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Sukkwan Island 

mardi 16 mars 2010, par Elisabeth Poulet

« Ils s’installaient à présent dans une petite cabane en cèdre au toit pentu en forme de A. Elle était blottie dans un fjord, une minuscule baie du Sud-Est de l’Alaska au large du détroit de Tlevak, au nord-ouest du parc national de South Prince of Wales et à environ quatre-vingt kilomètres de Ketchikan. Le seul accès se faisait par la mer, en hydravion ou en bateau. Il n’y avait aucun voisin. Une montagne de six cents mètres se dressait juste derrière eux en un immense tertre relié par des cols de basse altitude à d’autres sommets jusqu’à l’embouchure de la baie et au-delà. L’île où ils s’installaient, Sukkwan Island, s’étirait sur plusieurs kilomètres derrière eux, mais c’étaient des kilomètres d’épaisse forêt vierge, sans route ni sentier, où fougères, sapins, épicéas, cèdres, champignons, fleurs des champs, mousse et bois pourrissant abritaient quantité d’ours, d’élans, de cerfs, de mouflons de Dall, de chèvres de montagne et de gloutons. »
C’est dans ce site grandiose et sauvage que Jim décide d’emmener son fils de treize ans pour y vivre en autarcie, un an durant. Jim est égocentrique, lâche et romantique. Sa vie est une suite de ratages amoureux et professionnels. Il entreprend de se refaire une virginité loin de la société de consommation, du mal-être, du mépris et des femmes. Jim est persuadé qu’il offre une vraie chance à son fils, la possibilité de vivre une aventure extraordinaire : « Dans l’imagination de Jim, n’importe quel garçon aurait eu envie de s’installer en Alaska avec son père, de s’organiser pour survivre en pleine nature comme un pionnier. » Mais Roy, qui n’a pas été vraiment libre de son choix et n’a pas l’esprit fantaisiste de son père, ne voit pas cet exil du même œil : « Les choses étaient crûment ce qu’elles étaient et rien d’autre. » Dès leur arrivée, il se rend compte que son père n’est pas préparé et qu’il n’a pas correctement anticipé ce séjour comme il l’avait pourtant prétendu devant sa mère et sa sœur : « Ils avaient emporté des outils, mais Roy avait le sentiment que son père improvisait en chemin. L’idée qu’il n’ait pas pensé à l’avance au bois sec effrayait Roy. » La vie auprès d’un père qu’il ne connaît pas, avec lequel il n’a jamais rien partagé, lui paraît très vite pénible voire impossible : « Cela semblait impossible. Tout semblait impossible aux yeux de Roy, ils étaient terriblement mal préparés. »
Dès les premiers jours, un ours s’introduit dans leur cabane alors qu’ils explorent les alentours, dévore leurs provisions et éventre leur matériel : « Tout était détruit. (…). Ils ne pouvaient plus appeler personne, à présent, et ils n’avaient nulle part où dormir. » Dès lors, non seulement Roy comprend qu’il va devoir survivre en milieu hostile mais il sait qu’il ne pourra compter que sur lui-même. C’est qu’il connaît à présent la faiblesse de ce père dont il supporte toutes les nuits les sanglots et les confessions inopportunes de ses errances : « Au matin, Roy se rappelait les pleurs et il lui semblait que c’était justement ce qu’il n’était pas censé faire. Par une sorte d’accord tacite pour lequel il n’avait pas été consulté, il était supposé les entendre la nuit puis, le jour venu, non seulement les oublier mais faire en sorte qu’ils n’aient jamais eu lieu. Il se mit à redouter leurs nuits ensemble, bien qu’il n’y en ait eu que deux jusqu’à présent. »
Petit à petit, laborieusement, la vie s’organise. Le père et le fils chassent, pêchent mais ne parviennent pas à mieux se connaître. En ont-ils seulement envie ? L’atmosphère devient vite pesante, oppressante. Jim ne supporte plus d’être séparé des femmes et communique par radio avec la belle-mère de Roy, Rhoda. A ce moment-là, Roy perçoit le caractère inéluctable de l’existence et développe un fatalisme surprenant : « Roy leva les yeux. Son père était penché en avant, les bras sur les genoux, la tête baissée. Il se frottait le front. Il demeura ainsi longtemps. Roy ne trouvait rien à dire, alors il ne disait rien. Mais il se demandait pourquoi ils étaient là, quand tout ce qui semblait importer à son père se trouvait ailleurs. Cela ne lui semblait pas logique du tout que son père soit venu s’installer ici. Il commençait à se demander si son père n’avait pas échoué à trouver une meilleure façon de vivre. Si tout cela n’était pas qu’un plan de secours et si Roy, lui aussi, ne faisait pas partie d’un immense désespoir qui collait à son père partout où il allait. » A partir de là, tout bascule et la deuxième partie s’ouvre, béante, sur un naufrage.

Dans un style dur et efficace, David Vann nous entraîne à la dérive des sentiments et nous invite, avec une cruauté non dissimulée à nous méfier des pères dépressifs qui, soudainement, cherchent à se rapprocher de leur fils…
Haletant et tragique, noir, captivant, mais aussi roman de la défaillance. L’auteur de Sukkwan Island analyse l’immaturité d’un père aux prises avec la folie, un père qui ne sait exister que dans l’antagonisme, la contradiction et l’irrésolution. Construit comme un polar en un crescendo angoissant où plane l’ombre du sourire machiavélique de Jack Torrance, c’est un roman qui parle de l’insoutenable et laisse le lecteur sidéré.

P.-S.

Sukkwan Island, traduit de l’américain par Laura Derajinski, Editions Gallmeister, 2010.
David VANN est né en 1966 sur l’île Adak, en Alaska. Après avoir traversé les Etats-Unis en char à voile et parcouru plus de 40 000 miles sur les océans, il travaille à la construction d’un catamaran avec lequel il s’apprête à effectuer un tour du monde en solitaire. Il vit en Californie où il enseigne à l’Université de san Francisco. En 2005, il a publié A mile down, récit de son propre naufrage qui a fait partie de la liste des best-sellers du Washington Post et du LA Times. Sukkwan Island, tiré du recueil Legend of a suicide, est paru en 2008 aux Etats-Unis et à l’automne 2009 en Grande-Bretagne où il remporte un large succès.

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