Ce que je puis dire de mieux à sa gloire,
persuadé que d’autres pourront le dire aussi,
c’est qu’il m’a fait gagner du temps.
René Daumal
La vie n’est pas belle, elle est splendide. Elle ne connaît rien de supérieure à elle-même, étant à elle seule son unique critère possible d’évaluation positive. On se trompe quand on compare la vie (notre vie) à autre chose pour la dévaluer (et même une autre vie). Car tout ce que nous pouvons tirer d’argumentations en sa défaveur vient de celle-ci, et ce que nous nous trouverons en mesure de lui opposer ne sont que des créations ultérieures (la vie éternelle au paradis, l’autre monde, une vie rêvée ou fantasmée, la vie de quelqu’un d’autre telle que nous nous la figurons par les journaux), hypothèses qui ne tiennent leurs sources que d’elle comme étalon, et n’en sont, somme toutes, que des reliques malheureuses, de vagues fantômes ou phantasmes, des " vies bâclées à la 6-4-2 " tels les spectres rencontrés par Daniel Paul Schreber dans ses Mémoires d’un névropathe et auxquels il identifiait le Christ ressuscité, ce zombie.
One size fits all. Il n’y a que la vie, une vie, et celle-ci est unique et parfaite. Comme dit Frank Zappa, l’Univers n’a qu’une taille et elle s’adapte à tous. A la manière d’Œdipa Maas dans Vente à la criée du lot 49 de Thomas Pynchon, ce qui nous empêche d’en apprécier l’étendue est d’ordre magique. Qui nous aidera, dès lors, à nous séparer de toutes ces superstitions, ces connaissances mutilées qui en recouvrent l’accès ? Qui pourra abolir la nuit et nous délivrer de la tour de malheur que nous tissons autour de nous pour vainement nous protéger de son immanence ? Ce n’est pas peu dire que nous avons besoin d’aide. La vraie vie n’est pas ailleurs ; c’est nous qui ne sommes pas au monde. Et par notre propre faute, d’ailleurs.
Heureusement, il y a Spinoza. Baruch Spinoza n’est pas un maître mais un exorciste. Spinoza est l’exorciste de toutes les maladies socialement transmissibles transmuées en démons familiers. La prudence est son sceau. La clémence est son blason. On ne sait pas beaucoup de choses de Spinoza au quotidien, à part qu’il était seul, volontairement pauvre, visiblement chaste. Spinoza a compris très tôt que la condition de la liberté est de ne faire envie à personne. L’Envie est la Haine elle-même, c’est-à-dire une Tristesse, en d’autres termes une Affection par laquelle la puissance d’agir d’un homme ou son effort est réduit. Mais l’homme ne s’efforce vers une action et ne désire la faire que si elle peut suivre de sa nature telle qu’elle est donnée ; donc l’homme ne désirera pas qu’aucune puissance d’agir ou (ce qui revient au même) qu’aucune vertu soit affirmée de lui, si elle appartient en propre à la nature d’un autre et est étrangère à la sienne ; et ainsi son Désir ne peut être réduit, c’est-à-dire qu’il ne peut être contristé parce qu’il considère quelque vertu dans un être dissemblable, et conséquemment il ne peut lui porter envie. Mais il portera envie à son pareil qui est supposé de même nature que lui.
Ainsi, la meilleure vie est la plus obscure et la plus retranchée parce qu’elle seule permet de se singulariser suffisamment pour sortir du jeu permanent des passions humaines, de donner aux autres hommes l’illusion d’une dissemblance essentielle. Il ne s’agit pas de solitude ou de monachisme misanthrope ; il faut au contraire favoriser les relations sociales, créer des amitiés. Mais qui veut vivre heureux parmi les hommes ne doit faire envie ou honte à personne, ne doit donner ni son désir ni son accomplissement personnel en exemple, car du pouvoir qu’il tirera de ce modèle radieux qu’il imposera (l’important n’est pas qui vous regarde mais qui vous regardez dit Fabrice Petitjean), de cette identité qu’il incarnera, il ne récoltera que la tristesse et l’empêchement des autres. Il fera des hommes qu’il aura asservis à sa puissance des disciples qui ne lui apporteront rien : leur impuissance, leur ennui, et éventuellement leur jalousie, leur haine.
Ni maître ni maîtrise, l’homme participe de la béatitude lorsqu’il consacre sa vie à un exercice adéquat à sa puissance, et celui-ci est relatif à ce qu’il peut, c’est-à-dire ce qu’il tire essentiellement de lui-même, activement, dans son rapport aux autres. De cette vie obscure, solitaire et lente qu’il a choisi de vivre, Spinoza dégage la plus claire des pensées. Dans la pénombre, il saisit une lumière immanente. A l’écart, il se fond dans le courant du monde. Inventeur d’une pensée mutante qu’on pourrait décrire comme un taoïsme positiviste, un machinisme zen, Spinoza n’est pas un philosophe d’état, de profession ou un professeur ; il est opticien artisanal, polisseur de lentilles. La philosophie n’est que le revers de sa veste. C’est un des corpus les plus maigres de la philosophie moderne : à peine mille pages pour tout dire. Mais le but de Spinoza est la béatitude et rien d’autre. Et sa méthode ne supporterait nul à-peu-près qui en différerait l’obtention.
On peut lire tout Spinoza, puisque rien n’est bien long, mais si l’on veut aller aussi vite que lui, on préférera relire l’Ethique en boucle plutôt que de s’aventurer dans ses autres productions. Plus qu’aucun autre livre de philosophie, l’Ethique est le chef d’œuvre de la pensée occidentale, ce qu’elle pouvait produire de plus profond et de plus bénéfique à travers sa méthode particulière, scientifique, technique, modestement Hespéride, pour appréhender la vie. A elle seule, l’Ethique combine les éléments les plus forts et les plus efficaces de la pensée moderne et de la pensée classique ; elle est un extraordinaire objet cosmique, où se rencontrent logique, souci d’intelligibilité, psychologie comparative, critique sociale, et vision illuminative.
Comme s’il était le premier homme sur la planète Terre, Spinoza propose à son lecteur une joie qui ne soit pas éphémère, mais éternelle, une joie qui soit le résultat d’un " bien souverain ". Pour cela il se fie, non aux lumières de la théologie ou d’une production culturelle déjà formée par avance, mais à la " lumière naturelle ", soit la déduction claire, logique, qui découlerait d’un premier principe indiscutable. Il évalue les trois moteurs de joie communs aux hommes : soit (pour dire vite) le sexe, le fric et la gloire. C’est aussi simple que ça : les hommes veulent de l’argent ou du sexe ou de la gloire. Ils donneraient même tout pour ça. Pourquoi ? Qu’est-ce qui nous motive vers des fins dont nous ne savons peut-être pas (mais peut-être le savons-nous quand même) que nous n’en serons jamais, vraiment, satisfaits ? Parce que nous sommes des êtres pulsionnels, ne connaissant pas l’origine de nos pulsions, notre conditionnement essentiel. Les philosophes ou les théologiens n’ont pas compris l’homme : ils lui ont posé des interdictions au lieu de saisir ce qui motivait ses passions et l’enchaînait à celles-ci. Ils ont tiré des lois générales de faits particuliers ou se sont perdus dans des abîmes de perplexité qui ne les délivraient pas davantage. Leur haine profonde de l’être humain leur a masqué son essence. Une méthode rigoureuse permettant une connaissance adéquate sera donc la possibilité de notre bonheur et de notre liberté. Cette psychologie rationnelle s’appelle, éventuellement, l’éthique. Pour qui la pratique, rien n’est interdit, rien ne doit faire l’objet d’une obligation morale, mais tout découle d’une raison pratique irréfutable, d’une coordination parfaite entre les désirs et les lieux qui leur sont loisibles d’habiter. Un homme qui obtient l’intelligence de sa joie comprend nécessairement qu’il sera d’autant plus heureux qu’il ne tentera pas de rendre d’autres hommes malheureux ; il fera un usage d’autant plus plein et parfait de sa puissance qu’il ne tentera d’asservir nul autre à celle-ci : il saura concentrer son énergie dans un objet qui lui fournira la plus profonde satisfaction. Et celle-ci découlera de la connaissance la plus parfaite, la plus complète, qu’il puisse obtenir de lui-même et de son rapport au monde.
La philosophie de Spinoza n’est pas une philosophie du commencement, mais une philosophie du toujours ou du n’importe quand. Le commencement de L’éthique est donc, non un commencement chronologique ou historique, mais un commencement logique : le fondement de toute existence ou de toute essence : la substance. Et cette substance est parfaite et ne peut connaître aucune limite puisque rien ne peut être pensé supérieurement à elle. Par déduction, si elle ne connaît aucune limitation, elle ne peut connaître celle d’une existence en acte comparativement à une existence possible, ce qui fait que la substance (c’est-à-dire Dieu, la Nature, l’Etre, comme il vous plaira de l’appeler) est immanente à ce monde. L’immanentisme radical est même la condition de la liberté et de la béatitude. Nous habitons un seul monde, infini et parfait. Le monde est ce qui ne manque de rien, puisque ce qui manquerait ne serait dès lors pas du monde, et donc ne manquerait pas. Le reste n’est que jeux de langage, communications équivoques.
La substance est une totalité active, c’est-à-dire que son infini n’est pas statique mais en mouvement continu, auto-poétique. Tout ce qui se crée dans le monde est du monde et vient du monde. L’essence de la substance est puissance. Mais cette substance n’est pas une force obscure ou un élan vital, c’est une totalité active obéissant à des lois rationnelles, qui sont, également, des preuves de sa perfection. La substance est composée d’attributs infinis - expressions de la substance (dont nous ne pouvons connaître, car nous n’en partageons, que deux : l’étendue et la pensée, par le corps et par l’âme). Les attributs se déclinent dans une infinité de modes. L’homme n’est pas divisé entre corps et âme, mais sa pensée est une idée du corps. Ainsi, l’homme est d’abord un être de désir, et ensuite, un être de connaissance. Nous ne connaissons que parce que nous désirons quelque chose, et tentons de nous l’approprier. L’essence de l’homme est le désir, ce qui veut dire qu’il ne cesse de vouloir accroître sa puissance, de conserver son être en s’appropriant de la réalité du monde à la mesure de son désir. Ce n’est pas pour connaître qu’il désire, mais c’est parce qu’il désire, qu’il s’efforce d’imaginer ou de connaître pour s’approprier ce qu’il désire. L’homme participe aux deux attributs qu’il connaît de la substance : l’étendue et la pensée. Le désir est le mouvement existentiel du corps et de l’esprit : une modification du corps et son corollaire, une idée de l’esprit. Les passions et sentiments sont des affections qui touchent le corps et le modifient. Les affects sont la conscience des transformations du corps par les idées de l’esprit. Ils produisent des joies et des tristesses, et c’est relativement aux joies et aux tristesses que produisent ces affects sur notre corps et notre esprit, que nous décidons de ce qui, pour nous, est bon ou mauvais, et que nous nommons, imprudemment, Bien et Mal. Le Mal n’est que le nom générique que nous donnons aux affects de tristesse qui entrent dans une mauvaise composition avec nous. Le Bien est le nom que nous donnons aux affects de joie qui entrent dans une bonne composition avec nous. Le projet de Spinoza est une psychologie rationnelle, une science des affects qui indique les sources possibles des affects de joie ou de tristesse qui composent avec notre corps et avec notre esprit. C’est ainsi que nous créons notre liberté et notre béatitude. L’esclavage, la servitude est le fait de la passion, non du désir, mais de la manière dont le désir dépend d’affects qui le mobilisent et l’enchaînent. Le projet de libération de Spinoza est de favoriser des affects de joie, qui sont des désirs actifs, c’est-à-dire des désirs qui ne dépendent que de ce qui est en notre pouvoir, du développement adéquat de notre puissance d’être. Le déterminisme de nos désirs n’est pas la cause de notre dépendance aux passions, mais c’est l’ignorance de la nature du déterminisme qui est la source de notre tristesse. La connaissance du déterminisme de nos désirs peut transformer les affects de tristesse (manque, dépendance) en affects de joie qui sont les désirs actifs : l’autonomie et la clarté.
Il y a un spinozisme : c’est la pensée cohérente qui découle de l’Ethique, mais il n’y a pas de spinozistes. Parce que Spinoza a produit, avec l’Ethique, la pensée la moins dépendante de facteurs contextuels, la moins ancrée dans un modèle humain, héroïque ou magistral dont on pourrait tirer une constante imitable, on ne peut dire qu’il se soit donné comme maître et que qui que ce soit puisse s’en déduire l’élève, le disciple ou le continuateur. Spinoza est une ombre qui voyage, sa main disparaissant derrière le texte qu’il a inscrit, trans-historique, pour toujours. l’Ethique est un ouvrage anonyme. Sa singularité est impersonnelle, non-subjective, fantomatique. Au XXe siècle, il a pu inspirer confiance à la fois à René Daumal et à Gilles Deleuze, à D.H.Lawrence et à Henry Miller, mais on peut reconnaître son conatus à l’œuvre dans les démarches de Joyce, Burroughs, Pynchon, Zappa, les Residents, quand bien même nul d’entre eux ne l’aurait lu ou connu. Par la focalisation de leur désir dans un mode d’expression adéquat, une langue qui soit à la fois puissance et accomplissement parfait, connaissance et béatitude, sandyas (sans dieu ni diable), Joyce ou Zappa sont parfaitement spinozistes. Par leur méfiance envers l’amour (comme drogue ou chansonnette) et toute forme de dépendance sociale, Zappa et Burroughs sont des praticiens modèles du troisième genre de connaissance. Par leur défiguration symbolique, leur retrait ironique et refus d’une posture d’excellence à travers ce retrait (à la différence des vaniteux Debord, Blanchot ou Salinger), Pynchon et les Residents ont réinventé le mode de vie spinoziste et sa pénombre au croisement du XXe et du XXIe siècle. Enfin, les Residents et Zappa sont spinozistes dans leur autonomie financière et intellectuelle, leur indépendance métaphysique et dans le modèle eskimo convoqué ou invoqué à cet égard. Car le seul peuple pleinement spinoziste, la seule société intellectuelle pleinement éthique est celle des eskimos. Car les indiens n’ont pas besoin de nous pour vivre (Thomas Bertay) mais nous, n’avons pas besoin des eskimos et c’est pourquoi nous leur ficherons la paix. Lorsque, en août 1818, l’équipage de John Ross a débarqué dans le Grand Nord avec ses deux bateaux, l’Isabella et l’Alexander, la première parole prononcée par les premiers Eskimos rencontrés par des explorateurs furent " Non ! Non ! Allez-vous en ! " prononcés dans un cri de terreur. Ils donnèrent l’impression d’un peuple maladroit et humble. Mais la société eskimo est la seule société primitive qui ait survécu à l’extension chrétienne capitaliste. La société eskimo est la seule qui n’ait pas fait assez envie ou honte pour être exterminée, la seule dont la joie dépende de facteurs tellement radicaux qu’ils ne pouvaient être réappropriés sans mal. Spinoza est le roi de Thulé.
Spinoza est peut-être le premier homme d’un nouveau monde. Il parlait de deuxième naissance ; il s’agit peut-être du deuxième Christ, celui qui, non seulement, révélait aux hommes qu’ils sont déjà au Paradis et que le pêché a disparu (comme Jésus) mais celui qui, de plus, interdit toute possibilité de sacrifice à cet égard, sort du mystère pour entrer dans une logique de béatitude. Après le Christ, Spinoza révèle la beauté de ce monde, son infinité, sa splendeur, son caractère irrévocable, mais, de plus il substitue à un mode d’expression prophétique et obscur, soit le mystère, la merveille : une possibilité d’expression claire et adéquate de cette beauté. Musique, maestro.