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La promenade dominicale 

mardi 9 octobre 2012, par Raymond Penblanc

Elle marche autour de la table en s’appuyant des deux mains à la toile cirée. Un tour dans un sens, un tour dans l’autre. A la fin du deuxième tour elle est épuisée. D’ailleurs on l’entend souffler bruyamment. Elle reste quand même debout quelques minutes avant de se résoudre à se laisser tomber de toute sa hauteur sur sa chaise, une chaise spécialement conçue pour elle, plus large que la moyenne, munie d’accoudoirs. Au début elle croyait que ça lui ferait du bien de se déplacer ainsi autour de la table, et qu’au bout de quelques semaines, avec l’entraînement acquis, elle parviendrait à aligner plusieurs tours d’affilée et soufflerait moins et moins fort. C’est le contraire qui s’est produit. Au lieu de s’améliorer, elle s’est fatiguée encore plus vite que quand elle reste assise trop longtemps sur sa chaise ou dans son fauteuil et qu’elle essaie de se lever. La seconde difficulté consiste à repousser sa chaise derrière elle sans la faire tomber, puis à la ramener sous elle quand elle a décidé de s’asseoir. Elle ne souhaite évidemment pas se retrouver par terre comme ce jour où, décidément mal inspirée, elle avait voulu ramener sa chaise derrière elle avec son pied et qu’elle l’avait déséquilibrée en la repoussant avec sa fesse. La chaise était tombée, et elle avec. Non seulement elle s’était fait très mal (gros hématome fessier), mais elle n’arrivait plus à se relever. Elle a cru qu’elle allait être condamnée à passer ainsi tout le reste de la matinée, sans manger et sans boire, puis à nouveau toute l’après-midi jusqu’au soir, toujours sans manger et sans boire, sauf à se traîner centimètre par centimètre sur le sol carrelé, jusqu’à la cuisine, où, en s’appuyant sur l’étagère la plus basse, puis sur la suivante un peu plus haute, elle parviendrait peut-être à se hisser de quelques dizaines de centimètres à chaque fois et à se remettre debout. C’est ce qu’elle avait fait, après y avoir consacré plusieurs heures, et qu’elle n’a nullement l’intention de recommencer, avec ou sans hématome fessier. Si encore il n’y avait que ce cul, ces fesses, ce ventre, mais il y a les jambes aussi, qui ne portent plus rien, en tout cas pas une telle charge, et les bras, tout aussi mous, pour ne rien dire de ce fromage blanc qui lui tient lieu de cervelle, mais elle s’est toujours montrée sévère avec les bêtes, surtout avec les grosses bêtes. Elle se console en se disant que les gros qui ont toujours été gros sont moins repoussants, moins désespérants que ceux qui ont d’abord été minces et ne peuvent qu’assister, impuissants, à leur lente et implacable dégradation. Elle se console également (et d’ailleurs elle en rit) en songeant à cet homme aussi gros qu’elle qui s’est pissé dessus parce qu’il n’arrivait plus à déloger son tout petit sexe coincé entre les plis de son ventre et de ses cuisses. Ça n’est pas elle qui s’infligerait une telle punition. D’abord parce qu’elle n’est pas un homme, ensuite parce qu’elle a mis au point une technique qui s’est révélée assez efficace jusqu’ici, et dont elle a de quoi se montrer satisfaite. Elle installe une fesse sur la cuvette des cabinets, appuie l’autre sur un petit tabouret, et parvient ainsi à dégager assez d’espace pour laisser s’écouler un filet d’urine tiède contre le bord intérieur de la cuvette, à condition toutefois de ne pas être trop pressée, car, outre que la précipitation ruinerait son dispositif, l’urine trop longtemps retenue giclerait partout, et elle en aurait les cuisses tout éclaboussées. Heureusement que de temps en temps elle se soulage dans la douche, où elle n’a même pas besoin d’écarter les cuisses. Ça coule tout seul, et c’est tellement agréable de sentir l’urine tiède et l’eau chaude se mélanger pour la caresser. Est-ce une caresse d’ailleurs, est-ce le mot, et que sait-elle réellement des caresses ? Qui un jour a pris le temps de la caresser ? Qui ? Sa mère peut-être ? Et qu’a-t-elle à voir aujourd’hui avec cette enfant-là, avec cette mère-là ? Elle boit très peu, juste le minimum. Du coup, à force de séjourner à l’intérieur de sa vessie, son urine devient jaune et elle sent plus fort, elle est plus chaude aussi, et elle pique un peu. C’est pour pouvoir regarder l’or liquide couler le long de ses jambes qu’elle procède ainsi. Elle n’a plus besoin d’écarter les cuisses, l’une contre l’autre elles font gouttière et le ruisselet s’écoule, tel un bouillon chaud. Il fut un temps où elle se regardait dans le miroir de la salle de bains. Mais aujourd’hui elle le remplirait trop, aujourd’hui elle resterait enfermée dedans, prisonnière du miroir et donc d’elle-même, comme de la douche, lorsqu’elle avait actionné trop brusquement la double porte coulissante. Les joints de caoutchouc étaient mystérieusement restés collés l’un à l’autre. Non seulement elle n’avait pas assez de prise, mais elle n’avait pas non plus suffisamment de place, et donc pas assez de recul pour exprimer sa force en tirant sur les deux battants à la fois. Ses doigts ne cessaient de glisser tandis qu’elle se cognait aux parois de verre et s’épuisait. Elle s’était affaissée sur elle-même, défaite, hagarde, convaincue qu’il allait lui falloir attendre ainsi de longues heures avant de périr asphyxiée. Quelle honte de devoir livrer ce corps laiteux et flasque aux sauveteurs, des hommes bien sûr, jeunes sans doute, impressionnables. Etre surprise nue au milieu de son lit lui apparaissait un moindre mal. Mais nue et ruisselante comme un veau marin, pire, nue et pourrissante comme il n’existait au monde aucun équivalent, dans ce qui rappellerait au mieux un bathyscaphe ou une cloche de verre, au pire une coque de monstre aquatique ou de mutante. Elle en avait pissé de désespoir et d’énervement, et ce soulagement inattendu avait précédé de peu sa délivrance. Les joints distendus avaient fini par se rétracter, ils s’étaient écartés avec un bruit de bouche, un bruit malsain qu’elle n’avait pu s’empêcher de trouver joyeux. Qu’est-ce qui se serait passé si au lieu de rester prisonnière du bac à douche elle l’avait été du grand miroir de l’armoire à linge ? On lui adressait ces menaces-là quand elle était petite. Ne te regarde pas de trop près, ni trop longtemps, ni trop souvent, tu finiras par voir le diable et il t’emportera dans son enfer. Pas assez gros pour ça, pas assez fort ni assez malin, le diable. Petite, elle se tirait la langue. Aujourd’hui elle a trop de langues, à ne savoir qu’en faire. De grandes langues molles qui lui pendouillent autour du cou, sous les épaules, au milieu du dos, sous les fesses, sous les seins, autour du ventre comme des bouées, à l’intérieur des cuisses, et peut-être encore ailleurs, elle n’a plus le courage de faire le tour, on dirait des méduses échouées, des manteaux de poulpe, d’énormes champignons plutôt, ces champignons immangeables qui poussent comme des collerettes sur les vieux troncs pourris et deviennent vite très durs ou très spongieux. Prisonnière du miroir de la salle de bains, quel enfantillage, quelle idiotie ! Ce danger ne la concerne plus depuis qu’elle a pris la décision de dissimuler la porte de l’armoire sous un vieux drap de fantôme. C’est juste pour se taquiner qu’elle se raconte ça, pour s’occuper l’esprit pendant qu’elle tourne autour de la table. Un pas toutes les dix secondes. Et encore, aujourd’hui elle se dépêche, elle songe au contenu de sa boîte de gâteaux, celle que l’apprenti pâtissier lui livre tous les dimanches matins, qu’il dépose lui-même au milieu de la table, dont elle ouvre et rabat le couvercle de carton sitôt qu’il est parti, pour contempler les deux religieuses, les deux éclairs au chocolat, la meringue et le gros millefeuille, et être sûre de ne rien manquer.

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