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Le rituel du serpent : Art et anthropologie d’Aby Warburg 

jeudi 1er septembre 2005, par Jean Lacoste

La situation semble empruntée à Kafka : en 1923, l’historien d’art Aby Warburg, soigné depuis cinq ans pour de graves troubles mentaux à la clinique de Bellevue à Kreuzligen, sur la rive suisse du lac de Constance, doit présenter une conférence scientifique au personnel et aux patients pour montrer qu’il a recouvré la santé mentale : cette conférence, véritable rite de passage, est la condition de sa sortie. Les éditions Macula publient, dans un même volume, avec une intelligente iconographie, le texte de la conférence de Warburg, accompagné d’une introduction de Joseph Leo Koerner et d’essais de Fritz Saxl et de Benedetta Cestelli Guidi.

Aby Warburg souffrait, selon les termes d’une lettre à Freud du directeur de la clinique, Ludwig Binswanger, d’une « grave psychose », accompagnée d’angoisse, d’obsessions et de « manœuvres défensives » ; il choisit pour sa conférence un thème à la fois exotique et manifestement en rapport avec sa propre situation psychique : la manière dont des Indiens Pueblos d’Amérique du Nord, les Hopis, maîtrisent collectivement, par l’impressionnant « rituel du serpent », une peur immémoriale, et croient dominer les forces de la nature par le jeu de la pensée symbolique. Dans la situation elle-même angoissante dans laquelle il se trouve, Aby Warburg cherche le matériel de sa conférence non dans son domaine habituel, l’histoire de l’art, la Renaissance en Occident, mais dans les souvenirs d’un voyage qu’il a fait 27 ans auparavant aux Etats-Unis. Warburg, qui est issu d’une grande famille de banquiers juifs de Hambourg et entretient des relations difficiles avec le judaïsme et son refus traditionnel des images, éprouve en même temps une profonde aversion pour l’histoire de l’art esthétisante et formaliste de l’époque : pour fuir ces conflits, il entreprend en 1895-1896 un long périple aux Etats-Unis, de New York à la côte Ouest, au cours duquel il passe quelque temps à l’ouest de Santa Fe et du Rio Grande, chez les Pueblos du Nouveau-Mexique et ceux de l’Arizona, les Hopis. Il rapporte de ce voyage des poteries à la subtile ornementation symbolique, dont il fera don au musée ethnographique de Hambourg, des photographies fascinantes, où on le voit, « banquier cow-boy », à côté de danseurs ornés de plumes, et surtout une conviction : l’art et l’anthropologie s’éclairent réciproquement.
En fait, Aby Warburg, dans son voyage du printemps 1896, n’a pas véritablement assisté au rituel au cours duquel les Hopis dansent en tenant un serpent à sonnette vivant dans leur bouche. Il a assisté à d’autres cérémonies au cours desquelles il est fait usage de masques, comme médiateurs démoniques, dont les fameuses poupées katcina, qui figuraient en bonne place dans la collection d’André Breton, sont l’énigmatique reproduction. C’est au cœur de l’été, en août, quand la culture du maïs est menacée par la sécheresse et dépend des pluies d’orage que les Hopis, lors de « festivités paysannes », pratiquent la danse des serpents. Le serpent, en effet, est comme l’éclair, zigzaguant, il est l’éclair, et manipuler l’animal dangereux est une manière de maîtriser les forces naturelles dont dépend l’existence même de ces Indiens agriculteurs et sédentaires. En obligeant le serpent à participer à la cérémonie, sans le sacrifier, en surmontant la peur qu’il inspire, on influe sur le cours de la nature, dans un étrange, instable et pourtant efficace mélange de magie rituelle et de finalité pratique. Entre la main, et la pensée, entre le geste et l’intellect, il y a place pour le symbole qui permet de surmonter la terreur que suscitent les phénomènes naturels incompréhensibles et les périls de l’immédiat environnement. Les Hopis - c’est-à-dire, dans leur langue, « les Pacifiques » - se placent ainsi à mi-chemin entre les sacrifices sanglants pratiqués par d’autres ethnies nomades, pour la même fin, et la « sérénité » que procurent les religions du salut.

Il n’est pas question ici simplement d’ethnologie ; nul doute que l’incursion du jeune savant dans ce domaine relève de la préhistoire de la discipline, même si, à New York, Aby Warburg rencontre les pionniers du Smithsonian Institution, notamment le fameux F.H. Cushing. C’est davantage au voyage d’André Breton dans la région pendant la guerre, et à l’Ode à Charles Fourier, voire à l’expérience d’Artaud au Mexique en 1936, que l’on songe. Ce voyage représente pour Aby Warburg une fuite hors de la civilisation occidentale - dont il s’agit de retrouver dans cette « enclave d’humanité païenne primitive » un état antérieur -. Pour l’historien, qui avait, comme on sait, rassemblé à Hambourg une vaste et « labyrinthique » bibliothèque d’histoire de la civilisation occidentale, dans l’organisation originale de laquelle Cassirer avait perçu une stimulante « collection de problèmes », le paganisme symbolique des danses indiennes devait éclairer d’un jour nouveau la Grèce antique, avec ses ménades extatiques et ses nymphes en transe, comme la Renaissance elle-même. Il s’agit finalement d’expliquer pourquoi l’homme moderne se révèle incapable de surmonter ce que Freud appelait le « malaise » de la civilisation, et, d’une certaine manière, pourquoi il se trouve désarmé devant certaines angoisses. Warburg ne se fait pas d’illusion sur la possibilité de retrouver une véritable humanité primitive, et il perçoit, bien avant Lévi-Strauss, la tristesse des tropiques en soulignant ce qu’il appelle la « contamination » de la culture indienne, tant par le catholicisme espagnol que par la modernité américaine ; en retour, il ne cesse de mettre en évidence le caractère schizophrénique de la civilisation occidentale : aussi s’intéresse-t-il, dans l’un et l’autre cas, aux détails, aux symptômes, aux incongruités, qui montrent notamment, dans l’héritage classique et chrétien, la « survivance » et la persistance des dieux païens, de leurs images chargées de sens et de pathétique.

Le serpent, pour les Hopis, est à la fois un danger et un remède, un démon et messager, un intercesseur, qu’on laisse aller, après la cérémonie, vers les quatre points cardinaux pour que la pluie vienne, avec l’éclair. Mais cette ambivalence, comme le montre Warburg dans sa seconde partie, capitale, de sa conférence se retrouve dans l’image du serpent dans la culture grecque : si un serpent monstrueux étouffe Laocoon et ses fils lors de la guerre de Troie, c’est un serpent salvateur qui s’enroule autour du bâton d’Asclépios, le dieu de la guérison, l’Esculape des Romains ; la même ambivalence se retrouve dans la religion chrétienne avec le serpent tentateur et le serpent de Moïse. Il existerait ainsi un « paganisme éternel », indestructible, mais ambivalent, dont les images permettent à l’homme de faire face aux angoisses et aux interrogations qui viennent le hanter ; mais, en même temps, ce paganisme peut connaître de véritables métamorphoses, peut muer en quelque sorte, par un processus de symbolisation caractéristique de l’évolution humaine. La conclusion de la conférence est d’une tonalité assez sombre, et la tension est perceptible ; elle s’achève sur la victoire de la technologie qui a chassé les pratiques magiques, qui a dissipé la peur de l’éclair et des serpents, en domestiquant l’électricité, désormais prisonnière d’un serpent de cuivre, mais qui n’a pas pour autant résolu les énigmes de l’existence, qui prive même parfois les hommes de la possibilité de faire face symboliquement à ces énigmes et aux peurs qu’elles suscitent.

À ce stade, il apparaît que la conférence de Warburg est susceptible de lectures concurrentes, et demeure elle-même assez ambivalente. Elle peut paraître inviter à un retour aux sources vitales du paganisme, à une prise en compte de la cruauté et de l’extase fondatrices, contre les illusions de la rationalité technicienne ; elle peut aussi montrer comment les sociétés humaines se déprennent des sacrifices sanglants, et s’apaisent par la voie du symbolique. En ce sens, la conférence de Warburg se situerait à mi-chemin entre Nietzsche (ou Bataille), et Cassirer, qui commence à cette date (1923) à publier dans les publications de la Bibliothèque Warburg ses premiers textes sur la « forme symbolique » et la « forme du concept dans la pensée mythique ».

Warburg meurt brutalement six ans plus tard en 1929 et Ernst Cassirer, dans sa belle oraison funèbre, souligne que « [le] regard [de Warburg] ne se portait pas en premier lieu sur les œuvres d’art ; il sentait et voyait derrière elles les grandes énergies formatrices. Pour lui, ces énergies n’étaient rien d’autre que les formes éternelles de l’expression de l’existence humaine, de la passion et de la destinée de l’homme ... Là où d’autres avaient vu des formes déterminées et stables, il voyait des forces mouvantes, ce qu’il appelait les grandes "formes du pathos" que l’Antiquité avait créées comme patrimoine durable de l’humanité. » Ce que Cassirer, profondément influencé par le classicisme goethéen, ne met peut-être pas assez en lumière ici, quelle que soit la compréhension qu’il manifeste pour l’ancien pensionnaire de Kreuzlingen, qu’il compare à Giordano Bruno, c’est à quel point ces grandes formes pathétiques, ces grandes images symboliques s’enracinent aussi, de façon encore plus obscure, dans des pratiques rituelles semblables à ces danses indiennes, décrites avec tant d’Einfühlung par l’érudit de Hambourg. En ce sens, Aby Warburg, si proche de Cassirer, se rapproche de Nietzsche qui avait fait du serpent le compagnon de Zarathoustra.

P.-S.

Aby Warburg : Le rituel du serpent : Art et anthropologie ; Introduction de Joseph L. Koerner. Macula, 197 pages, 23 €

Cet article est paru dans la Quinzaine littéraire, en mai 2003, numéro 854.

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