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L’Oncle 

vendredi 24 juin 2011, par Henri Cachau

Notre époque se caractérise par le doute, la contradiction, le scepticisme, la remise en cause d’anciennes valeurs, l’incapacité d’en fonder d’autres, par un féroce esprit de compétition qui nous fait chercher des solutions à des problèmes vieux comme le monde, sonder des réalités qui de tout temps nous ont dépassés... Maintes civilisations complexifièrent les termes de leurs savoirs, nous recommandèrent de nous présenter bardés d’érudition à leurs concours, de nous y préparer en engrangeant d’inutiles connaissances... Pour acquérir ces lumières, aujourd’hui nous potassons, absorbons dictionnaires, encyclopédies ; surfons, zappons jusqu’au tréfonds de nos nuits d’internautes, bien que sachant que cette érudition ne nous sera d’aucun secours à l’heure de notre passage devant le grand jury composé par ceux qui nous jugent : parents, amis, collègues, entités... En ce qui me concerne, croyant en l’Homme critique et responsable, créateur du son, de l’image et de l’écrit ce fil unique reliant nos générations, ne trouvant rien d’attrayant dans ces jeux loin d’être ludiques, n’ayant aucune envie d’être convaincu d’intelligence avec l’ennemi, je refuse cette scolaire convention, préfère cultiver une paresseuse ignorance, me satisfaire d’états plus passifs, récupérer ces sensations de plaisir, presque de lévitation, qu’enfant j’atteignais en me laissant enivrer par les abscons galimatias de l’oncle Maurice…

Cet oncle n’avait rien à voir avec celui d’Hasparren ayant dans la bataille des Ardennes perdu son membre inférieur droit, ni avec Marcel celui des Amériques qui, s’il ne réussit pas vraiment dans les affaires, s’en revint avec un compte courant d’anecdotes suffisant à mon bonheur de môme. Celui dont il s’agit, c’est du ‘fil-de-fériste’, que les ignares de la famille surnommaient ainsi et qui, pour leur plus grand désespoir, alors qu’ils se trouvaient réunis autour de l’évènement cycliste national, suite à un regrettable incident technique connut quelques problèmes durant le Tour 37... apparemment mécaniques, attendu que pour la première fois les forçats de la route utilisaient un système de changement de vitesse. Ne sachant s’y adapter, jusque dans sa vie courante notre champion éprouverait les pires difficultés pour changer convenablement de braquet, alors qu’en connaissance des vicissitudes, des sinuosités de cette partie de yo-yo que représentait l’existence, la possession d’un dérailleur Simplex semblait fortement recommandée !… Suite à ce handicap embarrassant surtout les siens, sans cesse occupés aux travaux des champs, par inertie ou volontaire retrait l’oncle Maurice se trouva précipitamment rejeté du concert de ces activités agricoles. L’hiver il était remisé dans un coin obscur de la ferme, puis ressorti l’été, mis à couvert sous un auvent, ses proches finissant – toujours trop tard lorsque advient cette considération de l’être aimé – par lui construire un coin bricolage ; un petit atelier à partir duquel, sous ses ordres, je me lancerai dans mes premières démarches artistiques... Qui débutèrent un jour de folie – exactement ce 14 juillet 1950, le patriotisme ambiant ayant du accentuer notre commune exaltation – après qu’il m’eut préparé une mixture confectionnée à base de résidus de peinture industrielle, d’huiles de vidange, de minium, de bouillie bordelaise, etc., puis incité à en vérifier ses effets en badigeonnant les azalées et autres géraniums bordant la propriété... Par la suite et toujours sous son commandement, nos expérimentations se poursuivirent par des tirs effectués à l’aide d’une catapulte de sa fabrication, avec l’intention pour juger de leurs portées, d’en arroser la proche basse-cour, dans ce même temps où suivant les trajectoires jusqu’aux explosions s’achevant en éclaboussements d’indéfinie matière bleue, il s’esclaffait : « C’est Verdun ! Regarde ces poules mouillées comme elles décampent ! »... Evidemment, plusieurs de ces bestioles firent les frais de notre pyrotechnie, aussi je vous laisse imaginer la tête de la parentèle une fois découverte la fâcheuse incidence de nos premiers essais (méfaits !) sur entre autres, les animaux et plantes, sans compter le voisinage s’alarmant à son tour… Rétroactivement, je reconnais que cette évocation de transformations arbitraires de leur environnement mérite quelques éclaircissements, sinon des justifications, car demeure en suspens la question inaugurale : comment auraient-ils su, ces analphabètes, ces incultes pestant après nos interventions, apprécier ces êtres et choses – faisant partie de leur quotidien – qu’ils ne percevaient plus, si nous ne les avions transformés, badigeonnés de résidus divers ? Hélas, irrémédiablement négatives, leurs appréciations désolaient l’oncle Maurice…

Il avait bourlingué sur les routes de France avant d’abandonner sa bicyclette, ensuite, malencontreusement redescendu sur terre vivait en état de légume, son cul posé entre deux chaises ; celle de droite chargée de victuailles sans cesse renouvelées par une main diligente ; celle de gauche lui servant d’établi sur lequel s’étalait un outillage hétéroclite composé de pinces, de tenailles, de ciseaux, de bouts de ficelle, de fil de fer, des débris de métaux... A longueur de journées, de saisons, il manipulait ces ustensiles, procédait à une activité menée sans relâche, une dilatation de ce temps dérangé dont il était dorénavant la victime… « Viens vite me voir mon petit Henri, y’a de la nouveauté ! »… A peine étais-je descendu de l’autobus m’ayant déposé aux pieds de la ferme, qu’il me hélait, tout heureux de me voir rappliquer pour les mois d’été, certain de retrouver intactes mes facultés d’écoute, d’émerveillement, inhérentes aux enfants et aux seuls poètes ; sans doute bénéficiai-je des grâces de l’âge innocent ou bien avait-il décelé chez moi des affinités, des signes précurseurs d’intelligence ? J’étais fin prêt à me laisser embarquer dans des prouesses plus ou moins maîtrisées, guidé, précédé dans nos applications par sa débordante, non-conformiste imagination, et comment aurai-je pu lui refuser cette indicible joie l’illuminant lors que je répondais présent à ses sollicitations, puisque seul de son entourage à s’intéresser à ses élucubrations, à m’extasier sur d’inconcevables figurines aux silhouettes indéfinies, tressées à l’aide de fil de fer, agrémentées de ferblanterie, à l’écouter me ressasser ses sempiternelles anecdotes cyclistes ?… Dès qu’il m’apercevait traînant à proximité, il m’interpellait afin de me présenter ses dernières œuvres, des sortes d’insectes dégingandés, munis de tubulures, d’antennes démesurées, dans lesquelles je repérais de vagues ressemblances avec ces grillons, écrevisses et libellules géantes que je pourchassais ; face à mon ébahissement il partait d’un grand éclat de rire, pas peu fier de m’avoir subjugué par ces inconcevables figurines… Avec le recul, sans les accepter sur le fond, je comprends mieux les réactions négatives des siens ne bénéficiant d’aucune période d’oisiveté à consacrer à l’Art, à sacrifier à une éventuelle compréhension de ses billevesées et ressassements se perdant en marmottements inintelligibles dans sa barbe …

Durant l’une de ces périodes estivales, il y eut le passage du Tour de France sur la route nationale bordant la ferme, avec comme unique échappée Hugo Koblet, qui revêtu d’un seyant maillot rouge frappé d’une croix blanche, fonçait tête baissée en direction d’Agen. Immobilisé entre ses chaises, l’Oncle n’avait pu apprécier l’effort de l’helvète, et quand bien même l’aurait-il aperçu, je pensai que ce brutal rappel inopportunément serait venu troubler son incertaine mémoire. Je dus lui narrer l’échappée solitaire du suisse, alors qu’en principe c’était lui qui m’abreuvait des exploits des forçats de la route, m’inoculait cette autre innocente passion que Georges Briquet et Robert Chapatte, par ondes hertziennes interposées, parachevèrent de m’instiller. Ne s’était-il pas dans sa jeunesse lié d’amitié avec les frères Lapébie, ses compagnons d’entraînement, avec Antonin Magne, Speicher et jusqu’au pieux Bartali qu’il côtoya durant quelques hectomètres sur les rudes pentes de l’Izoard, avant d’être arraisonné par sa drôle de maladie... Il avait tant pédalé, son dos arc-bouté par l’effort ou ployant sous son barda de cycliste, qu’une fois raccroché son biclou, mu par l’élan de la course il poursuivit comme ambulant dans les PTT, jusqu’à ce jour funeste du déraillement du Paris Vintimille, qui selon les dires de ses familiers lui fut fatal…

A l’instar d’artistes précurseurs du ‘Land Art’, une mode débarquée des US via Saint Germain des Prés des années plus tard s’accaparant nos champs et plaines, nous ne rencontrions qu’incompréhensions et rebuffades. Parents et voisins finirent par se lasser de nos performances, bientôt désignèrent le ‘fil-de-fériste’ fautif, puisque s’assurant des explosives préparations, s’extasiant lorsque son alchimie prenait les couleurs de l’arc-en-ciel, me demandant lors de mes retours d’expéditions si l’impression produite avait été à la hauteur de l’effet escompté ? C’est à juste titre que ces paysans s’inquiétèrent des métamorphoses de leurs cheptels et vergers qui n’en pouvaient plus d’absorber de telles potions chimiques, aussi, afin de les protéger et moi avec, décidèrent-ils de me soustraire à sa néfaste influence… Je me souviens que l’année de la victoire du suisse fut la dernière que je passai en sa compagnie, dorénavant je ne le rencontrai que lors de brèves visites, il vieillissait mais demeurait actif, découpait, torsadait, ajustait, concassait, parfois saisi d’une fureur incontrôlée afin de mieux les ressaisir puis les raccorder ces débris de ferraille ou de fildoche... Jusqu’au jour où il me délivra son testament artistique en me déclarant : « Vois-tu mon petit Henri, il n’y a pas de ratés dans l’Art, seulement des inconstants ou des incompris. Sache, que si ratage il y eut, ça m’a tout autant captivé qu’une illusoire réussite... Les formes et lignes doivent être soumises à tension, à torsion, et la tentation est grande lorsque les sentant frémir sous la morsure de l’outil, à sa convenance d’en moduler un monde plastique, donc différent ! » … Je ne compris pas un traître mot de son laïus, mais avec insistance lui demandai de me fabriquer un petit vélo, ce qu’étrangement il me refusa, arguant d’un manque de fil d’acier pour assurer la rigidité du cadre, de son incapacité à réaliser des roues rondes... De surcroît, cela me désola, il me confia qu’il n’avait plus goût à rien, venait de tomber sur une étonnante série de points de suspension… Il paraît que suite à notre dernière rencontre il se mit à divaguer, peu à peu la nostalgie et les regrets lui firent comme une encombrante musette, similaire à celle qu’il trimballait le jour de son mystérieux abandon sur le Tour 37. Je compris que l’oncle bientôt en terminerait avec son parcours terrestre, alors qu’il eut fallu que nous discutions d’Art, de ce temps pas si lointain ou ni l’un ni l’autre, tout en le pratiquant sans le savoir, n’en connaissions ni les cheminements ni les astuces. Aussi faut-il que je vous parle de ces conservateurs s’étant déplacés sur l’insistance d’un voisin, afin de voir ‘ses estrangetés’ comme il le leur dit, qui déclarèrent, sans rire, ce que je soustrais d’une incompréhensible logorrhée : « Assurément fort singulier, une production étonnante de la part d’un homme hors circuit... Hélas, jamais il ne rencontra ces géants de l’Art moderne, les : Miro, Mondrian, Giacometti, Calder, etc., ces authentiques précurseurs qui auraient pu l’orienter vers une esthétique plus élaborée ! » …
Ses obsèques signalèrent la fin de mon enfance, une période durant laquelle sans me poser de questions existentielles je m’étais gardé bon public à ses côtés, complaisant, attentif à ses foucades et narrations ainsi qu’à la conception de ses créatures... Après les funérailles ma tante me transmit un petit paquet mal ficelé, à l’intérieur duquel, autant ravi que désespéré, je découvris un petit vélo ; son ultime bricolage accompli avant son décès ; malgré les revers et déboires, les errements et contradictions octroyés par la vie, il fait partie des rares biens que j’ai conservé… Et vous souhaiteriez que je me déplace sur la capitale pour aller voir cet américain, ce Calder dites-vous, ces mobiles et autres bricolages métalliques ! Alors que durant de nombreux étés, en direct j’ai observé les errements artistiques de mon oncle Maurice, croisant, décroisant, disloquant, malmenant ses insectiformes et Daliniennes inventions ; j’avais à sa juste valeur apprécié son autonomie créatrice oscillant selon son humeur et son lunatique esprit… Les experts déclarèrent que dans ses surprenantes transformations, la dimension plastique s’avérait être volontairement mise de côté au profit d’une conception plus farce !... Alors que l’oncle Maurice uniquement se reportait à cet inattendu auquel il donnait corps depuis que sa perception s’était détachée du réel tangible…


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