« Tout roman est un acte d’amour. »
Exergue de Pagli
Dans la nouvelle Le don de Lakshmi (Le poids des êtres), Shanti, une humble paysanne mauricienne d’origine indienne voit, chaque année, lors de la célébration du jour de Divali, renaître en elle l’espoir que cette année, la déesse la comblera enfin du don qu’elle réserve à ses fidèles les plus méritants. Bien sûr elle envisage d’abord ce don comme une gratification matérielle, un gain à la loterie par exemple et l’accès au confort moderne, mais au déclin du jour, juste avant la fête, le monde s’éclaire soudain pour elle avec une intensité inconnue et les lampes qui s’allument une à une lui révèlent un à un ses biens les plus précieux, les visages épanouis de ses cinq enfants... Le don de la déesse a été de lui révéler que sa vie en apparence si terne, si peu gratifiante, si insignifiante ne cessait pourtant d’inventer et de perpétuer la seule richesse qui vaille, celle de la Vie, celle de ce divin intime qui sous-tend et invente à tout moment la poussée vivante. Bien que la déesse n’offre à la pauvre Shanti que ce qu’elle a déjà, l’on peut tenir cette dernière pour dotée d’un heureux karma ; en effet elle a droit à l’apaisement et à un certain bonheur ! Ce n’est pas le cas pour la plupart des héroïnes d’Ananda Devi qui connaissent plus souvent que le cycle du bonheur possible, celui de l’impuissance et de la haine. Accablées par une coutume contraignante et sans pitié, qui ne leur laisse aucune marge de liberté, les figures de femmes indiennes dépeintes par la romancière endossent la gravité tragique d’un destin terrible infligé par le pire des karmas. Anjali (Le voile de Draupadi) est tenue pour responsable, par la famille de son mari, de la grave maladie qui détruit son fils et, en expiation, l’on va exiger d’elle une marche sur le feu. Aeena (L’arbre fouet) est, depuis sa naissance, durement persécutée par son père parce qu’elle est marquée du karma de parricide. L’héroïne de Moi, l’interdite est affligée d’un bec-de-lièvre : tous les malheurs de la famille et du village se cristallisent en ce stigmate de malédiction ! L’héroïne de Pagli, tentée par une vie plus libre et plus heureuse, commet l’adultère et se trouve traitée en aliénée par la famille de son mari : on la dit pagli, c’est-à-dire folle ! Mais les destins des femmes créoles évoquées par Ananda Devi ne sont guère plus enviables : Paule, de Rue la Poudrière, le premier roman, est une prostituée pathétique gagnée par la folie, en butte à la haine de sa mère et « vendue » à un proxénète par son père. Les femmes rodriguaises de Soupir vivent un destin crucifiant où, malgré leurs intentions et leurs tentatives, elles ne cessent de colporter la douleur et la mort. La jeune Ève - elle a dix-sept ans -, qui éclaire et assombrit à la fois les pages de l’avant-dernier roman en date : Ève de ses décombres, se livre à un incompréhensible exercice d’autodestruction : elle ne se contente pas de subir la violence de son père et d’éprouver cruellement l’apathie de sa mère, elle met délibérément son corps en danger en s’offrant aux désirs les plus crus et parfois brutaux d’hommes de toutes conditions qui rétribuent ses services. Mais ce qu’elle fait et vit ressemble moins à de la prostitution qu’à une oblation, c’est comme si Ève ne cessait, pour être définitivement brisée, de s’offrir en sacrifice... Mais à quoi et pourquoi ? Bien qu’aucune des femmes d’origine indienne, mises en scène par Ananda Devi, n’admette d’emblée - ce qui est la croyance qu’on veut leur imposer -, qu’elle doive expier en cette vie des fautes commises dans des existences antérieures, qu’elle doive se tenir pour maudite jusqu’à la complète expiation, toutes, elles éprouvent le sentiment profond de la faute. Cette dernière existe, s’impose et, d’une certaine façon, « passe » en elles par le biais d’une souffrance en définitive expiatoire. Et la femme, même si elle est cultivée comme Anjali (Le voile de Draupadi) qui en discute rationnellement avec sa mère, finit par identifier puis accepter une manière de responsabilité magique ou sacrée qui s’attache à sa féminité. Cette responsabilité qui tient en bonne partie à ce que l’auteur appelle par ailleurs la « carnalité », c’est-à-dire un rapport singulier au corps, vécu dans son immédiateté et dans sa proximité à l’ensemble du vivant naturel, est sensible également chez les femmes créoles. Accoucheuses de la mort autant que de la vie, elles ne cessent de payer cette faute parfois accablante et de la reconduire à leur corps défendant, suscitant souvent la violence aveugle ou désespérée des mâles. À l’horizon de toutes ces héroïnes, il y a donc d’abord la souffrance et sans doute la mort - la leur comme celle de tous ceux qu’elles estiment proches d’elles. Mais il y a aussi la volonté, consciemment formulée ou non, d’assumer et de transcender cette douleur par un sacrifice de soi qui devient métamorphose et délivrance. Anjali marchera sur le feu, son fils ne sera pas guéri, mais elle sera délivrée. S’enfermant dans la propriété que lui a léguée son père, Aeena y découvre et y revit le destin d’une jeune fille parricide dont elle rachète, en quelque sorte, l’âme et, la délivrant, se délivre. L’interdite devient une sorte de femme-garou, courant un temps avec les chiens errants, avant son ultime métamorphose en être ailé. La femme adultère, traitée de pagli, se fond dans la terre même, pendant une sorte de cataclysme qui conjoint cyclone et guerre civile, juste avant une renaissance de la vie en l’île. Les femmes de Soupir incarnent, jusqu’à l’holocauste compris, la mise à mort, la mise à vie qui sauve en elles, et grâce à elles, le tout vital. Mais, après avoir exécuté sans ciller le professeur de leur collège qui a tué son amie Savita, Ève sortira-t-elle entière de ses décombres, elle qui refuse d’être aidée comme d’être aimée ? Le poids particulier qui pèse sur la condition féminine peut-il être levé par une oblation de portée métaphysique et mystique ? En leur ultime avatar, actualiseront-elles enfin, toutes ces héroïnes, indiennes et créoles, le don de la déesse, participeront-elles, et comment, de ce divin intime qui sous-tend et invente à tout moment la poussée vivante ?
Karma
La notion de karma, dans la croyance populaire, peut s’assimiler purement et simplement à « une chaîne », celle qui asservit l’être vivant maintenant au cycle de ses réincarnations : une dette se transmet que le dharma, l’action expiatoire entreprise par l’héritier involontaire à chacune des étapes de son cycle, doit à terme purger, le but métaphysique étant l’entrée dans le nirvana, une fois toutes les fautes effacées. Ananda Devi montre comment une telle conception du destin, quand elle est prise à la lettre et sans nuance, sert à justifier un grand nombre de conduites intolérantes et oppressives, comment elle peut se mettre au service du mépris, de l’envie et de la haine. Le père d’Aeena (L’arbre fouet) est un swami, c’est-à-dire un notable considéré comme un saint homme parce qu’il a la connaissance des choses sacrées, qu’il connaît les prières et les rites, qu’il pratique aussi l’envoûtement et le désenvoûtement. Les villageois superstitieux suivent ses avis avec une révérence apeurée et se soumettent docilement à ses caprices. Dès la naissance de sa fille, il détecte en son thème astral un karma de parricide et entreprend immédiatement de le lui faire expier par une humiliation et une torture constantes. Il l’enferme et la punit sans cesse, l’empêchant d’oublier une seule seconde le péché qui est le centre de son être. La haine, engendrée par la terreur d’un père qui redoute que le crime immémorial ne s’actualise encore en cette vie-ci, ne saurait trouver d’apaisement et suscite en retour une haine égale, le cycle ainsi entretenu tourne follement et cruellement dans le cercle de la peur et de la douleur destructrice. La famille de l’interdite, incapable de séparer le stigmate de celle qui le porte, engage un processus de réduction analogue : pour échapper à l’image où s’incruste le malheur du clan, on finit par enfermer la « maudite » dans un four à chaux où on l’oublie. Le mari et sa famille décrètent la folie de la femme adultère, fruit d’un karma de rébellion et de blasphème, ils la persécutent et, la traitant en pagli incurable, la cadenassent dans un poulailler. L’on voit combien une telle croyance peut favoriser, sous le prétexte du sacré, l’oppression des filles et des femmes. Certaines des héroïnes dépeintes par l’auteur, telle Anjali (Le voile de Draupadi), en sont conscientes et s’efforcent de s’émanciper sur ce plan, en particulier en desserrant l’étreinte de la famille. Mais cette vision des choses, quand elle n’est plus instrumentalisée par la superstition, par le conformisme et par le désir d’opprimer, recèle aussi une profondeur secrète où se nuancent des dégradés et des ombres qui donnent à penser autant qu’à ressentir, qui donnent et perpétuent le frisson du mystère.
C’est le cas de Vasanti, la cousine d’Anjali dramatiquement disparue, qui permet d’éclairer un peu, aux yeux de celle-ci, ce continent englouti et qui guide le personnage en son propre cheminement. Vasanti, jeune fille d’une beauté tellement frappante qu’elle fit toujours craindre à son père quelque menace surnaturelle, se révoltant contre ce dernier, qui était un swami respecté pour l’intégrité de sa vie, préférait aux grands dieux comme Shiva ou Krishna, les cultes superstitieux rendus à des forces naturelles, équivoques et impures, à des démons lubriques ou carnassiers qu’elle tentait d’amadouer pour les soumettre à ses désirs. Elle se voua ainsi à « la zone d’ombre » qui « enveloppe » et « aveugle » (VD, 115) les humains. Une telle attitude de révolte et de blasphème résultait, pour son père, « d’un karma sauvage et cruel, d’une terrible et pesante malédiction » (116) sur lesquels il ne se connaissait pas de prise. Et Vasanti accomplit son destin : emportée par la violence d’un rite sacrificiel dont elle souhaitait tirer des pouvoirs occultes, se sentant « protégée », elle brava la prudence et laissa un flambeau enflammer sa robe et ses cheveux ! Elle fut consumée sur place sous les yeux horrifiés des villageois et d’Anjali qui en éprouva une puissante et éclairante commotion : l’incommensurable sentiment d’injustice que lui inspirait un destin aussi inéluctable et aussi cruel fut renforcé au point de lui faire quasiment renier la religion ; le drame, d’autre part, lui fit soudain connaître et éprouver par empathie la force intime et la qualité même du mystère qui avait entouré et préparé la folle action de Vasanti. Anjali y puisa surtout une conscience vive de sa propre responsabilité comme de la responsabilité humaine en général ; la puissance du karma, le jeu obscur mais prégnant des forces occultes à l’œuvre tout autour des humains et ce que veulent imposer des traditions aliénantes ou des superstitions frustes n’atteignent pourtant pas un certain noyau de liberté personnelle :
J’ai toujours su qu’il y avait une trajectoire tracée d’un bout à l’autre de notre vie, mais que les carrefours et les bifurcations de cette trajectoire étaient soumis à notre choix et à notre volonté. Un ordre grandiose et impondérable nous régit. Mais nous sommes en même temps seuls avec nos choix, seuls avec nos fardeaux de conscience, seuls vis-à-vis de cette destinée qui nous demeure inconnue. (VD, 149-150)
La « destinée » régie par l’inflexible karma nous reste « inconnue », mais nous demeurons libres à l’intérieur même de la nécessité si nous acceptons d’être « seuls ». Cette solitude s’appelle responsabilisation et intériorisation, cette liberté est « fardeau de conscience » avant que d’être « choix » et « volonté », la délivrance passe par la souffrance assumée, incarnée pour être transcendée. C’est ainsi qu’Anjali se délivrera. Il faudra à Aeena (L’arbre fouet) le détour par le verbe de Jérôme, le gourou occidental, pour entendre la même leçon et commencer à se libérer en esprit de l’enchaînement brutalement imposé par son père comme une torture. Mais le chemin de délivrance exige la réappropriation, par l’intéressée, de l’intégralité de la « trajectoire », à elle dévolue dès avant cette vie et à laquelle elle impose désormais ses propres bifurcations et inflexions. C’est dire que, dans la propriété où elle s’est retirée et que son père n’avait sans doute pas par hasard achetée pour elle, elle « doit » revivre fantasmatiquement - ou sur un mode fantastique ? - l’histoire de Mamzelle Dévika, la jeune Indienne de caste brahmanique qui, pour se venger d’un mariage arrangé par son père, se donne à un intouchable. Pour punir cette transgression inqualifiable qui humilie sa famille et sa caste, le père la fouettera longuement lui-même, attachée à « l’arbre fouet » qui fut auparavant le pilori des esclaves. Au moment où le brahmane s’apprête à noyer la pécheresse dans le petit étang, tout au fond de la propriété, la jeune fille a l’énergie de le précipiter à l’eau et c’est lui qui se noie : dans le temps et monde où Aeena revit la scène, le parricide est accompli et subsumé par et pour les deux héroïnes en même temps ! Pour s’en délivrer, il aura donc fallu à Aeena assumer en personne la volonté parricide et cette intériorisation fut inséparable d’une incarnation : Aeena s’est vécue déchirée par le fouet et sur le point d’être noyée. Ainsi le karma prend corps, il le « doit », et les « bifurcations » et « carrefours » imposés au trajet immémorial résultent des actions et des métamorphoses assumées par un corps vivant et souffrant. L’interdite subit et accepte en même temps la mue puis la métamorphose de sa chair : des insectes, qui l’ont enfermée en leur cocon, la grignotent et s’incorporent sa substance puis elle devient un être hybride, femme et chienne, vivant un amour, qui pour elle est d’abord réparateur, avec un chien. La femme infidèle, enfermée dans un poulailler, s’animalise, elle aussi, puis devient nature, terre et verdure, entité potentiellement salvatrice ménageant la survie. Les femmes et jeunes filles créoles évoquées par la romancière ne peuvent être considérées, aussi directement que les femmes indiennes, comme soumises à un karma néfaste : pourtant la haine maternelle subie par Paule et la lâcheté de son père se nourrissent d’un ressentiment et d’un substrat qui précèdent sa naissance et modèlent son destin ; les Rodriguais et Rodriguaises qui montent s’installer au lieu-dit Soupir revivent à leur façon le sort d’un groupe d’esclaves jetés sur l’île, il y a plusieurs siècles ; Ève reproduit à travers les rapports sociaux et les démêlés familiaux une malédiction qui pourrait être dite celle de la pauvreté, d’une misère dont la lèpre morale est héréditaire... Toujours est-il que, malgré des différences entre leurs destins liées à des mentalités et cultures distinctes, toutes ces femmes et filles vivent la même responsabilité féminine et que cette dernière, plus ou moins dépendante de ce que l’on appelle karma, reste inséparable de leur « carnalité ».
Carnalité
Le terme a de quoi surprendre, mais il est avancé par la romancière elle-même, dans un entretien avec une jeune critique. Il suggère « le corps assumé, le corps vécu dans son immédiateté et dans son prolongement de toutes les autres créatures, à la fois dans sa réalité biologique et dans sa dimension psychologique » [1]. Le corps féminin, la nature féminine se trouvent ainsi caractérisés par un continuum serré entre leurs rythmes, leurs cycles vitaux et ceux de la nature, à tous les niveaux. Une sensibilité particulière qui va jusqu’à la connivence et à la complémentarité relie la chair de la femme à la végétation en sa croissance et en sa floraison : quelques-unes des nouvelles d’Ananda Devi montrent la transformation de jeunes filles, vives ou mortes, vives et mortes, en fleurs ou en arbustes, l’unité profonde entre certains désirs ou sentiments et l’épanouissement floral ou l’abondance végétale. De même, du côté zoologique, une évidente empathie révèle que la femme reconnaît intuitivement ce que ressentent les animaux familiers et même sauvages. Un échange est possible et une complicité, sensible voire sensuelle, évite le plus souvent à la femme, consciente de ce qui l’anime et aimante en profondeur, de tenir un rôle oppressif ou inhumain envers les bêtes. Dans les romans, c’est l’héroïne de Moi, l’interdite qui pousse le plus loin sur la voie de la métamorphose et de l’acceptation intime d’un « devenir-animal ». Mais toutes celles qui prennent en main leur sort commencent par chercher comment s’unir au monde naturel ambiant pour en éprouver et en subsumer les flux, pour entrer dans le grand cycle vital dont elles se laissent impressionner.
Et c’est en ce point que la responsabilité, à la fois solitaire et sacrée, de la femme consciente de son karma ou de son destin, s’engrène au grand cycle de la fécondité cosmique, au jeu universel qui ne sépare jamais tout à fait la vie de la mort. Celle qui est la pourvoyeuse de la vie est aussi l’accoucheuse de la mort, cette loi de nécessité dont la femme éprouve viscéralement la puissance est de nature à colorer sa responsabilité, déjà lourde, d’un terrible écho supplémentaire et culpabilisant. Anjali s’exprime, dans Le voile de Draupadi, d’abord en tant que mère et c’est comme telle qu’elle entame sa lutte pour la délivrance, tentant de dépasser douleur et culpabilité en même temps :
Ai-je porté en moi l’enfant et sa mort ? lui ai-je moi-même donné, après sa lente gestation, ce jumeau intolérable, cette ombre définitive pour éteindre son regard-étoile ? Peu importe tous les dieux et toutes leurs exigences, la mère aussi est une divinité, mais une divinité déchirée, une divinité amputée de ses pouvoirs, elle peut créer mais non préserver, donner la vie mais non la perpétuer, protéger l’enfant mais non le guérir, l’attacher à elle mais non le retenir... (VD, 158)
La carnalité est aussi cette possible inculpation-là qui rappelle à la prétendue déesse, en son avatar le plus maternel, toute son impuissance. Les oppresseurs utilisent contre elle cette faiblesse et accusent Anjali, par exemple, d’avoir transmis à son fils le germe de mort en raison d’un mauvais karma. Le don d’elle-même qu’elle fera en marchant sur le feu, bien qu’elle ne croie pas une seconde que cela sauvera son fils, l’allègera au moins de ce grief. Mais la culpabilité sera-t-elle levée ? Non, si la femme continue, consciemment ou non, à se reprocher cet impouvoir, à tenir cet aspect cosmique et involontaire de sa nature pour une irréparable déficience personnelle.
Certaines femmes, certaines héroïnes d’Ananda Devi vivent en effet l’immédiateté de leur rapport au corps dans son retentissement cosmique plus souvent comme un défaut, une faute ou une malédiction, dont on ne peut s’abstraire, que comme un privilège sensible, intelligible et même métaphysique. Et certaines femmes, comme Marivonne dans Soupir, s’incorporant la faute, ne se pardonneront jamais d’avoir enfanté ce qui, pour elles, devient la Douleur incarnée : sa fille Noëlla est née sans jambes et la mère coupable dévoue tout le temps et toutes les forces de sa vie à « préserver » l’enfant puis la jeune femme qu’elle ne saurait « guérir » ! Certaines jeunes filles conçoivent d’emblée l’amour, le rapport sexuel plus exactement, comme l’instrument qui détruira en elles la faille incriminée mais en les détruisant d’abord elles-mêmes. Elles retournent contre elles l’arme de l’amour comme pour accélérer l’œuvre de mort qui gît déjà en leur sein. Nous avons évoqué Ève et nous reviendrons à elle, mais, dans Soupir, il s’agit de Pitié qui porte bien son nom. Violée à l’âge de onze ans par un touriste européen, pervers et brutal, qui la brise littéralement, elle accouche sans bien s’en rendre compte d’un enfant qu’elle laisse sa mère jeter à la voirie. Le plus singulier est que l’homme revient périodiquement jusqu’à elle pour lui faire subir le même sort : il ne maîtrise pas une folle violence dont il a honte mais trouve en Pitié une victime apparemment consentante. Cette dernière va jusqu’à souhaiter sa propre mise à mort. Pourtant il ne s’agit pas là seulement, ou d’abord, d’un lien que notre psychologie dirait sado-masochiste : les deux protagonistes rejouent dans le déchirement réciproque un drame cosmique. La brutalité d’un destin (ou d’un karma), qui ne se connaît pas lui-même et ne maîtrise en rien sa force, réimprime, à chaque reprise de leur duo infernal, à l’entité féminine sa blessure originelle, ne cessant de l’aggraver et d’approfondir le sentiment de la faute en même temps que l’aspiration à une issue. La mort dont Pitié accouchera sera peut-être bientôt la sienne ! Mais elle en éprouve de plus en plus clairement et crûment la nécessité. Noëlla sera violée et massacrée par les compagnons de son père, sous les yeux de celui-ci, faite femme et détruite dans le même mouvement, vérifiant à son corps défendant la terrible sentence de sa tante Corinne : « L’amour des hommes nous construit avant de nous détruire » (S, 56). Mais elle termine peut-être sa vie en un « soupir d’amour » (S, 216), répondant au nom du lieu et le magnifiant pour la première et dernière fois ! Qu’est-ce à dire ? Sommes-nous dans un monde d’horreur et de violence sans rémission où la carnalité ne déboucherait que sur le supplice ? Pouvons-nous sortir d’un tel cycle qui semble devenu insensé et infernal ? Oui, Ananda Devi le pense et le met en œuvre, à condition de ne plus tenir ni la mort ni la souffrance (violence subie et infligée, acceptée) pour des moyens d’anéantissement mais pour les instruments mêmes de la délivrance !
Délivrance ?
La loi inexorable du karma, bien qu’on puisse à force de volonté et d’abnégation en assouplir les mailles, et la carnalité, bien qu’elle ménage une réelle connivence avec le tout du vivant, ne semblent laisser à la possible délivrance - de la femme surtout - qu’une voie tragique et sacrificielle. Au fil de l’œuvre d’Ananda Devi, les modalités du salut évoluent pourtant quelque peu, définissant une voie de plus en plus résolument mystique, excepté aux deux extrémités de l’ensemble romanesque que nous considérons. Dans Rue la Poudrière, Paule s’empoisonne avec un breuvage d’herbes. Tout le livre se tient entre l’absorption du poison et la mort, en un monologue torrentiel qui récapitule une vie désastreuse ; les dernières secondes, les dernières lignes du roman ne laissent pas d’espoir d’au-delà : « [...] quand tout sera fini, on trouvera peut-être une petite croix en or serrée dans une main broyée, ou autre chose, ou rien, rien du tout. Cela ne fait rien » (RLP, 193). La course folle entamée sur cette phrase initiale qui fut de l’aveu même de l’auteur le sésame de l’œuvre et devint son leitmotiv : « Je cours ; très vite, le monde déferle à mes côtés, gris, informe » (1), cette course s’achève au néant. Or, l’avant-dernier ouvrage paru que l’on pourrait d’une certaine façon tenir pour une réécriture du premier, commence par une phrase de son principal personnage, Ève, qui semble vraiment répondre de loin à sa sœur anéantie : « Marcher m’est difficile. Je claudique, je boitille en avant sur l’asphalte fumant. /À chaque pas naît un monstre pleinement formé » (EDD, 9). L’une court, l’autre claudique ; pour l’une le monde n’a pas de forme et perd toute consistance, pour l’autre les forces obscures de la zone d’ombre qui cerne les humains n’ont que trop nettement pris forme et ils affirment leur présence. L’une fuit, mais pas l’autre qui s’efforce de rentrer en son pas, de coïncider avec son destin : elle « voudrait » plutôt « courir vers [elle-]même » (10) et ne plus s’arrêter du tout puisqu’elle est déjà « sortie » ! Et cette volonté s’affiche au début comme à la fin de l’histoire, qui reste à écrire d’ailleurs car il faudrait d’abord pouvoir finir de la vivre ! Une telle conscience se nourrit, douloureusement, souterrainement, des destinées traversées dans les autres intrigues, mais plus qu’un point d’aboutissement, elle en propose un problématique dehors.
Anjali (Le voile de Draupadi) finit par accepter d’accomplir la marche sur le feu que la famille de son mari souhaite lui imposer. Mais elle ne croit pas que les dieux, les plus grands tout comme les démons inférieurs des superstitions populaires, puissent intervenir en quoi que ce soit ! Elle conçoit et vit cette épreuve comme un sacrifice de soi apte à desserrer les nœuds de son karma tout comme ceux de sa réelle sujétion. Après avoir respecté toutes les contraintes liées au rite et à ses préliminaires, en particulier le jeûne et le recueillement, elle vainc sa peur, elle se transcende elle-même et, du strict point de vue des faits, cette marche est une réussite : le voile de Draupadi s’est déployé sous ses pas et la plante de ses pieds est demeurée intacte ! Le miracle a eu lieu, mais il n’aura aucun effet métaphysique ou mystique évident car l’enfant meurt. Seulement, Anjali y a gagné sa liberté : elle se sépare de son mari et, bien que vivant désormais « dans un univers d’absence » (VD, 169), celui de son deuil de déesse déchirée, elle « retourne à l’intérieur d’[elle-]même » où « rien n’est résolu, rien n’est expliqué ». Une certaine paix finit par l’emporter où la carnalité permet à la femme de s’associer au monde même de l’île : « Le chant de l’océan est en moi, et j’ai bien l’impression d’appartenir à mon île au point de devenir un peu elle. Nous sommes soudées en un insolite mariage » (VD, 174). Ici, l’harmonie s’installe, « trêve » doucement gagnée sur le pire, et elle suggère un possible « recommencement ». Aeena (L’arbre fouet) oppose, de façon plus consciente encore, le désir d’émancipation des femmes à la chaîne du karma : cette dernière n’est sans doute qu’une invention des pères destinée à perpétuer leur loi tyrannique et leur refus haineux de la vie vivante en sa libre expansion créatrice. Il faudra toutefois à cette héroïne revivre, pour les assumer et en arrêter l’enchaînement, les parricides engendrés par cette tyrannie et, ayant vaincu sa peur, se sentant désormais la plus forte, elle « voit » - en une sorte de rêve éveillé - le gardien-jardinier abattre l’arbre fouet, ce pilori qui continuait à afficher la survivance de son esclavage. La dimension fantastique du récit suspend toutefois la délivrance entre réel et imaginaire sans vouloir donner au lecteur l’illusion réaliste d’une résolution pleinement avérée. Moi, l’interdite, plus directement fantastique, lie l’émancipation à la mue et à la métamorphose du corps féminin, devenant corps animal, corps universel, corps potentiellement angélique enfin ! La malédiction du karma est vaincue par la carnalité qui acquiert aura métaphysique et puissance rédemptrice. Ni la raison ni la mort ne posent plus la limite ! Dans Pagli non plus, qui commençant comme un roman réaliste d’adultère au village dans un contexte indien conformiste et sordidement mesquin, devient un récit visionnaire au moment où Daya, enfermée dans le poulailler, se trouve complètement oubliée en raison des émeutes et du cyclone qui déchirent l’île et elle se transmue alors en une entité en communion avec le sol, la pluie et la boue. Elle ne meurt pas au sens réaliste, elle s’incorpore à l’île : « et l’île, la vraie, point vert, point de magnificence, point d’interrogation, point de suspension nous pouvons enfin y être nous / au cœur de nos certitudes reconnaissance de notre nous » (P, 154). Désormais la femme, être collectif, être pluriel, est la même que l’île ! Dans Soupir, également, il y a une telle identification progressive mais celle-ci tourne plus distinctement vers l’au-delà. Le groupe de Rodriguais va se fondre, lui aussi, en l’île, mais ce sera grâce à un « envol » qui, plus et mieux qu’une mort, est nouvelle naissance et passage de l’irréel au vrai réel :
[...] on sent la matière élastique de l’irréalité dans laquelle on a vécu tout ce temps se distendre et donner, donner doucement et voluptueusement, on pousse un peu et c’est comme une naissance, un accouchement du bleu, du lourd, du creux, et on passe, on s’étire et on se désagrège lentement, on laisse sa peau et sa chair et ses organes et son corps, on s’étire comme un fil sans substance pour aller jusqu’au bout de cette faille et se retrouver de l’autre côté, dans la vraie matière des choses... (S, 142-143)
Ce moment lyrique et proprement mystique est le triomphe le plus paradoxal de la carnalité, car, cette fois, elle réduit le corps à l’autre qui serait son vrai et la faille par où s’introduit la mortalité - défaut, défaillance, béance et source de déchirure -, est devenue l’issue grâce à laquelle on rejoint - « de l’autre côté » c’est-à-dire dehors, au-delà - le vrai visage des choses. N’oublions pas toutefois que c’est, pour certains et pour certaines surtout, au prix d’un supplice sans nom qui est pétrissage et modelage de la chair par la douleur, au prix d’une violence par delà bien et mal qui détruit les formes et s’en prend aux organes, au prix d’une oblation d’abord physique parce qu’elle passe par le don de son corps !
Et ce dehors ainsi entrevu est-il celui d’Ève ? Pas exactement. Sans doute d’abord parce que nous ne sommes pas du tout dans la même tonalité narrative : Ève de ses décombres est un roman plus réaliste, bien plus ancré, comme le tout premier : Rue la Poudrière, dans le monde social exactement contemporain que la série : L’arbre fouet ; Moi, l’interdite ; Pagli ; Soupir. Il ne se prête guère aux envolées mystiques, se permettant seulement quelques dérapages ou démarrages lyriques. Je suis tenté de dire pourtant que c’est à la même issue mystique qu’aspire la jeune héroïne et que c’est pour cela qu’elle recherche, avec un acharnement qui peut paraître masochiste, les épreuves que lui infligent les hommes qu’elle rencontre et auxquels elle se soumet sans condition. Mais, pour l’heure, les « monstres » qu’elle ne cesse de côtoyer, de séduire et d’affronter, en une relation inégale et incertaine, sont toujours bien réels, pleins de violence et de morgue et ils ne cessent de la meurtrir... Elle ressemble à Vasanti, la cousine d’Anjali, qui se trouva consumée sans que l’on pût tenir cet accident ou cet effet du karma pour un don rédempteur ! Ève, elle aussi, risque d’être consumée et détruite par les « monstres » qu’elle flatte : l’infinie concupiscence d’hommes ordinaires excités seulement par la perspective d’une apparente toute-puissance, par la possibilité de faire mal et de dégrader un corps humain sans risque majeur pour eux-mêmes. En suggérant l’existence et la portée de cette concupiscence, qui utilise les réseaux et moyens d’une société inégalitaire où « les pauvres » n’ont jamais tout à fait quitté le statut d’esclave, l’auteur vise d’ailleurs la société mauricienne telle qu’elle existe. L’oblation qui, dans ce contexte, est celle d’Ève, réelle, potentiellement terrible dans ses conséquences physiques et psychologiques, n’est pas encore le don qui sera agréé ! Peut-être parce qu’elle refuse toujours d’aimer et d’être aimée comme d’être aidée : elle se donne au pire et n’accepte pas encore de laisser carrière au meilleur et de le « devoir » à autrui - sa relation de carnalité positive avec Savita étant l’exception qui confirme et explique la règle qu’elle impose à sa vie. Du moins, elle a fait un grand pas vers sa liberté intérieure en exécutant de sa main l’assassin de Savita : sa marche claudicante « sur l’asphalte fumant » est sa marche sur le feu, la première page du livre anticipant sur la dernière, comme dans Rue la Poudrière, une fois encore. Mais sa destinée - son karma avec ses « carrefours » et « bifurcations » ? - reste en suspens ! Et la romancière, par un tour méta-textuel dont elle aime l’effet provocateur, déroutant pour le lecteur, va faire confier, par la jeune fille elle-même, la suite potentielle de l’histoire à Sad, l’adolescent - dix-sept ans, lui aussi -, émule de Rimbaud et amoureux d’Ève, qui a senti s’éveiller en lui le besoin d’écrire, c’est-à-dire d’accompagner autant que faire se peut le vécu de son sens. Oui, ce serait sans doute pour lui l’occasion d’un « acte d’amour » que de poursuivre le roman d’Ève, mais l’héroïne y répondrait-elle ? Du moins Sad va-t-il essayer encore de la faire survivre...
Quelle est la suite de l’histoire ? Sad, c’est ton boulot, ça, que de raconter. Moi, je ne sais pas. Vais-je finir ici, à dix-sept ans ? C’est si bref que ça, la vie ? (EDD, 153)
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Il n’est donc pas dit, il ne le sera jamais, qu’une oblation de portée métaphysique et mystique suffise à lever toutes les pesanteurs et l’oppression multiple qui a accablé et accable encore, en moult temps et lieux, la condition féminine. Mais comment toutes les héroïnes, indiennes et créoles, des romans d’Ananda Devi pourront-elles à leur manière actualiser enfin le don de la déesse et devenir à leur tour déesse, fût-ce seulement la déesse déchirée-réconciliée de la maternité assumée ? En travaillant à relâcher les mailles de leur karma, grâce à la conscience prise par chacune individuellement et solitairement de son noyau de liberté intime, elles assoupliront l’inflexibilité du décret écrit dans l’éternité, ce destin inconnu dont elles infléchiront la trajectoire ; elles opposeront leur volonté à l’oppression patriarcale, dictée par l’intérêt de pères et de maris soucieux seulement de préserver leur tyrannie. Elles apprendront à assumer leur carnalité sous son double aspect, avec sa double face : connivence positive d’une part, empathie, communion et continuum sans couture avec le monde naturel et le cosmos vivant ; de l’autre, elles accepteront d’endurer en leur corps l’immense pâtir de la chair, de souffrir l’infinie tonalité pathique qu’impose la matière, à condition d’en faire désormais une souffrance destinée à perpétuer la vie non à l’anéantir. Et c’est une lourde tâche qui exige que continue à vivre l’espérance, en une visée intérieure, imaginaire peut-être ou plutôt « imaginale », qui est un déploiement d’esprit et de cœur, une extrapolation ailée vers l’au-delà de certaines tendances déjà à l’œuvre dans l’ordre des choses de ce monde... Cet élan mystique est le complément apporté à notre ignorance afin de ne pas désespérer notre besoin de mystère et de nous accorder à ce divin intime qui sous-tend et invente à tout moment la poussée vivante.
Serge MEITINGER
Université de La Réunion
Novembre 2007