salaze salaze ton embase d’atolls
wayo quel feu voulvoul l’attise au ras des branles
cimandef
waya une floralie d’îles andrianes
lustre mes hérésies d’un sang de lapilli [4]
Ici, “salaze” renvoie au malgache par l’entremise d’un toponyme créole : les Trois Salazes au-dessus du cirque de Salazie. Le mot “salaze” désigne “des broches de bois qu’on fixe en terre devant le feu après y avoir enfilé de la chair que l’on veut faire rôtir” [5]. “Voulvoul”, d’origine malgache, est passé en créole pour signifier la légèreté de la plume ou du duvet, la “poussière mêlée de poils et de duvet qui s’accumule dans les recoins” [6]. “Andrianes” est un terme malgache qui nomme “certains ordres aristocratiques (andriana)” [7] le mot est francisé d’après la prononciation malgache courante qui “mange” le /a/ final (de même pour “andriamanitre”, le “seigneur parfumé”, “dieu”). Toutefois, pour des raisons métriques (il s’agit d’un alexandrin), il faut faire entendre /dri-an(es)/ en deux syllabes, contrairement à l’usage malgache. Ainsi les mots d’origine malgache, directe ou dérivée, passent par un double filtre qui est celui du créole et d’une francisation plus ou moins importante. “Wayo” serait une “onomatopée fabriquée sur une exclamation admirative créole” [8]. “Branles” est un terme d’origine française dialectale (connu aussi sous la forme “brande”) et désigne la végétation des Brûlés et des Mornes de l’île, une sorte de bruyère [9]. Une fois tous les référents découverts (malgré une certaine incertitude parfois en raison d’une possible polysémie par exemple, “branle” signifie aussi la “secousse qui imprime à un corps un mouvement de va-et-vient”) le lecteur peut comprendre que Rahariane oppose la côte de l’île avec ses récifs coralliens et les Hauts soumis à l’humeur ignée du volcan, en un sens second la virilité des “salazes” érigées à la féminité, à l’horizontalité des “atolls” qui sous-tendent toutefois l’essor des cimes. Une géographie symbolique se dessine qui, chez Gamaleya, contribue à valoriser les Hauts par rapport aux rives. D’où, par la bouche de Cimandef, un évident enthousiasme pour célébrer, sur le mode exclamatif, une effloraison [10] d’îles ennoblies par l’insurrection des marrons, qui sont les hérétiques par excellence. Mais, en ce point, le dernier terme du bref extrait que nous examinons nous révèle, outre les manipulations ci-dessus décrites, un autre procédé majeur de la poétique gamaleyenne. Il s’agit du mot : “lapilli”.
Ce sont là de “petits morceaux de lave qui tombent lors d’une éruption volcanique” [11], de petites pierres poreuses d’origine éruptive. Le terme est très spécialisé (emprunté à la géologie), rare et, bien que l’étymologie (lapis : pierre) soit évidente, le sens exact n’est pas donné sans recherche. Et nous voyons alors le poète retourner contre elle-même la discrétisation opérée à même le réel par le verbe nominateur. En effet, quand un terme a une extension très étroite, pour des raisons techniques ou historiques, bien qu’il représente un cas extrême de la discrétisation du continu, il fonctionne à nos yeux plus comme un nom propre que comme un nom commun. À la limite, il ne désigne qu’une seule chose possible et, comme elle n’apparaît guère dans l’usage courant (des mots comme des choses), il faut généralement recourir à un lexique pour savoir laquelle, voire faire un véritable effort d’imagination pour se la représenter. Une désignation aussi minutieuse du réel, faite avec les mots qui conviennent strictement au cas évoqué, permet de nommer enfin adéquatement et de donner l’impression de cerner, pour une fois, le propre de la chose dont on s’enquiert. Gamaleya a pu trouver un goût analogue pour le terme exact chez Leconte de Lisle qu’il admire grandement. Les symbolistes ont, eux, abusé de mots rares et précieux. Mais un poète comme Saint-John Perse doit beaucoup à sa patiente recherche des mots techniques et des notions les plus précises en anatomie, géologie et zoologie. Inversement, le poète, et cela est particulier à Gamaleya, transforme les noms propres en noms communs et en supprimant leur majuscule et en les construisant comme tels :
cimandef
source noire du rêve au clair des matarums
dis moi ô mon amour ma vie ô mon lémure
en quel sable ai-je à l’aube égaré ton image
le sel de gondwanie où ma langue est brûlure
où les manapanys au vol des soninangues [12]
Matarum, Gondwanie, Manapany sont des toponymes, réels ou mythiques. Matarum est un mot d’origine malgache qui désigne la forêt et c’est un versant forestier du cirque de Cilaos ; la Gondwanie est le nom du continent englouti, appelé aussi Lémurie, dont les îles de l’océan Indien, seraient les derniers vestiges ; Manapany est sur la côte sud, le nom d’un village au bord de la mer. De la sorte, ces lieux uniques et bien définis sont voués à devenir des types, à fournir des modèles pour la compréhension de certains ordres de réalité qui les débordent largement. Il y a ainsi élargissement de l’unique comme si la particularité absolue pourrait transmettre ses propriétés les plus intimes à des pans entiers du réel. De la sorte, les deux procédés apparemment inverses que sont l’extrême spécialisation des noms communs (devenant quasiment des noms propres) et l’apparente généralisation des noms propres (devenant des sortes de noms communs) vont dans le même sens : tous deux s’ingénient à forger la langue où le propre pourra se dire avec le minimum de médiation. Il s’agit ici de nourrir une langue maternelle capable de rendre le propre commun.
Mais une telle langue qui répugne à la médiation répugne aussi à la syntaxe et la langue maternelle rêvée qui dirait le propre et la continuité originelle du Réel insulaire serait plus accumulative voire agglutinative que successive. Tout devrait s’y donner à la fois en un instant présent, distendu aux dimensions d’une présence une et indivisible. Tout le passé, tout le présent, tout le futur y tiendraient ensemble, pris dans un seul et même rythme. Et, à une telle langue, l’allure et la structure du vers pourraient tenir lieu de forme, de mesure et de temporalité propre. D’ailleurs, dans Vali pour une reine morte, la métrique du poème est relativement stricte et l’alexandrin joue pleinement son rôle de rassembleur et d’ordonnateur. D’une façon certaine, bien qu’il invoque plutôt Leconte de Lisle, Gamaleya applique la leçon de Mallarmé qui voulait que “le vers [...] de plusieurs vocables ref[ît] un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire” [13] . L’on peut en juger à partir, par exemple, de cette tirade :
rahariane
émeutier ruisselant du rire des grenades
du long spasme feuillu des brises saccagées
les conques célèbrent l’adieu du flibustier
ton sang est un envol d’aubes et de jungades
il a éclos le ciel ancien qui te ressemble
annonce millénaire essaim des astéries
où fluent les grands singes de sable et les orphies
une île impure fume au seuil noir de mon temple
prince du matin clair filante javeline
que loue le bleu vali les vierges citronniers
et le spleen du dodo la gloire de l’aimée
car voici qu’ont brouillé les banyans leurs racines [14]
Cette série de douze alexandrins fermement et classiquement césurés est structurée grâce aux trois strophes de rimes embrassées (une seule assonance : ressemble/temple) que l’on y distingue. Et, ici, il est clair que seule la scansion du mètre puis de la strophe permet une juste répartition des groupes syntaxiques dont la construction reste incertaine ou lâche : il en résulte une progression relativement assurée du sens. Dans la succession des groupes c’est bien la parataxe qui domine mais l’ordonnance et la prégnance formelle du vers puis de la strophe constituent des blocs de présence et de sens qui se superposent ou s’étagent en une unique plage de présent et en une unique tenue (comme on le dit d’une note de musique). Jamais un passage de prose ou un vers trop libéré du mètre n’auraient pu produire cette unanimité et cette fermeté du ton comme de la prise. D’une certaine manière le vers devient bien “un mot total, neuf”, un nom propre, irréductible à tout autre mode de dénomination et insensible à toute paraphrase. Et de ce point de vue, l’intime union du vers, de l’île et du nom propre atteint sa perfection et son paroxysme dans l’extraordinaire litanie des noms de marrons transmis par l’histoire que l’on trouve dans la dernière page du poème : le moule métrique et temporel de l’alexandrin, qui guide et harmonise au mieux le choix et la répartition des sonorités, des accents et des rimes, assure à cette accumulation qui n’a pas a priori de structure propre la netteté d’une épure ou d’une stèle minérale :
et je salue
phase du milicien complice de la pierre
dimitile samson sarlave matouté
dianamoise fanga diampare desmalé
car le coq a chanté au cirque libéré
laverdure maham sankoutou quinola
saramane fiague erico manonga
et l’aube dégainé ses flambeaux et cannas
faonce pyrame jale cote fatie
bale latoine sicille latouve landy
et ma peine et ma joie ma longue nostalgie
sarcemate fanor sylvestre simitave
sambe manzague anchain mafate sara vave
une sylve mauvaise a brûlé sous la lave
et je salue la reine aux noms inaccomplis
simanandé soya simangavole [15]
Ce véritable tour de force verbal fait bien de chacun de ces vers et de tous ces vers ensemble un seul mot “étranger à la langue et comme incantatoire” : la plénitude du nom propre y atteint son apogée et, par ce seul nom propre singulier-collectif (si l’on ose dire), à la fois distendu et tenu sur huit alexandrins, le propre rejoint le commun et la communauté idéale des pères et mères fondateurs semble reconstituée. Toutefois, les deux derniers vers le montrent, cet acmé reste sous la limite et la reine elle-même, l’île dès le début invoquée, n’est pas encore nommée : les trois noms que le poète lui octroie ne couvrent encore qu’un décasyllabe. Dans la quête du Nom originel, chaque nom exhumé et magnifié par le vers continue à receler et à dérober un nom plus fondamental encore car nul ne nomme l’Origine. Il manque toujours au moins deux syllabes à l’alexandrin primultime.
Qu’il nous soit alors permis à partir de ce sommet — écrété — de refluer vers une parole moins ambitieuse et de formuler quelques objections à une telle poétique que nous pourrions dire du Nom propre. Reconnaissant de tout cœur et avec admiration les évidentes réussites et les éblouissements que ménage un tel parti pris esthétique et ontologique, nous ne pouvons oublier toutefois que deux graves dangers, fortement liés entre eux, menacent une telle tentative poétique, celui de l’idiolecte (au sens étymologique) ou de “la langue privée”, celui d’une régression des mots aux choses qui confonde les divers ordres de la représentation. A force de restreindre l’extension des mots à un usage strictement “localisé” (techniquement et/ou ethniquement), à force d’en déterminer à sa guise la variabilité tout comme la pertinence, le risque est de finir par privilégier un sens quasiment “privé” que plus rien ne garantit ou n’explique si ce n’est une référence qui va demeurer inaccessible au lecteur ordinaire ou le commentaire personnel du poète : par exemple dans le grand mouvement que Michel Beniamino dénomme à juste titre “le vali incantatoire” :
vali
levée de gogolix de vaquois
pour d’étroites aglaées
vali
vavanguier pour messalines
de dernière main sigillées
d’un macroure de fronde [16]
Les deux extraits ont une portée érotique donc un lien avec une vitalité donnée pour surabondante et avec la fécondité, mais ce lien n’est que plus ou moins discernable : “gogolix” est un néologisme formé par l’auteur à partir d’un terme vernaculaire désignant le sexe masculin et reste relativement identifiable (surtout par l’allusion du vers suivant) ; mais c’est le rapport au “vaquois” qui reste opaque. Or Gamaleya le justifie par le détour d’une chronique ancienne (Billiard, 1822) qui voit dans les racines de cet arbre comme un faisceau de sexes :
« Vous ne pouvez vous défendre d’un sourire, et une femme ne peut s’empêcher de rougir en regardant ces jets vigoureux qui naissent à la partie inférieure de la tige de vacoi. » [17]
Dans le second extrait, “sigillées” signifie “frappées” avant que de vouloir dire “marquées d’un sceau”. Mais surtout “macroure”, terme zoologique qui désigne très précisément une variété de crustacés à longue queue (crevette, écrevisse, langouste) est pris au sens de “projectile, de galet envoyé par une fronde” [18] . Faut-il donc pour lire correctement et avec fruit avoir non seulement la compétence linguistique de l’auteur (ce qui déjà ici ne manque pas de poser problème) mais encore ses curiosités et ses références culturelles, sa sensibilité voire ses obsessions et ses lubies ? N’est-ce pas nier à la source, l’universalité potentielle du langage ? On m’objectera que les surréalistes ont fait mieux ou pire, et même Mallarmé ! En apparence peut-être ! Car c’est ici que le second danger évoqué se greffe sur le premier. Ni Mallarmé ni les surréalistes ne prétendaient imposer de référent univoque et réaliste à leur lecteur : chez eux, seul le jeu des mots ouvre et fonde le monde du texte qui, bien que renvoyant sur divers modes au monde réel, n’en est ni le reflet ni le tenant lieu. Or le monde poétique ouvert par Gamaleya dans Vali pour une reine morte, lié qu’il est à une poétique du Nom propre et du Nom du propre, contraint sans cesse le lecteur à identifier les référents sous-jacents et à repasser par le monde réel où ils se tiennent, chose et nom, sous peine de manquer l’authenticité du propre. Lisant Gamaleya l’on ne peut jamais faire abstraction, ne serait-ce que partiellement, du monde et du milieu concrets où le chant prend naissance et il faut, à la limite, maîtriser un savoir encyclopédique du terroir pour comprendre le poème et le voir déployer la particularité du propre. Comment, par exemple, saisir l’opposition instaurée entre verticalité et horizontalité, secondairement entre virilité et féminité, dans un vers comme “salaze salaze ton embase d’atolls” si l’on ne connaît pas les Trois Salazes du cirque de Salazie ? Et l’on comprend encore mieux si l’on connaît aussi le sens originel du terme. Tenant lieu des choses qu’ils sont censés représenter, ces mots opaques sont à traiter comme les choses mêmes. N’y a-t-il pas là, objectivement une régression des mots aux choses qui tient à l’intransigeance d’une poétique de réappropriation du propre qui, d’une certaine façon, refuse la médiation ? Nous pourrions en donner des exemples pris à chaque page du poème.
Que conclure de cette approche partielle et partiale d’une œuvre-limite qui néanmoins est belle et marquante ? D’abord que Gamaleya est sans aucun doute conscient de la difficulté soulevée par son ambition et, dans ses œuvres ultérieures, il infléchira sa poétique dans le sens d’une quête plus universelle : il y entame un intéressant détour par l’étranger . Ensuite qu’une telle prouesse verbale qui va d’emblée à l’encontre du type de nomination mis en œuvre par les conquérants d’îles désertes est un défi salutaire et pleinement poétique. Le rêve d’une langue de poésie qui soit à la fois le Nom de l’île et le Nom du propre est en fait un hommage à la totalité massive et immédiate — incommunicable —, mais cherchée et aimée du Réel. Et il faut à la langue ordinaire, pour qu’elle aille et ne s’égare, le lest que jette sous ses rails la présence muette et innomée du Nom propre, il faut au voyageur des mots le legs obscur d’un tel Nom. La nature de l’île permet seulement de mieux cerner et plus vite l’enjeu essentiel : sa forme dévoile ce que serait la totalité enfin maîtrisée, sa forme dérobe cette totalité même. Et son Nom ? Boris Gamaleya, en quête du Nom de la reine, retrouve nombre des noms anciens de l’île. Vali pour une reine morte se retourne amont et oublie sciemment l’actuel nom de l’île. Est-ce qu’une œuvre poétique à venir réussira en se tournant aval à enfin habiter le beau nom de Réunion ?
Bibliographie de Boris Gamaleya
Vali pour une reine morte, 1973 et Graphica, Saint-André, 1986.
La Mer et la mémoire, Les langues du magma, AGM, Saint-Denis, 1978.
Le Volcan à l’envers ou Mme Desbassyns, le Diable et le Bondieu, ASPRED,
Saint-Leu, 1983 (réédité en 1998 avec le texte de l’Oratorio créé pour
célébrer le cent-cinquantième anniversaire de l’abolition de l’esclavage,
Océan-Éditions).
Le Fanjan des Pensées ou Zanaar parmi les coqs, AGM, Saint-Denis, 1987.
Piton la nuit, Editions du Tramail/ILA, Saint-Denis, 1992.
Lady Sterne au Grand Sud, Éditions Azalées, Saint-Denis, 1995.
L’île du Tsarévitch, Océan-Éditions, Saint-Denis, 1997.