La Revue des Ressources

L’anarque 

lundi 4 novembre 2013, par Ernst Jünger

Eumeswil achève le cycle de métamorphoses des figures jungériennes. Maintenant vient l’Anarque, qui est une figure affinée du Rebelle. Le héros et narrateur du roman, Vénator, est un historien qui axe ses recherches autour d’une vision cyclique de l’Histoire, dont il traque les figures pérennes, les archétypes de personnages ou d’événements, au moyen d’un ordinateur gigantesque, le Luminar, qui contient tout le matériel historique accumulé par les hommes. L’auteur adopte d’ailleurs le style qu’il prête à l’historien, fait de phrases courtes et incisives. Le soir, Venator officie comme barman du cercle privé de Condor, le dictateur habile et esthète qui règne sur Eumeswil, une des cités-États nées de la désagrégation de l’État universel. Son bar est un poste privilégié pour observer les jeux du pouvoir. Au contraire de l’anarchiste, l’Anarque ne désire pas supprimer l’autorité, il s’en accommode et apprend à vivre en son sein, tout en préservant sa liberté d’esprit. Le Rebelle fuyait la société, l’Anarque s’insère en elle.

« « […] anarchique, chacun l’est c’est justement ce qu’il a de normal. Toutefois, dès son premier jour, son père et sa mère, l’Etat et la société lui tracent des limites. Ce sont là des rognements, des mises en perce de l’énergie innée auxquels nul n’échappe. Il faut bien s’y résigner. Pourtant, le principe d’anarchie reste au fond, mystère dont le plus souvent son détenteur même n’a pas la moindre idée. Il peut jaillir de lui sous forme de lave, peut le détruire ou le libérer.

Il s’agit ici de marquer les différences : l’amour est anarchique, le mariage non. Le guerrier est anarchique, le soldat non. L’homicide est anarchique, mais non l’assassinat. Le Christ est anarchique, saint Paul ne l’est pas. Comme cependant l’anarchie, c’est la normale, elle existe aussi en saint Paul et explose parfois violemment en lui. Ce ne sont pas là des antithèses, mais des degrés. L’histoire mondiale est mue par l’anarchie. En un mot : l’homme libre est anarchique, l’anarchiste ne l’est pas. » Eumeswil. La table ronde, 1977, 1978. Traduction Henri Plard.p 42.

« L’anarchiste vit dans la dépendance — d’abord de sa volonté confuse, et secondement du pouvoir. Il s’attache au puissant comme son ombre ; le souverain, en sa présence, est toujours sur ses gardes. Comme Charles Quint se trouvait avec sa suite au sommet d’une tour, un capitaine se mit à rire, et, assailli de questions, il reconnut avoir soudain songé que s’il enlaçait l’empereur et sautait avec lui dans l’abîme, son nom serait inscrit d’une encre ineffaçable au livre de l’histoire.

L’anarchiste est le partenaire du monarque qu’il rêve de détruire. En frappant la personne, il affermit l’ordre de la succession. Le suffixe « isme » a une acception restrictive : il accentue le vouloir, aux dépens de la substance. […]

La contrepartie positive de l’anarchiste, c’est l’anarque. Celui-ci n’est pas le partenaire du monarque, mais son antipode, l’homme que le puissant n’arrive pas à saisir, bien que lui aussi soit dangereux. Il n’est pas l’adversaire du monarque, mais son pendant.

Le monarque veut régner sur une foule de gens, et même sur tous ; l’anarque sur lui-même, et lui seul. Ce qui lui procure une attitude objective, voire sceptique envers le pouvoir, dont il laisse défiler devant lui les figures — intangible, assurément, mais non sans émotion intime, non sans passion historique. Anarque, tout historien de naissance l’est plus ou moins ; s’il a de la grandeur, il accède impartialement, de ce fond de son être, à la dignité d’arbitre. » p 44.

« Bien qu’anarque, je ne suis pas, pour autant, ennemi de l’autorité. Au contraire : j’ai besoin d’elle, sans d’ailleurs croire en elle. Le principe digne de créance auquel j’aspire n’apparaît jamais : ce qui aiguise mon esprit critique. Etant historien, je sais ce qui peut se réaliser. Pourquoi des esprits qui nient toute valeur persistent-ils, en ce qui les concerne, à élever des prétentions ? Ils vivotent du fait qu’autrefois, des dieux, des pères, des poètes ont vécu. L’essence des mots s’est délayée en titres vains. Il existe chez les animaux, des parasites qui se nourrissent en secret d’une chenille. A la fin, au lieu du papillon, c’est seulement une guêpe qui se glisse hors de l’enveloppe. Ainsi en use-t-il à l’égard de l’héritage, et en particulier du langage : faux-monnayeurs qu’ils sont » p. 69.

« Il faut se tenir à l’écart des changements de couches dirigeantes, au sein de la guerre civile, avec ses contraintes de plus en plus rigoureuses » p 105.

« Le trait propre qui fait de moi un anarque, c’est que je vis dans un monde que, « en dernière analyse », je ne prends pas au sérieux. Ce qui renforce ma liberté. Je sers en volontaire. » p 118.

« Je songe à la forêt comme au monde de l’indivis où tout arbre est encore un arbre de la Liberté.

Pour l’anarque, les choses ne changent guère lorsqu’il se dépouille d’un uniforme qu’il considérait en partie comme une souquenille de fou, en partie comme un vêtement de camouflage. Il dissimule sa liberté intérieure, qu’il objectivera à l’occasion de tels passages. C’est ce qui le distingue de l’anarchiste qui, objectivement dépourvu de toute liberté, est pris d’une crise de folie furieuse, jusqu’au moment où on lui passe une camisole de force plus solide ». p 122.

« Ce qui d’ailleurs me frappe, chez nos professeurs, c’est qu’ils pérorent d’abondance contre l’Etat et l’ordre, pour briller devant leurs étudiants, tout en attendant du même Etat qu’il leur verse ponctuellement leur traitement, leur pension, leurs allocations familiales et qu’à cet égard du moins ils sont encore dans l’ordre. La main gauche sert le poing, la main droite tend vers l’aumône – c’est ainsi qu’on fait son chemin dans le monde » p 131.

« Le libéral est mécontent de tout régime ; l’anarque en traverse la série, si possible sans jamais se cogner, comme il le ferait d’une colonnade. C’est la bonne recette pour quiconque s’intéresse plus à l’essence du monde qu’à ses apparences – le philosophe, l’artiste, le croyant. » p 132.

« Je ne fais, aucun cas des convictions, et beaucoup de cas de la libre disposition de soi. C’est ainsi que je suis disponible, dans la mesure où l’on me provoque, que ce soit à l’amour ou à la guerre. Je ne respecte pas les convictions, mais l’homme. Je regarde et je garde »p 138.

« L’ anarque n’en est pas tenté (par la mine), pour la simple raison qu’il s’oriente, non selon les idées, mais selon les faits. Il se bat seul, en homme libre, peu enclin à se sacrifier pour qu’une incapacité en remplace une autre, et qu’une domination nouvelle triomphe de l’ancienne A cet égard, l’homme quelconque est même plus proche de lui, le boulanger qui se soucie avant tout de cuire du bon pain, le paysan qui mène sa charrue tandis que les armées passent à travers son champ.

L’anarque est rebelle, les partisans sont hommes du collectif. J’ai étudié, en ma double qualité d’historien et de contemporain, leurs querelles. Air irrespirable, idées confuses, énergie meurtrière qui, pour finir, remet en selle des monarques et des généraux à la retraite qui, pour tout remerciement, les liquident. II y en a plus d’un que je ne pus m’empêcher d’aimer, parce qu’il aimait la liberté, bien que sa cause ne méritât pas son sacrifice ; ce qui m’affligeait.

Si j’aime la liberté « par-dessus tout », chaque engagement devient image, symbole. Ce qui touche à la différence entre le rebelle et le combattant pour la liberté : elle est de nature, non qualitative, mais essentielle. L’anarque est plus proche de l’être. Le partisan se meut à l’intérieur des fronts sociaux et nationaux, l’anarque se tient au-dehors. Il est vrai qu’il ne saurait se soustraire aux divisions entre partis, puisqu’il vit en société. » p 145.

« Le recours aux forêts confirme l’autonomie de l’anarque, qui, au fond, est toujours ou partout un rebelle, que ce soit dans les fourrés ou dans la métropole, dans la société ou hors d’elle. De même qu’entre le rebelle et le partisan, il faut faire la distinction entre l’anarque et le criminel : distinction fondée sur leur rapport à la loi. Le partisan veut la modifier, le criminel l’enfreindre ; l’anarque ne veut ni l’un ni l’autre. Ii n’est ni pour, ni contre la loi. Même s’il refuse de la reconnaître, il cherche pourtant à la connaître, comme on fait des lois naturelles, et à modeler sur elle sa conduite.
Quand il fait chaud, on retire son chapeau ; quand il pleut, on ouvre son parapluie ; quand la terre se met à trembler, on sort de sa maison. Le droit et la coutume deviennent objet d’une science nouvelle. L’anarque s’efforce de les juger sous l’angle de l’ethnographie, de l’histoire et, j’y reviendrai sans doute, de la morale. L’Etat sera, en général, content de lui ; il ne se fera guère remarquer. De ce point de vue, il existe bien une certaine ressemblance avec le criminel, le maître espion, par exemple, dont les talents prennent pour couverture une occupation banale.
Je suppose que dans certaines grandeurs, dont je préfère taire le nom, l’élément anarchique était très fortement représenté. Car, s’il faut que des modifications fondamentales du droit, de la coutume, de la société aboutissent, cela suppose qu’on s’éloigne fortement des principes reçus. Et cet effet de levier, pour autant qu’il se fasse sentir, doit être mis au compte de l’anarque. » p 154.155.

« L’anarque se distingue aussi de l’anarchiste en ce qu’il possède un sens aigu des règles. A cet égard, et pour autant qu’il les observe, il se sent dispensé de réfléchir.

Ce qui correspond au comportement de tous les jours : quiconque prend le train roule sur des viaducs et à travers des tunnels que des ingénieurs ont conçus à son usage, et auxquels ont travaillé cent mille mains. Ce qui ne lui trouble pas l’esprit ; il s’enfonce dans son journal en toute quiétude, déjeune ou pense à ses affaires.

Ainsi l’anarque, à ceci près que ces relations restent toujours présentes à sa conscience et qu’il ne perd jamais des yeux son thème favori, la liberté, malgré tout ce qui peut passer au-dehors, par monts et par vaux, à toute vitesse. Il peut descendre à chaque moment, non seulement de voiture, mais de toute exigence qu’élèvent à son égard l’Etat, la société, l’Eglise, et même quitter l’existence. En faire don à l’être, non seulement pour des raisons impérieuses, mais selon son bon plaisir, que ce soit par caprice ou par ennui, c’est son droit.

Pourquoi tant de gens recherchent-ils la carrière de petit fonctionnaire ? Assurément, c’est qu’ils ont du bonheur une image raisonnable. On connaît la règle et ses tabous. On reste assis dans son fauteuil, les autres passent devant avec leurs demandes. Le temps s’écoule d’un cours nonchalant. C’est être déjà à demi au Thibet. Plus la sécurité. Aucun Etat ne saurait se passer de lui, si tumultueuses que soient les vagues. Il est vrai qu’il faut s’écraser. » p163.

« Les idées, même les bonnes, sont le plus souvent un malheur pour le monde entier, quand elles entrent dans de telles têtes. On a assisté déjà aux plus absurdes des carnavals. L’illusion égalitaire des démagogues est encore plus dangereuse que la brutalité des traîneurs de sabre… pour l’anarque, constatation théorique, puisqu’il les évite les uns comme les autres. Qu’on vous opprime : on peut se redresser, à condition de n’y avoir pas perdu la vie. La victime de l’égalisation est ruinée, physiquement et moralement. Quand on est autre que les autres, on n’est pas leur égal ; c’est l’une des raisons pour lesquelles on s’en prend si souvent aux juifs.
L’égalisation se fait vers le bas, comme quand on se rase, ou qu’on taille les haies, ou qu’on enterre une batterie. L’Esprit du monde semble parfois se changer en un monstrueux Procuste… voilà qu’un cuistre a lu Rousseau et qu’il commence à mettre l’égalité en pratique : il coupe les têtes ou, comme disait Mimi Le Bon, il « fait rouler les abricots ». Les guillotinades de Cambrai servaient de prélude au dîner. Des Pygmées ont raccourci les jambes de nègres de haute stature, pour les ramener à la leur ; des nègres blancs nivellent les langues de culture.

L’anarque, ne reconnaissant aucun gouvernement, mais refusant aussi de se bercer, comme l’anarchiste, de songeries paradisiaques, possède, pour cette seule raison, un poste d’observateur neutre. L’historien qui est en lui voit les hommes et les forces pénétrer dans l’arène comme les verrait un arbitre. Le temps ronge tout pouvoir, et plus vite même ceux qui sont bons. » p 199.

« Ce n’est nullement par hasard que la politique a pris son caractère de plan de bonheur universel au moment même où les dieux commençaient à décliner. A quoi on n’aurait rien à redire, car les dieux, eux non plus, n’étaient pas précisément bon marché. Mais au moins, on voyait encore des temples, au lieu de cette architecture de termites. La félicité se rapproche, elle n’est plus située dans l’au-delà, mais, bien qu’elle ne soit pas pour demain, en quelque instant de la vie terrestre dans le temps.
L’anarque pense de manière plus primitive ; il ne se laisse rien prendre de son bonheur. « Rends-toi toi-même heureux », c’est son principe fondamental, et sa réplique au « Connais- toi toi-même » du temple d’Apollon, à Delphes. Les deux maximes se complètent ; il nous faut connaître, et notre bonheur, et notre mesure. » p 203.

« Nous frôlons ici une autre des dissemblances entre lui et l’anarchiste, la relation à l’autorité, au pouvoir législateur. L’anarchiste en est l’ennemi mortel, tandis que l’anarque n’en reconnaît pas la légitimité. Il ne cherche, ni à s’en emparer, ni à la renverser, ni à la modifier — ses coups de boutoir passent à côté de lui. C’est seulement des tourbillons provoqués par elle qu’il lui faut s’accommoder.

L’anarque n’est pas non plus un individualiste. Il ne veut s’exhiber, ni sous les oripeaux du « grand homme », ni sous ceux de l’esprit libre. Sa mesure lui suffit ; la liberté n’est pas son but ; elle est sa propriété. Il n’intervient ni en ennemi, ni en réformateur ; dans les chaumières comme dans les palais, on pourra s’entendre avec lui. La vie est trop courte et trop belle pour qu’on la sacrifie à des idées, bien qu’on ne puisse toujours éviter d’en être contaminé. Mais salut aux martyrs !

Il est déjà plus difficile de le distinguer du solipsiste, qui considère le monde comme le produit de ses songeries. Attitude largement défendable, bien que maltraitée par les philosophes : le rêve l’atteste déjà. Le monde, maison ceinte d’échafaudages, est notre représentation, le monde, jardin rempli de fleurs, notre rêve.

Il est vrai que le solipsiste, comme tous les anarchistes, et il est le plus extrémiste de tous, se prend à son propre piège, s’arrogeant une autonomie dont les responsabilités sont pour lui un fardeau trop pesant. S’il a, à lui tout seul, inventé la société, le voilà seul coupable de son imperfection, et s’il se brise sur elle, il périt mythiquement de son impuissance de poète, et logiquement d’une faute de raisonnement. » p 295.

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