La Revue des Ressources
Accueil > Champ critique > Interventions > Le travail à l’oeuvre

Le travail à l’oeuvre 

place et valeur du travail dans la création et la réception de la littérature (extraits)

lundi 5 janvier 2004, par Pierre Verdrager (Date de rédaction antérieure : 1er janvier 1970).

[...] La référence au travail est loin d’être négligée par les créateurs qui en font, pour nombre d’entre eux, une modalité explicative de la mise au monde des textes particulièrement puissante. On peut dater cette revendication du travail, pour les écrivains, du milieu du XIXe siècle. Certes, il est possible de remonter plus loin dans le temps pour trouver des valorisations du travail dans l’exercice de la littérature. Cependant celles-ci étaient plus occasionnelles. En effet, si Boileau privilégiait le travail plutôt que le don, ce à quoi son statut de bourgeois le prédisposait (voir les vers si célèbres de L’Art poétique : " Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage, / Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage : Polissez-le sans cesse et le repolissez "), c’était, paradoxalement, pour mieux admirer l’aisance de Molière qui semblait guidé par les rimes mêmes qu’il avait produites.

C’est, entre autres mais exemplairement, Flaubert qui a commencé à revendiquer le travail sans lequel, d’après lui, il n’était pas possible de produire une littérature de valeur. Flaubert rompait ici avec la doctrine de l’inspiration qui constituait, depuis bien avant le Romantisme, le point de référence obligé de toute création littéraire. Ce qui était nouveau, ce n’était pas tant le fait qu’un écrivain travaille à ses textes, c’était plutôt qu’il le revendique haut et fort en identifiant là une des causes efficientes de la qualité littéraire, comme le socle génétique de la littérature. L’inspiration était disqualifiée, par mise en croyance, comme relevant des " images ", des " représentations " ou des " mythes ". L’exigence d’abandon véhiculée par la topique de l’inspiration était, en outre, considérée comme trop " féminine " : manifester le contrôle de soi, la maîtrise de sa volonté et la rigueur du travail n’était, en effet, pas seulement le moyen de montrer qu’on était un bon écrivain et qu’on se dissociait de ce qui était considéré comme de " l’imagerie romantique ", c’était également une manière de montrer qu’on n’était pas une femme, potentiellement manipulée à ses dépens par les exigences incontrôlées du corps et des humeurs, ainsi que le suggèrent, en d’innombrables occurrences, les rappels à l’ordre culturels qui relèguent la femme dans les zones les moins enviables de la division des facultés. Ainsi, George Sand et Gustave Flaubert opposaient deux modèles de la création littéraire qui faisaient directement écho à la division sexuelle des facultés. Quand l’un défendait le contrôle, le travail, en bref se situait en " régime de volition ", l’autre défendait, tout à l’opposé, le laisser-faire, la nonchalance, se situant en " régime d’inspiration ". Il reprochait constamment à son autre correspondante privilégiée, Louise Colet, de se " laisser aller ", de s’abandonner à ses " penchants naturels " dans sa création. Se situer en régime de volition, c’était aussi montrer qu’on est un homme, et un homme viril qui, seul, affronte son texte dans une économie actantielle que ne connaît pas l’auteur inspiré dont la présence est diluée dans le collectif de création que forment inspirateur et inspiré. C’est très vraisemblablement parce qu’il y a une circularité des causes et des effets qu’il n’est pas très aisé de distribuer clairement les faits dans la structure causale : ainsi, il est difficile de savoir si la misogynie de Flaubert, maintes fois exprimée, est la cause ou la conséquence de l’inscription de Flaubert en régime de volition. En tout état de cause, la référence à la dimension sexuée de la revendication du travail ne peut pas ne pas être mentionnée, à l’heure où parallèlement, à partir du milieu du XIXe siècle, s’amorce un long processus de valorisation sociale du travail, lequel rend dorénavant possible sa revendication dans les récits visant à expliciter le processus créatif.[...]

C’est ainsi que, un siècle plus tard, le volitif Claude Simon (Propos recueillis par C. Paulhan, Les Nouvelles, 15 au 21 mars 1984), répondant aux questions de Claire Paulhan, évoque la création littéraire en rabattant la topique de l’inspiration sur la sphère des " mythes " en en constatant, avec regret, la permanence :

" C. Paulhan - Comment travaillez-vous ?

C. Simon - Avec beaucoup de peine, comme ouvrier, ou plutôt comme un artisan : en me mettant à la table tous les jours, à la même heure... Et sans abandonner quand ça ne marche pas.

C. Paulhan - Cette réalité de votre travail ne vous sert-elle pas de contrepoids aux mythes romantiques ou contemporains de l’écriture ?

C. Simon - Je fais parfois une conférence que j’ai intitulée "fabrication de La Route des Flandres", parce que c’est très précisément de cela qu’il s’agit : fabriquer, faire, poiein, en grec. Vous connaissez cette appréciation railleuse de certains critiques lorsqu’ils veulent ridiculiser un livre : "ouvrage laborieusement fabriqué". C’est assez drôle. Tout d’abord ce mépris hautain (mépris de classe ont avancé certains) du labeur, du travail. On se demande d’abord d’où sortent ces gens. Est-ce qu’ils n’ont jamais vu d’épreuves corrigées par Balzac, par Proust, et les manuscrits de ce dernier ? [...] C’est bouffon. Peut-on croire qu’il existe encore dans le monde des lettres des gens qui perpétuent l’image populaire de l’artiste aux longs cheveux écrivant fougueusement, d’un jet, sous la dictée de l’"inspiration", de la Muse ? Et pourtant oui, ça existe ! Incroyable, mais vrai : je me rappelle l’interview d’un de nos romanciers contemporains (Henri Troyat, si mes souvenirs sont exacts) déclarant sans rire qu’il écrit "sous la dictée des masses". "

Les valeurs du régime de volition ne se sont pas, comme on le voit, diffusées dans tout l’espace littéraire : le conflit entre, d’un côté, les " inspirés ", privilégiant une conception où prévalent les transes, les délires ainsi que la facilité ; et, de l’autre, les " travailleurs ", perdure encore aujourd’hui, comme le regrette C. Simon.

Mais comment peut s’expliquer la distribution entre " inspirés " et " volitifs " ? N. Heinich, a discuté le modèle que nous avons proposé (in P. Verdrager, La réception de la littérature par la critique journalistique : le cas de Nathalie Sarraute, 1999, Thèse, Université Paris III), en tentant de rendre coextensifs, d’une part, régime de volition - ou " régime artisanal " - et discours savant et, d’autre part, régime d’inspiration - ou " régime vocationnel " - et discours profane (N. Heinich, Etre écrivain, La Découverte, 2000, p. 301) : " La symétrie de cette opposition ne doit pas dissimuler une dynamique fondamentalement dissymétrique, puisque c’est par réaction au régime "vocationnel" de l’inspiration que s’est développé l’appel au régime artisanal du travail. Cette dissymétrie d’origine se double d’une dissymétrie hiérarchique, l’inspiration étant devenue une topique de sens commun alors que le travail est plutôt invoqué par les spécialistes : c’est, typiquement, l’usage lettré de la référence à l’artisanat, devenue une ressource privilégiée dans l’opposition "artiste" à la désingularisation par le lieu commun inspiré. "

S’il paraît difficile de contester ces affirmations, tant elles sont corroborées par les innombrables déclarations des acteurs, elles ne sont pas toutefois en mesure d’éclipser, par exemple, les références au travail du discours profane, telles que pouvait les mentionner Pierre Bourdieu dans La Distinction. Aussi paraît-il justifié de considérer le recours à la topique du travail comme étant transversal aux divisions de l’espace social. En effet, c’est dans leur manière et pour des causes différentes que profanes et savants se différencient en faisant référence au travail, les premiers sollicitant la topique du travail faute de disposer de catégories spécifiques et, en l’occurrence, esthétiques, lesquelles leur permettraient d’appréhender les ouvrages de l’art et de l’esprit autrement qu’avec des schèmes de la vie quotidienne [...] ; les seconds privilégiant le travail pour refuser toute assignation aux topiques inspirées, particulièrement vulnérables aux accusations désingularisantes qui visent à dénoncer un stéréotype - conformément à la description heinichienne dans laquelle la référence au travail exprime le rejet de l’inspiration. C’est sans doute une des vertus du régime de volition que de pouvoir prendre en écharpe la double référence, profane et savante, au travail, non en la mettant, par réduction au régulier, en équivalence, mais afin de mettre en évidence une affinité jusqu’ici inaperçue qui rend proches, dans leurs conclusions, ceux-là mêmes que tout, par ailleurs, sépare.

Les écrivains du Nouveau Roman, qui sont les héritiers structuraux directs des écrivains de l’Art pour l’Art du siècle dernier, ont abondamment repris à leur compte la topique du travail. C’est la raison pour laquelle ils vont fournir un terrain particulièrement bien adapté à notre enquête sur le travail littéraire : " En ce qui me concerne, affirme N. Sarraute, j’ai toujours essayé de centrer ma vie sur le travail. C’est indispensable autant pour les femmes que pour les hommes " (N. Sarraute, " Ne sommes-nous pas tous un peu fous ? ", La Galerie 114, mars 1972). Dans une lettre à André Billy, Jérôme Lindon, éditeur de Tropismes aux Éditions de Minuit en 1957, écrivait que les auteurs du mouvement " ne sont pas des génies délirants : ce sont des écrivains lents et méticuleux et parfaitement conscients. Alain Robbe-Grillet a écrit Le Voyeur en travaillant dix heures par jour pendant deux ans " (cité in P. Fisson, " Où va le roman ? ", Le Figaro littéraire, 29 septembre 1962). R. Pinget, de même, insistait sur l’importance de la quantité de travail : " On travaille, on travaille sur des mots, des heures et des heures, des heures et des jours [...]. C’est abominable, c’est long, c’est long " (cité in Fisson, 1962). En régime de volition, on met l’accent moins sur le savoir comme avoir, que sur la recherche pour savoir. En régime d’inspiration, en revanche, le savoir est un acquis et non une conquête, et c’est pourquoi l’inspiré pourra privilégier moins la nouveauté garantie par personne (au double sens d’une seule personne et d’une absence de personne), que la conformité aux modèles, garantie par la communauté. En régime de volition, le travail au présent devient la référence absolue. Il est ce par quoi il devient possible de se détacher de la conformité et de faire émerger la nouveauté. C’est aussi la quantité de travail qui permet de faire accepter la lenteur du geste créatif, toujours vulnérable au soupçon d’oisiveté ou de paresse, soupçon disqualifiant qui hante l’expérience des hommes depuis des siècles (J. Delumeau, Le péché et la peur : la culpabilisation en Occident, XIIIe-XVIIIe siècle, Fayard, 1983, p. 255-264). En régime de volition, la lenteur est un opérateur capable de construire la grandeur du geste producteur tant il est vrai que la bonne littérature, dans ce régime, doit être le fruit d’un " travail bien fait " effectué sur un tempo soustrait aux exigences de l’urgence. En régime de volition, la facilité d’écriture est, précisément, une facilité à laquelle succombent ceux qui, naïfs, s’imaginent mal que fluidité puisse ne pas nécessairement rimer avec qualité : " J’écris avec difficulté, je travaille et je dois dire que c’est pour ça que j’écris. Pour moi, écrire, c’est le travail par excellence ", affirme ainsi Michel Butor (" J’aime beaucoup la peinture de Bosch ", propos recueillis par D. Odier, Gazette de Lausanne, 6 et 7 mai 1967). De même, le travail est présenté par N. Sarraute comme un moment terrible qui renvoie aux difficultés de l’épreuve héroïque : " Naturellement, le travail d’un écrivain, c’est forcément une épreuve, il affronte quelque chose d’inconnu, il ne sait pas où il va, il a toujours peur de manquer son but, même pas de manquer son but, parce que de but, au départ, il n’y a pas de but précis, il a toujours peur de ne pas arriver à transformer en mots, en écriture, quelque chose de ressenti, qui est assez difficile à saisir, par conséquent, c’est toujours très angoissant, c’est un effort qui est très difficile " (N. Sarraute, Archives du XXe siècle, entretien, réalisation de P. Collin, SFP, 1973). En régime de volition, la facilité d’écriture devient suspecte puisque l’effort y est valorisé. À la question de la revue Tel Quel, " Pensez-vous avoir un don d’écrivain ? ", N. Sarraute répond : " Je croyais avoir un don d’écrivain, quand j’écrivais en classe, mes devoirs de français. Je le reconnaissais à l’aisance et la joie avec lesquelles je les écrivais. Hélas, depuis, j’ai perdu, et, je crois, pour toujours l’une et l’autre " (N. Sarraute, " La littérature aujourd’hui ", II, Tel Quel 9, 1962). Ceci s’oppose aux valeurs inspirées qui font correspondre le volume du texte à celui du talent car, en régime d’inspiration, la facilité d’une écriture qui coule à flot est ce qui définit la grandeur. La facilité peut se combiner avec la quantité, présumant, en régime d’inspiration, de la qualité. A contrario, un auteur tel que M. Butor pouvait trouver comme insultant le fait qu’on le considère comme " prolixe " dans la mesure où cette conception de l’activité littéraire viole l’éthique de rareté qui caractérise le régime de volition. La grande quantité de texte produite constitue donc, en régime de volition, un point faible qui fait comprendre pourquoi celui-ci rejette violemment l’idée de cette prolixité, comme le rapporte J.-P. Barou : " Oui, Butor travaille beaucoup. Mais est-il un écrivain prolixe ? Grave question qui le fait bondir alors qu’il ouvre ce matin son courrier. Quelqu’un qui lui écrit le taxe en effet d’"écrivain prolixe" ! Butor n’est pas d’accord. Mais pas du tout " (in M. Butor, " Rencontre : Butor et les machines à lire ", propos recueillis par J.-P. Barou, Le Monde, 11 décembre 1993). [...]

La propension à rejeter une littérature qui requiert parfois d’importants efforts de compréhension est, pour une part, fonction du caractère plus ou moins structurant de l’opposition entre " loisir " et " travail ", lequel dépend très étroitement du degré de pénibilité de ce dernier ou de la faible satisfaction personnelle qu’il est susceptible de donner aux personnes. En effet, lorsque le travail n’est qu’un moyen, le cas échéant ennuyeux ou franchement désagréable, de subvenir aux besoins, le " loisir ", pour être jugé pleinement recevable et estimable, ne doit pas ressembler, dans la mesure du possible, à un travail fastidieux. Or tout laisse penser que l’acceptation des conceptions et des oeuvres des Nouveaux Romanciers repose, en définitive, sur la faiblesse de cette opposition, comme c’est le cas dans beaucoup de professions intellectuelles où les personnes ont une expérience du travail assez hors du commun puisque la limite entre le temps du travail et le temps du loisir n’est jamais parfaitement étanche. L’opposition entre " travail " et " loisir " a une force structurante bien plus importante pour les personnes qui pratiquent une profession non intellectuelle, dans la mesure où " occupation " et " vocation ", pour reprendre les termes de J. Schlanger (La vocation, Le Seuil, 1997), sont fortement disjointes. C’est ainsi qu’il devient possible de comprendre que le niveau de rejet d’une pareille littérature est fonction de la force structurante de l’opposition travail/loisir qui doit la plupart de ses propriétés à la nature plus ou moins intellectuelle du travail occupant la personne. Aussi n’est-il guère étonnant que la littérature sérieuse proposée par les auteurs du Nouveau Roman, lisible en régime d’effort, était bien faite pour plaire aux revues et journaux intellectuels et, symétriquement, déplaire aux périodiques populaires de grand tirage ou les quotidiens régionaux. [...]

En régime d’inspiration, cette littérature est parfaitement sinistre puisqu’elle requiert du lecteur un effort considérable, injustifié à fonder l’existence d’un ouvrage romanesque. Ainsi dans Le Planétarium de N. Sarraute, " il ne s’agit plus de plaisanter. Si vous espérez oublier enfin votre journée, quelque lancinant problème de fiscalité, de législation ou même de circulation, adressez-vous aux maisons d’à côté : le roman policier, la science-fiction ou la science tout court. Lisez un ouvrage de balistique ou d’économie politique. N’attendez pas que le roman vous guérisse de la vie, il a d’autres chiens à fouetter. Abordez-le tendus et mobilisés, toute attention dehors. Et ne vous plaignez pas surtout. Pensez à l’auteur. Malheureux. Pensez à sa peine, à ses sourcils froncés, à sa main droite crispée " (J. Mogin, " Nathalie Sarraute : Martereau ", Le Soir, 20 février 1954). Ceux qui privilégient non la création mais la récréation, non l’effort, mais le confort, voient dans le Nouveau Roman plus un tourment qu’un délassement. Celui qui veut être diverti ne trouvera que de l’ennui : " C’est du travail, nécessaire et utile sans doute. L’écueil en est l’ennui. Aussi est-ce une lecture à recommander aux seuls curieux de la chose littéraire, mais absolument contre-indiquée pour qui ne cherche qu’une détente, même de qualité " (Anonyme, " Nathalie Sarraute : Le Planétarium ", Sélection des Libraires de France, août-septembre 1959). L’augmentation de la difficulté du texte se caractérise par une élévation simultanée de la tension de lecture. Une telle " dramatisation " de l’expérience lectorale est refusée car la lecture littéraire ne justifie pas un tel investissement d’effort, d’un côté (celui de l’auteur) comme de l’autre (celui du lecteur). Comment, de ce point de vue, aimer un texte littéraire qui, à ce point, " sent la lampe " et manque de noblesse ? Au rejet du caractère " travaillé " de l’œuvre, s’ajoute le refus de l’aspect " intellectuel " de la démarche. Valorisable comme manifestation de " l’intelligence " et comme distance à la naïveté, l’aspect intellectuel des oeuvres du Nouveau Roman est disqualifié, en régime d’inspiration, comme étant une preuve d’intellectualisme. Le travail intellectuel est condamné, également, parce qu’il prouve un déficit de noblesse et d’élégance de ces " besogneux cérébraux " (Mogin, 1959) qui, faute de trouver, cherchent et, cherchant, se perdent - et leur lecteur avec. C’est ce qui vaut aux écrivains du Nouveau Roman leur rétrogradation d’artistes à artisans : " Le Nouveau Roman me semble, en effet, un genre assez étroit. Les écrivains qui l’illustrent sont plutôt des artisans, ce qui est certes fort honorable, mais un peu ennuyeux. Ils s’y prennent pour écrire un roman, comme un menuisier pour fabriquer un buffet en bois blanc. On ne peut pas les chicaner sur le travail, qui est en général très sérieux. Le buffet est bien raboté, bien lissé, les tiroirs ne grincent pas. Mais un buffet, ce n’est pas très intéressant " (R.-M. Albérès, " Le procès du Nouveau Roman ", Les Nouvelles littéraires, 9 juin 1966). Aux livres en chantiers, on préfère les livres entiers, le côté " pas fini " étant disqualifié comme " pas fin " : " Les chantiers sont nécessaires, mais une littérature de chantier donnée pour l’égale et la remplaçante désignée d’une littérature de cathédrale et de palais, non, non, non, et non ! " (H. Clouard, " la vie littéraire, la littérature ", Beaux-Arts, 20 juin 1958). L’inflation de la réflexion, donc du travail intellectuel, ne fait que lester les inflexions spontanées du corps qui, seul, est capable de trouvaille. Ceux qui sont possédés par les idées sont, avant tout, dépossédés de génie : " Comment ne pas être rebuté par la pauvreté de l’inspiration ? Les états obsessionnels se diluent dans la virtuosité ; le ton se trouve plus d’une fois faussé par l’esprit de système " (T. Louis, " Dix récits de Nathalie Sarraute : L’Usage de la parole ", La Libre Belgique, 26 mars 1980). L’excellence en régime inspiré est avant tout incorporée car il convient de prendre la littérature à bras le corps.

La dénonciation du travail intellectuel peut prendre forme dans l’opposition, si souvent rencontrée, du " théorique " (négatif) et du " pratique " (positif). Le recours à la " théorie " est une manière de faire de nécessité (pauvreté de l’imagination) vertu (primauté de la réflexion) : les hardiesses théoriques tenteraient, en effet, de compenser les faiblesses romanesques. C’est faute de pouvoir bénéficier d’un réel talent subjectivé dans une personne que les auteurs du Nouveau Roman sont obligés de recourir à des techniques et à des formules qui apparentent leur production à des objets de laboratoire, par où l’on retrouve, par l’étymologie, le labeur. Ce sont des palliatifs qui dissimulent mal leur absence de don, manifestée par une présence, paradoxalement, bien trop envahissante, de la volonté, stigmatisable comme velléité maligne. Or c’est parce que ces éléments renvoient aux règles et à la régularité du " monde industriel " (cf. L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur, Gallimard, 1991), qu’il convient de disqualifier cette " littérature mécanisée " (J. Majault, " Points de vue sur le roman moderne ", L’Éducation nationale, 12 novembre 1959) dont la " réflexion sémantique [est] proche de celle d’un ordinateur " (R. Kanters, " Parmi les livres ", Revue de Paris, août-septembre 1968).

Stigmatisée en régime d’inspiration, la référence au travail peut faire l’objet d’une forte valorisation, dès lors que les critiques s’inscrivent dans une tout autre logique. [...]
L’admirateur, en régime de volition, doit rendre hommage au travail de l’écrivain car celui-ci est le démenti qu’il est possible d’apporter aux " représentations ", aux " images " et aux " mythologies ", que l’on pourrait se faire de la réalité : " Parlez de création, d’écriture à Madame Sarraute, elle vous répond travail " (M. Gazier, " Nathalie Sarraute et son "il" ", Télérama, 11 juillet 1984). Lorsque le critique inspiré dénonce le travail, le critique volitif admire l’ardeur au labeur, car elle est avant tout une preuve de l’absence de paresse. Ainsi, on a pu considérer que Martereau de N. Sarraute était un bon livre car il représentait un " défi à la paresse d’esprit " (J. Albert-Hesse, " Un monde à l’envers : Martereau, de Nathalie Sarraute, Franc-Tireur, 18 juin 1953). Le prix à payer de l’auteur au travail est l’augmentation des coûts d’accès par une difficulté de lecture accrue. Cette difficulté, qui peut être discréditable au nom de l’ésotérisme, peut aussi être fortement valorisée car elle peut figurer l’effort de l’auteur à partir duquel peut s’imaginer la charge signifiante insufflée dans le texte et s’évaluer, par conséquent, sa valeur. Le lecteur doit payer par l’effort le prix de sa lecture car l’écrivain, lui aussi, a payé de sa personne pour écrire, et c’est ce qui fait tout le prix des ouvrages. En régime de volition, l’aridité contribue à produire la validité du texte car l’absence de facilité est, aussi, une preuve d’absence de frivolité : " Ce livre hermétique pour qui aime à trouver dans les phrases une distraction, exige une concentration qui permet d’assembler sans erreur, si ce n’est sans difficulté, les parcelles d’un tout appelé VIE " (C. Pallène, " Le livre de la semaine : "Disent les imbéciles" par Nathalie Sarraute ", Journal de Letzeburger, 30 octobre 1976). Ceux qui travaillent nous donnent autant de joie qu’ils ont eu de peine à construire ce qu’ils nous proposent dans leurs œuvres. L’évaluation de la difficulté du texte fait partie de l’appareil d’authentification puisqu’elle est signe d’intransigeance de la part d’auteurs qui ont su résister aux séductions de toutes sortes. Sa dureté devient la preuve de sa pureté : " Nathalie Sarraute appartient à la classe des écrivains d’avant-garde qui ne font aucune concession à la facilité et qui poursuivent obstinément une recherche difficile " (J. Paget, " Anthologie vivante de Nathalie Sarraute ", Cahiers littéraires 9, 1963). La résistance aux séductions du siècle se traduit par la persévérance dans le travail. Or, en régime de volition, les admirateurs corrèlent quantité de travail requis et qualité du travail produit en projetant la longueur de la peine de l’auteur à l’oeuvre sur la valeur de l’oeuvre produite.

L’épreuve de vérité permet également de tester la valeur du travail de l’auteur qui ne s’est pas " laissé aller " à son imagination, mais a éprouvé, par l’effort, la pertinence de ses propositions. L’écrivain, en outre, n’est pas traité comme une médiation transparente entre un être transcendant et un lecteur : aucun être n’inspire l’écrivain et l’écrivain est seul face-à-face avec sa feuille. L’inscription en régime de volition se manifeste dans des phrases aussi anodines que : " Nathalie Sarraute ne trouve sa force et son inspiration qu’en elle-même " (C. Mercier, " Pléiade : Sarraute et Gide ", Commentaire 220, printemps 1997).

Le fait que les critiques rendent hommage au travail de l’auteur a des conséquences sur les épreuves que ceux-ci sont susceptibles de faire passer au texte littéraire. En effet, celui qui travaille énormément, où qui est réputé travailler beaucoup ses textes, diminue la part de hasard, d’involontaire, puisque l’acharnement au labeur contribue à rendre coextensifs projet et objet : c’est ainsi qu’il devient possible de construire l’évaluation en étalonnant l’objectivation (la création littéraire) sur l’intention (le projet littéraire). En régime de volition, en effet, l’épreuve cardinale, par laquelle on mesure le degré de réussite de l’objet par sa conformité au projet, est l’épreuve téléologique. L’emprise de l’épreuve téléologique, en régime de volition, n’est particulièrement forte que parce qu’elle se traduit par une valorisation du contenu intentionnel saisissable dans des théories qui laissent penser que l’invention exercée en pratique est solidaire d’une intention travaillée en théorie. Bien entendu, s’il importe, fût-ce en régime de volition, que cette invention soit autonome, c’est-à-dire invulnérable à toute " traduction " de la théorie à la pratique, on peut dire que la référence au travail permet de sécuriser l’épreuve téléologique. Or le besoin de sécurité dans l’évaluation est grand, surtout lorsque les valeurs ne sont pas stabilisées, ce qui était le cas avec le Nouveau Roman dans les années 1950 où les controverses faisaient rage.

Mais comment s’assurer que l’oeuvre a bel et bien été travaillée ? L’examen des manuscrits permet de s’en assurer et de fournir des preuves qu’un travail a bien été accompli. Le travail n’a jamais une si grande force de persuasion que lorsqu’il prend la forme visible d’une trace objectivée qui doit permettre de faire sentir l’effort. Ainsi les biffures manifestent et, surtout, garantissent l’exercice de la volonté auctoriale dans la pratique délibérée du repentir. En remontant indiciellement de la " trace " raturée (cf. C. Ginzburg, " Signes, traces, pistes : racines d’un paradigme de l’indice ", Le Débat, 7 novembre 1980) au travail forcené, critiques et lecteurs pourront, le cas échéant, inférer qu’ils détiennent un objet voulu total, corrélatif d’un travail total et permanent, prédisposé à garantir la légitimité et la sécurité des dévoilements exégétiques : le " hasard aboli ", l’herméneutique et les commentaires pourront prendre place en toute sécurité. On comprend donc que passer du régime d’inspiration au régime de volition suppose que l’on bascule d’une éthique du don offert par la nature à une éthique du travail souffert dans la rature. La référence à la volonté et à la quantité du travail de l’auteur permet de faire diminuer, corrélativement, l’insécurité critique puisque le niveau de motivation de tous les segments littéraires autorise, voire encourage, un déchiffrement de ce qui ne doit rien au hasard. En effet, si " chaque mot " est travaillé, " chaque mot " devient potentiellement pertinent. Par conséquent, plus le travail est contrôlé, et plus le produit peut être disponible pour être considéré comme irréductible et inchangeable. " Chaque mot " devient motivé, au sens de la linguistique, car la raison de sa présence est une intention surplombante qui en a opéré la venue. Le gouvernement de soi par soi permettrait d’élever sans cesse le seuil de pertinence : " Ce n’est évidemment pas par hasard que, dès la première ligne [d’Enfance], Nathalie Sarraute soulève ce lièvre et débusque la formule légèrement obscène qui résume implacablement son propos " (F.-O. Rousseau, " Une enfance ", Magazine littéraire, juin 1983). La référence à la rareté des publications est la manière que les critiquesont de mesurer, non pas la maigreur de l’inspiration, mais la lenteur d’un écrivain qui sait prendre son temps : " Six titres en vingt-cinq ans, la bonne mesure " (M. Galey, " Trois romans : des appels dans le bruit ", Arts 214, avril 1963).

À partir de l’évaluation de la très faible productivité littéraire de N. Sarraute, la critique en déduit une hyperpertinence de tous les éléments textuels qui ont résisté à l’épreuve du temps, et qui sont donc tous la conséquence d’une volonté qui aurait décidé de leur maintien : tout entre en pertinence puisque le produit littéraire n’est pas une addition mais une soustraction qui, précisément, fait toute la différence. L’insistance sur la maturation, le long et pénible travail à l’oeuvre pour les livres, permet de se rendre compte que seul l’auteur qui se livre au labeur dans la lenteur peut livrer son oeuvre à la bonne heure (cf. M. Galey, " La mémoire de Natacha ", L’Express, 22 avril 1983). La subordination de la vente à celle de l’attente, garantit, en outre, la pureté des intentions créatrices : seul l’écrivain ayant une emprise sur soi peut résister à la couleur de l’argent et peut, par conséquent, laisser prise, en régime de volition, à l’admiration. [...]

P.-S.

Ce texte est la version abrégée d’un article qui présente, sous une forme synthétique, certains des résultats exposés dans P. Verdrager, La réception de la littérature par la critique journalistique : le cas de Nathalie Sarraute, 1999, Thèse, Université Paris III. Les coupes sont de la rédaction.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter