La Chasse spirituelle est sans aucun doute le plus mythique des manuscrits perdus de Rimbaud. Enid Strarkie, qui a écrit l’une des premières grandes biographies du poète de Charleville, écrivait que l’espoir le plus ardent des rimbaldiens du monde entier restait de déterrer La Chasse spirituelle. L’émotion atteignit son comble lorsque le 19 mai 1949 le Journal Combat publia des extraits d’un inédit de Rimbaud, La Chasse spirituelle, présenté par Pascal Pia. Le livre paraissait en même temps au Mercure de France. André Breton cria aussitôt à l’imposture. Il avait raison, car peu après, les comédiens Akakia Viala et Nicolas Bataille se dénoncèrent comme les auteurs du faux. Ils eurent, cependant, toutes les peines du monde à faire la preuve de leur mystification. Aujourd’hui encore, certains pensent qu’ils avaient eu sous les yeux un authentique manuscrit, car Pascal Pia avait prétendu avoir vu la mention, parmi les fiches d’un collectionneur, d’un manuscrit en cinq parties portant le nom de La Chasse spirituelle. Mais Pascal Pia, qui était connu pour ses mystifications littéraires, demeurait suspect. Les partisans de l’authenticité et ceux du canular s’affrontèrent pendant des mois (on se passionnait pour la littérature à cette époque !) ce qui fait que cette affaire reste unique, par son ampleur, dans l’histoire littéraire. Il y a quelques années, François Caradec reconnaissait avec une rare honnêteté, dans les pages du magazine littéraire, qu’il avait cru à cette supercherie et qu’il espérait encore que le vrai manuscrit ressurgisse un jour.(L’affaire de “La chasse spirituelle”, Magazine littéraire n°289, juin 1991)
Mais la véritable histoire de La Chasse spirituelle est sans doute encore plus mystificatrice qu’on ne le pense. Il y a en effet, à mon avis, toutes les raisons de croire aujourd’hui que ce manuscrit légendaire n’a jamais existé ! C’est une histoire totalement inventée par Verlaine et Rimbaud ! Je vais tenter ici d’exposer cette thèse, mais je dois pour cela reprendre la chronologie de la constitution du mythe.
Dans sa fameuse publication des Poètes maudits en 1884 qui révélait au public l’existence de Rimbaud et qui donnait de nombreux extraits de son oeuvre, Verlaine, après avoir mentionné les vers de 1872 écrivait :
Un prosateur étonnant s’ensuivit. Un manuscrit dont le titre nous échappe et qui contenait d’étranges mysticités et les plus aigus aperçus psychologiques tomba dans des mains qui l’égarèrent sans savoir ce qu’elles faisaient.
Le mythe du manuscrit perdu commençait. Les mains que Verlaine accusait étaient celles de sa femme Mathilde. Lorsque Verlaine s’était enfui à Londres avec Rimbaud en juillet 1872 il avait, malencontreusement pour lui, oublié des lettres compromettantes de Rimbaud que sa femme découvrit dans son bureau. Par la suite Verlaine n’eut de cesse de l’accuser d’avoir perdu ou brûlé ou même confisqué des poèmes de Rimbaud et notamment un manuscrit dont le nom ne sera révélé que plus tard. Quelques années après la publication des Poètes maudits, en 1888, il renouvelait ses accusations. Il évoque ainsi des poèmes qui :
furent confisqués (c’est le mot poli) par une main qui n’avait que faire là, non plus que dans un manuscrit en prose à jamais regrettable et jeté avec eux dans quel ? et quel ! panier rancunier pourquoi ? (Les hommes d’aujourd’hui, tome VII,Vanier, 1888, n°318)
On a reconnu à nouveau la main de Mathilde, et on observe que Verlaine précise bien que le manuscrit est en prose. Plus tard encore, il accusera cette fois sa femme d’avoir volé des poèmes de Rimbaud dans les “tiroirs fermés d’un absent” (Arthur Rimbaud, “Poésies Complètes”, avec une préface de Paul Verlaine, Vanier, 1895). Après la mort de Verlaine, Isabelle Rimbaud, la soeur du poète, qui avait entendu parler de ces manuscrits décide d’écrire directement à l’ex-femme de Verlaine et lui demande s’il est exact qu’elle possède des écrits- poésie, prose, correspondance- de Rimbaud ( lettre du 30 janvier 1897). La réponse ne tarda pas : oui, il y a eu des lettres, mais elles venaient d’être brûlées (!) et Mathilde ne mentionnait aucun manuscrit ni poème dans l’autodafé. Isabelle devra se contenter d’une photo du poète adolescent que la femme de Verlaine lui transmettra.
Mais, c’est en 1907 que le mythe prit toute sa dimension. Dans sa biographie de Verlaine, Edmond Lepelletier révélait une liste d’objets personnels que le Pauvre Lelian avait désiré récupérer en novembre 1872. Dans cette liste on peut lire : “Un manuscrit sous pli cacheté, intitulé La Chasse spirituelle, par Arthur Rimbaud”(Paul Verlaine, Mercure de France, 1907, p. 302). Trente-cinq ans après avoir été écrite, cette liste confirmait l’existence du manuscrit ! Mieux, elle donnait son nom devenu célèbre depuis. Dans sa biographie de Rimbaud, publiée en 1912, Paterne Berrichon (qui s’était marié avec Isabelle Rimbaud) ne manque pas de citer le manuscrit perdu avec son nom, ajoutant en plus que Rimbaud l’avait instamment réclamé à sa mère, ce qui laissait entendre qu’il lui accordait une importance capitale et décuplait ainsi la force du mythe. Dans ses mémoires, publiées seulement en 1935, l’ex-femme de Verlaine niait farouchement l’existence de ce manuscrit : elle affirmait que Verlaine avait laissé croire à ses camarades qu’elle avait dérobé puis détruit “une oeuvre sublime” d’Arthur Rimbaud et elle s’étonnait que “Isabelle Rimbaud aujourd’hui madame Paterne Berrichon, n’ait jamais parlé à son mari de nos lettres échangées et que ce dernier persiste à réclamer des manuscrits qui n’ont jamais été chez mon père et qu’il eût été plus logique de chercher au domicile de Rimbaud, rue Campagne-Première”. Un peu plus loin elle ajoute encore : “ Afin d’en finir une fois pour toutes avec l’accusation réitérée d’avoir méchamment et par vengeance détruit des manuscrits de Rimbaud, j’affirme n’avoir trouvé, dans les papiers de Verlaine, qu’une correspondance entre les deux amis”(Mémoires de ma vie, Flammarion, 1935, p. 211 ; 267 et 269). Cependant elle se contredisait sur un point, car dans un premier temps elle reconnaissait avoir trouvé des poèmes en vers de Rimbaud. À dire vrai, personne ne l’a cru. À commencer par Isabelle qui pourtant avait eu, avant tous, la version de Mathilde. Dans son article Rimbaud catholique, Les Illuminations et La Chasse spirituelle (recueilli dans Reliques, Mercure de France, 1922) Isabelle sera l’une des premières à faire le rapprochement entre le manuscrit évoqué dans Les poètes maudits et celui de la liste de Verlaine (op.cité p.147). Selon Jean-Jacques Lefrère, Mathilde ne mentait pas forcément et il pense que c’est le père de Mathilde (Verlaine et sa femme logeaient chez les parents de Mathilde - les Mauté) en triant les écrits de Rimbaud trouvés dans le secrétaire de Verlaine qui a détruit sans état d’âme des documents inutiles pour le procès et il ajoute : “ Il est, hélas, plus que vraisemblable que disparut ainsi La Chasse spirituelle, oeuvre composée par un poète à l’apogée de son génie et livrée aux flammes par un beau-père offusqué.”(Arthur Rimbaud, Fayard, 2001, p.511)
Or, peu après avoir donné son imposante biographie de Rimbaud, Jean-Jacques Lefrère publiait, tout récemment, des documents exceptionnels sur le sujet qui nous occupe, dans la revue littéraire qu’il dirige avec Michel Pierssens (Histoires littéraires, octobre-novembre-décembre 2001, n°8). Cette publication révélait des lettres inédites de Verlaine, dont l’une mentionne la fameuse Chasse spirituelle. Si cette découverte confirme ce que nous savions déjà sur le manuscrit resté à Paris “sous pli cacheté” dans la maison des Mauté tandis que Verlaine et Rimbaud étaient à Londres, le texte de la lettre suggère plus. Avant d’en faire état, revenons sur certains faits déjà évoqués partiellement ici. En avril 1872 Rimbaud fut écarté du domicile des Mauté à la demande de Mathilde et dut s’exiler. Furieux d’avoir été chassé par la femme de Verlaine et sacrifié comme il le disait “à un caprice”, il écrivit à Verlaine des lettres que l’on appelle “martyriques” suivant une expression de l’auteur de La bonne chanson. Ce sont ces lettres que Mathilde découvrit dans un tiroir du bureau de son mari et qui lui ouvrirent les yeux sur la nature des relations entre les deux poètes. Elle confiera dans ses mémoires qu’il y avait dans ces écrits “beaucoup d’autres choses que je ne veux pas répéter ici”(op.cité, p.212). Par la suite, les lettres furent confiées à son avoué et elles devinrent, dans le dossier de séparation entrepris alors, la preuve qu’il existait des relations “infâmes” entre les deux poètes. De Londres, Verlaine, qui apprend la demande en séparation et l’accusation de sa femme portée dans le dossier, déclare à Lepelletier qu’il “pulvérise l’immonde accusation” et qu’il organise sa défense. Il s’informe sur la possibilité de récupérer ses documents personnels et s’inquiète auprès de Lepelletier le 14 novembre 1872 : “T’a t-on fait part de preuves !! des aveux !! des lettres !!!”.
C’est ici que la nouvelle correspondance découverte nous donne de précieuses informations. Nous apprenons que Verlaine reçut, à cette époque, une lettre de sa mère avec une nouvelle catastrophique pour lui : sa femme lui aurait fait lire les fameuses lettres de Rimbaud. Pis encore, la mère de Verlaine signalait que des lettres, les plus compromettantes, auraient été confiées à Philippe Burty, ami du couple Verlaine, et qu’on lui avait épargné cette lecture qui lui aurait fait trop de peine. L’événement relaté était ancien. Il se passait probablement au moment où Mathilde avait découvert les lettres, et Verlaine était furieux que sa mère lui apprenne cette nouvelle trop tardivement. Que les lettres de Rimbaud soient lues à sa mère et communiquées à ses amis, c’était pour Verlaine un désastre. L’affront, comme il le dira, devenait public. Il ignorait à ce moment que les lettres avaient déjà été confiées à l’avocat de sa femme et il pensait, à juste titre, que ces documents le perdraient dans le cas d’un procès en séparation. Dès lors, pris de panique, il n’eut plus qu’une idée en tête : récupérer les lettres coûte que coûte.
Mais comment ?
S’adresser à sa femme directement, il ne pouvait plus en être question. De plus, il paraissait évident que Mathilde, jamais, ne consentirait à rendre des lettres qui représentaient une preuve accablante sur la nature des relations entre Verlaine et Rimbaud (ce que les minutes du procès en séparation de Verlaine confirmeront). Alors que faire ? Il décide d’écrire à Burty qui détenait, d’après sa mère, les lettres de Rimbaud les plus compromettantes. Or, cette longue lettre de six pages suggère une hypothèse incroyable mais qui devient peu à peu éclairante. Cette hypothèse la voici : Verlaine invente l’histoire du manuscrit de La Chasse spirituelle pour récupérer les lettres de Rimbaud !! Mais en quoi cette invention peut-elle lui servir ? C’est cette lettre, datée du 15 novembre 1872, qui l’explique. Lisons attentivement ce que dit Verlaine à Philippe Burty :
(...)je viens vous avertir que ces fragments de “lettres” de Rimbaud ne sont que les pages éparpillées au gré de la main farfouilleuse et décacheteuse et crocheteuse de la famille Mauté aux 4 vents de la calomnie bourgeoise, d’un manuscrit à moi confié par ledit Rimbaud, intitulé la Chasse spirituelle sous pli cacheté avec le titre et le nom de l’auteur dessus : cas prévu par la loi (que ne se ferait pas faute en cas de plus longue détention abusive, de réclamer, légalement ledit Rimbaud, mineur assisté de sa mère que nous avons mis au courant de tout et qui n’a pas l’air disposée, non plus que moi, à rester inactive davantage devant ces possibles manoeuvres.)(...) (Histoires Littéraires, op.cité, p. 72-73 )
On observe alors ceci : Verlaine (et il l’écrit textuellement) tente de faire croire que les “lettres” (les guillemets sont de Verlaine) sont, en fait, les pages d’un manuscrit de Rimbaud ! “La Chasse spirituelle” joue alors le rôle de faire-valoir pour récupérer la correspondance. Elle permet de réclamer les écrits de Rimbaud “légalement” en entretenant la confusion lettre-manuscrit. Il était donc essentiel de préciser que le manuscrit était “sous pli cacheté avec le titre et le nom de l’auteur dessus” pour justifier la violation par sa femme d’un document privé, “cas prévu par la loi” ajoute Verlaine. Qui ne comprend, dès lors, que le manuscrit a été inventé là dans le but précis de récupérer les lettres ? Ce sont elles, d’ailleurs, les lettres, qui devaient être sous pli cacheté. Dans le même temps, et cela est capital, il fait parvenir à sa mère la fameuse liste d’objets à récupérer . Elle aura pour mission de la donner à Lepelletier chargé de la transmettre à la famille Mauté. Sur la liste, dont on peu consulter depuis peu un fac-similé , on peut lire :
Un manuscrit, sous pli cacheté, intitulé la Chasse spirituelle, par Arthur Rimbaud.
Une 10.e de lettres du précédent, contenant des vers et des poëmes en prose.
Si Verlaine ajoute que les lettres contiennent des poèmes en prose, n’est-ce pas pour entretenir la confusion lettre-manuscrit ? D’autant plus qu’il sera incapable de se souvenir du titre d’un seul de ces poèmes en prose, alors qu’il citera parfaitement, de longues années après, celui de poèmes en vers comme Les douaniers, Les mains de Jeanne-Marie, Les soeurs de charité, qui n’avaient pas encore été retrouvés.
Mais le plan imaginé par Verlaine a une pointe : on va confier à Madame Rimbaud “mise au courant de tout” le soin de récupérer le pseudo-manuscrit ! Et c’est le sens de l’incroyable lettre de Rimbaud à sa mère (événement exceptionnel à cette époque) qui lui demande d’aller récupérer, à Paris, chez Mathilde Verlaine, son manuscrit. Ce fait est rapporté par Paterne Berrichon et l’envoi de la lettre est attesté par la correspondance de Verlaine. Certes, il faut avoir la plus grande méfiance à l’égard de Paterne Berrichon qui a souvent travesti la vérité, obéissant en cela à sa femme qui voulait donner de Rimbaud une image idyllique. Maintes fois, il a été démontré qu’il inventait pour appuyer ces thèses et aucun rimbaldien n’ose plus aujourd’hui se réclamer de lui. Sa réputation de falsificateur est faite. Ainsi il affirmera que la demande non satisfaite de Rimbaud pour récupérer La Chasse spirituelle fut l’une des causes du drame de Bruxelles. Rien, évidemment ne permet de le soutenir. Néanmoins, il serait absurde de dire, comme le souligne Jean-Jacques Lefrère, pourtant très critique à l’égard de ce biographe, que Berrichon a toujours menti. En l’occurrence, en annonçant le premier la visite de Madame Rimbaud à Paris, il dit vrai, car ce fait fut confirmé par les mémoires de Mathilde et par l’une des lettres de Verlaine retrouvée récemment. Aussi bien, on peut penser que, bénéficiant de sources familiales auxquelles il a eu seul accès, il n’avait aucune raison de falsifier les faits quand il exposait le contenu de la lettre de Rimbaud parvenue à Charleville vers le milieu de novembre 1872 :
L’épître était assez rassurante, en somme. On était en sûreté à l’étranger ; on s’y portait bien ; on apprenait la langue anglaise ; on donnait des leçons de français. Il était aussi mandé que, Verlaine plaidant en séparation et les Mauté ayant beaucoup d’animosité contre leur gendre, la perte des papiers confiés autrefois à l’ami, et demeurés par sa négligence à Paris, était à craindre. Ces manuscrits, ajoutait-on, seraient d’un grand secours ; on les ferait éditer et ils deviendraient ainsi une référence livresque permettant de trouver à Londres des leçons plus avantageuses au pécuniaire ; et Rimbaud terminait en priant sa mère de vouloir bien faire réclamer ces papiers, ou d’aller elle-même les chercher, soit chez Madame Verlaine mère, chargée de récupérer les objets personnels laissés rue Nicolet, soit chez les Mauté, au cas où, en défi des requêtes, ceux-ci se seraient cru le droit de les garder.(Jean-Arthur Rimbaud : le poète (1854-1873), Paterne Berrichon, Mercure de France, 1912, p.211)
Les récents biographes de Rimbaud ne démentent pas Berrichon sur ce point particulier de son récit. Ainsi, Alain Borer écrit que Rimbaud tenait tant à son manuscrit qu’il “supplia sa mère” de tenter de le récupérer chez les beaux-parents de Verlaine, Claude Jeancolas dit que Rimbaud a demandé à sa mère “d’essayer de récupérer ses lettres et surtout le manuscrit de La Chasse spirituelle” et Jean-Jacques Lefrère pense qu’il avait demandé à sa mère de convaincre la famille Mauté de ne pas l’impliquer dans le procès, mais il ajoute qu’“il est vraisemblable qu’il lui recommanda de se faire remettre à cette occasion ses manuscrits” et qu’il était possible que Rimbaud tienne “par- dessus tout à récupérer ses papiers”. On sait que Madame Rimbaud se rendit effectivement chez les Mauté et qu’elle revint bredouille chez elle, et pour cause : le manuscrit n’existait pas et les lettres de Rimbaud étaient déjà chez l’avocat.
Et c’est peut-être ici que le stratagème inventé par les deux poètes pour récupérer les lettres se découvre le mieux. Observons d’abord que Rimbaud se soucie de son manuscrit seulement au moment précis où éclate l’affaire des lettres. Si vraiment il en avait eu besoin, il aurait pu le réclamer avant, quand les relations entre Verlaine et sa femme n’étaient pas encore rompues. Mais, c’est la demande elle- même d’un manuscrit écrit des mois avant qui ne cadre pas avec ce que nous savons de l’auteur des Voyelles. Tout, dans son itinéraire poétique montre qu’il attache peu de prix à ses créations après leur conception. On pourrait en citer maints exemples depuis ses premiers poèmes de 1870 qu’il demande instamment à Demeny de brûler, en passant par Le Bateau ivre aussitôt dédaigné par le poète qui demande à Banville en 1871 s’il n’est pas temps de supprimer l’alexandrin. On peut dire la même chose des poèmes de 1872 qui sont aussi répudiés peu après dans la Saison en Enfer. On a vraiment du mal à croire que Rimbaud désire soudain retrouver une de ses oeuvres écrites plusieurs mois auparavant. La vérité est que Rimbaud ne souhaite pas la divulgation de ses lettres et à tout prendre- elles seront mieux dans les mains de sa mère que dans celles de Mathilde. Il est probable que Rimbaud, qui ne s’était guère soucié de sa réputation jusqu’alors, commence à en ressentir les effets déplaisants et même dans le milieu des communards de Londres plus soucieux de rigueur morale qu’il ne le croyait.
On pourrait objecter que Verlaine qui avait échoué dans sa tentative de récupération des lettres n’a cessé de réclamer des textes authentiques qui finalement ont refait surface après sa mort. Pour quelle raison continuerait-il à accuser sa femme de détenir un manuscrit qui n’existe pas ? Verlaine en réalité n’a pas tout à fait tort quand il évoque des poèmes. Il est certain que Mathilde a reconnu dans un premier temps qu’il y avait des pièces de vers de Rimbaud dans le bureau de son mari, pour se contredire après. Il est donc possible que des manuscrits autographes de Rimbaud aient effectivement disparu avec les lettres. Si l’on a retrouvé certains poèmes, c’est grâce aux copies que Verlaine en avait faites et qu’il avait remises à Forain avant de partir avec Rimbaud en juillet 1872. Quant au manuscrit que Verlaine évoque par la suite, ses explications restent très vagues et il pourrait aussi bien parler du manuscrit en prose Les Déserts de l’amour qui lui, a le mérite d’exister, et que Verlaine a certainement connu puisqu’on l’a retrouvé, après sa mort, avec le recueil de poèmes qu’il avait confié à Forain.
Par ailleurs, d’autres considérations pourraient être ajoutées. Si Rimbaud avait écrit une oeuvre d’une importance capitale en 1872 ou fin 1871, il est surprenant qu’elle n’apparaisse pas d’une façon ou d’une autre dans la Saison en Enfer écrite en 1873 et qui retrace justement l’itinéraire poétique et spirituel de Rimbaud principalement pendant cette période. Ainsi, le premier vers du sonnet des Voyelles et un grand nombre de poèmes écrits en mai 1872 sont retranscrits dans la Saison. Nulle part le titre de La Chasse spirituelle n’apparaît et nul n’a vu dans La Saison une allusion à un texte qui pourrait faire penser à la vague description que donne Verlaine dans Les poètes maudits. Enfin, dans aucune lettre Rimbaud n’a évoqué ce texte. La Chasse spirituelle est bien un manuscrit fantôme, qui a hanté l’esprit des rimbaldiens, et dont les faussaires avaient pu donner, pendant un bref moment, une apparence matérielle.
Incroyable histoire tout de même où les vrais mystificateurs en définitive pourraient bien s’appeler Verlaine et Rimbaud ! Alors, oui il est possible qu’on me reproche de vouloir détruire un mythe et j’en suis désolé. Néanmoins il nous reste une petite compensation : le titre, La Chasse spirituelle : je pense que c’est Rimbaud qui l’a imaginé.
Jacques Bienvenu