(La réflexion que nous proposons ici pourra paraître un peu trop philosophique pour être vraiment ellulienne. Il s’agit à vrai dire d’un parti-pris, peut-être pas philosophique et peut-être un peu ellulien, de ne pas partir d’Ellul pour arriver à Ellul mais plutôt de considérer Ellul comme un penseur de passage ou de transition qu’on ne peut réellement comprendre qu’à condition de se situer par rapport à lui et à sa pensée, dans une perspective de dépassement (dialectique ou non). En d’autres termes, nous ne cherchons pas tant à comprendre Ellul qu’à comprendre en quoi nous nous trouvons, aujourd’hui, dans une situation (intellectuelle, spirituelle, morale, politique) qui requiert de nous un effort de pensée analogue à celui qui sous-tend son œuvre, non pour penser Ellul et à travers lui notre monde mais pour prendre conscience de ce qui nous empêche, à nouveau, de nous penser nous-mêmes et, à travers nous-mêmes, le monde. Dans quel but ? celui, bien sûr, d’accéder à une « présence au monde moderne » susceptible de faire de nous des artisans d’une Révolution utile et nécessaire, donc ouverte aux réalités du Royaume instauré par Jésus le Christ. Pour cela, il nous paraît utile et nécessaire, d’abord, de cerner ce qu’on pourrait appeler « le problème Ellul », tel qu’il nous semble se poser depuis qu’Ellul n’a plus, étant mort et à moitié reconnu en tant que « penseur important », à lutter pour se faire comprendre : faut-il être – et comment – ellulien, puisque Ellul ne fut lui-même qu’en se débattant dans des contradictions qu’il n’a semblé résoudre qu’en renonçant à les résoudre ? Peut-on recommencer une telle opération ? Faut-il au contraire adopter une sorte de compromis nous laissant libre de prendre et de laisser ce qu’il nous plait de cette œuvre où chacun peut puiser ce qui lui convient ? Le parti que nous adoptons consiste à nous confronter aux contradictions d’Ellul, non telles qu’elles se trouvent formulées par lui (à la façon de la critique objective dont Patrice Chastenet et F. Rognon donnent deux exemples si différents et complémentaires) mais en les reprenant à notre compte afin de nous obliger à un effort indépendant des solutions elluliennes. Car ces contradictions sont trop flagrantes pour qu’on les accepte sans combat. Il s’agit donc vraiment d’une critique d’Ellul, une critique aussi radicale que possible.)
Comment, de Marx à Ellul, partant d’une même conception de l’aliénation, passe-t-on d’une possibilité nécessaire de la révolution à son impossible nécessité ? Réponse : on passe par Kierkegaard, avec tous les paradoxes que cela suppose.
On ne peut manquer d’être frappé, en lisant Ellul, du caractère ambigu de ses rapports avec Marx, plus exactement avec la pensée marxiste. D’un côté, Marx est pour Ellul absolument incontournable. Il le dit et le répète, ne cessant de revenir aux fondamentaux du Marxisme comme au seul point de départ pour comprendre non seulement le monde moderne [1] mais encore, dans le monde moderne, le phénomène dont il affirme qu’il serait considéré par Marx, si Marx vivait aujourd’hui, comme le facteur déterminant de la société, à savoir le phénomène technique [2], en lieu et place de l’économie politique Mais d’autre part, Ellul ne cesse d’insister sur le caractère catastrophique du succès idéologique de la pensée de Marx, allant jusqu’à le considérer comme le plus grand « malfaiteur » de l’histoire. [3]
On pourrait être tenté, naturellement, d’expliquer cette contradiction par l’engagement chrétien d’Ellul, qui l’empêcherait d’adhérer totalement à un marxisme dont, en tant que sociologue, il reconnaîtrait par ailleurs la valeur et l’importance, la vérité même, jusqu’au point limite où la contradiction deviendrait insurmontable : sur la question de Dieu et de la liberté humaine. [4] Mais ce serait fausser les choses. Ce n’est pas en effet – même si certaines déclarations d’Ellul lui-même peuvent le donner à croire – son christianisme qui l’oblige à se détourner du marxisme. Il nous semble plutôt qu’il y a, dans la manière dont Ellul lit et comprend Marx, un désir d’aller plus loin que Marx, au delà de l’horizon marxiste, par souci marxiste de rigueur et même par manie marxiste de dépassement, pourrait-on dire, et que ce souci le conduit à chercher constamment les limites du marxisme, limites que seul un christianisme ayant accepté de se confronter à l’épreuve du marxisme pourrait faire apparaître afin d’en permettre le dépassement. En d’autres termes, le rapport d’Ellul au marxisme est essentiellement dialectique, et on pourrait le schématiser ainsi : il faut un marxisme qui dépasse Marx ; seul un christianisme ayant victorieusement surmonté l’épreuve du feu marxiste peut engendrer un marxisme se dépassant soi-même, peut faire sortir des contradictions et des limites du marxisme.
Nous pensons que seules la critique kierkegaardienne et sa pensée du saut permettent de rendre compte de ce travail dialectique de la pensée ellulienne.
Contrairement à celle de Marx, la pensée de Kierkegaard ne constitue ni une doctrine, ni un système. On ne peut guère la définir que comme un anti-système. Mais qu’est-ce qui différencie en fait système et anti-système ? La manière dont ils articulent les termes de l’alternative que la réalité humaine propose à la réflexion : nécessité et liberté. Alors que le système s’efforce de faire entrer la liberté dans l’ordre d’une nécessité qui peut s’élargir aux dimensions de l’univers, l’anti-système réduit la nécessité aux limites qui circonscrivent l’exercice concret de la liberté. Mais paradoxalement, quoique logiquement, l’anti-système a besoin du système pour faire apparaître la vérité qui le fonde – il lui faut s’inscrire dans le système pour faire du système la négation de ce qu’il est en tant que vérité, alors que le système, de son côté, ne peut aucunement penser l’anti-système, ne peut que le rejeter hors de la clôture du réel qu’il constitue afin de l’identifier au néant. [5] Pour Kierkegaard, le système était l’hégélianisme, dont il fut, avec et en même temps que Marx, le premier grand critique. Mais alors que Marx ne critique Hegel que pour remettre son système dans le bon sens (le remettre sur ses pieds) et, donc, le faire aller jusqu’au bout de sa logique, Kierkegaard se pose à l’intérieur de ce système comme l’exception vivante qui le remet en question.
Nous verrons dans le développement qui va suivre que c’est la question de l’aliénation et la manière dont, soit par nécessité, soit en vertu de la liberté (l’absurde), l’homme parvient à devenir ce qu’il est en vérité, qui permet le mieux de voir comment s’articulent les termes de l’alternative dont système et anti-système donnent des formulations irréconciliables, et donc d’entrer au cœur de la dialectique ellulienne. Mais il faut souligner d’entrée de jeu qu’en aucune manière nous ne pensons à la possibilité d’une sorte de synthèse (un système anti-systèmique, pour employer une expression résolument barbare) entre la pensée de Marx et celle de Kierkegaard. Au contraire, il nous semble qu’on ne peut pas du tout être fidèle à la fois à Marx et à Kierkegaard et que le simple fait qu’Ellul ait cherché à les suivre tous deux le plus loin possible est ce qui l’a conduit à développer sa pensée dans deux directions radicalement différentes, faisant de son oeuvre écrite, considérée comme un ensemble formant un tout, un véritable défi au bon sens. De là à douter de la possibilité de lire « les deux volets » [6] qui forment ce tout problématique sans faire un choix arbitraire et subjectif [7], il n’y a qu’un pas, que cette réflexion sur l’aliénation, précisément fait et invite à faire. Mais Ellul ne serait ni kierkegaardien ni même ellulien si la lecture de son oeuvre pouvait conduire à autre chose qu’à un saut.
La première question à laquelle nous allons essayer de répondre est celle-ci : pourquoi une pensée de l’aliénation doit-elle nécessairement partir de Marx et pourquoi faut-il qu’elle aille plus loin que Marx pour atteindre au cœur de la question et ouvrir sur une éventuelle libération de l’homme ?
Il faut partir de Marx, parce que Marx est celui qui, à partir de la critique d’un système (celui de Hegel) qui prétend arrêter l’histoire, la saisir en tant que processus achevé (l’Esprit trouvant sa réalisation concrète dans l’Etat prussien, selon la formule de Kojève [8]), retournant ce système contre lui-même, ouvre à l’histoire la possibilité de devenir sa propre systématisation. Que cette ouverture soit liée, comme le dit Ellul en introduction à son cours sur la pensée marxiste, à « un hasard historique » [9] importe peu, l’important est que, par ce hasard, le marxisme est vraiment devenu la pensée prédominante d’une époque qui n’aura de cesse de chercher à mettre fin à l’histoire en faisant du monde l’objet d’une action visant à le réduire à n’être que l’expression d’une rationalité qui le pense et le détermine en même temps. Nous verrons un peu plus loin que, dans cette perspective, le soi-disant dépassement du marxisme qui a suivi l’effondrement du système soviétique et fait triompher l’idéologie néo et ultra-libérale, non seulement ne dépasse rien du tout mais encore témoigne d’une conscience de l’histoire très illusoire, au regard de ce que représente Marx et de ce qu’en tire Ellul. Mais pour l’instant, insistons sur la nécessité, pour comprendre à la fois la pensée sociologique d’Ellul et le problème de l’aliénation moderne, de partir de l’interprétation que Marx a faite de Hegel. Cette nécessité ne vient pas d’une quelconque « valeur supérieure » de Marx sur Hegel, mais simplement du fait que, comme le dit Ellul, le marxisme a bénéficié du double hasard de la Révolution de 1917 et de la victoire de 1945, sans lesquelles il n’aurait été qu’un système de pensée parmi d’autres, comme le platonisme ou le hégélianisme.
Ce double hasard peut être considéré comme une catastrophe, il n’en est pas moins ce qui ouvre la porte à un développement des puissances qui, selon Marx, font l’histoire, tel que seul pourra désormais se réaliser dans l’histoire ce qui va dans le sens de ce développement. Relisons les lignes de L’Idéologie Allemande où Marx et Engels, après avoir décrit le processus de l’aliénation et le phénomène de l’autonomisation de l’Etat comme forme de l’intérêt général, indiquent les conditions de possibilité du communisme : « Le communisme n’est concrètement possible que comme l’acte accompli « d’un seul coup » et simultanément par les peuples dominants, ce qui suppose le développement universel des forces productives et du commerce mondial qui se rattache au communisme. » Ce qui nous intéresse, ici, c’est l’idée d’un développement universel comme condition du système dans lequel pourrait avoir lieu une libération de l’homme en tant qu’être aliéné, c’est-à-dire en tant qu’il est le produit du procès de production capitaliste, le système communiste. [10]Le communisme est le but qu’il faut poursuivre si l’on veut faire sortir l’homme de la condition prolétarienne, mais il est aussi le terme nécessaire d’une évolution qui ne peut se poursuivre jusqu’au bout qu’en développant les contradictions qu’elle porte, lesquelles contradictions rendent inévitables une révolution qui sera « l’acte accompli » par un prolétariat qui ne pourra agir que « d’un seul coup » parce que cette évolution et ce développement auront atteint une dimension totale et universelle.
Deux choses essentielles sont par là affirmées en même temps : la première, c’est que le mode de libération ne peut être autre chose que le dépassement d’une aliénation qui est elle-même la condition du développement des forces de production qui rendent une libération possible : il faut donc (il ne peut en être autrement) que le processus d’aliénation se poursuive jusqu’à son terme, aussi loin que possible pour s’achever. L’aliénation est ainsi à la fois un moment et le passage obligé du processus de libération. La seconde, c’est que le système dans lequel l’homme est aliéné (pris dans la logique de production capitaliste) est le même que celui dans lequel l’homme peut être libéré de la condition prolétarienne. C’est d’ailleurs ce qu’exprimait Hegel à propos de l’Esprit dans ses rapports avec la « réalité effective », disant que « sa substance est donc son aliénation elle-même, et l’aliénation est la substance. » [11] Rappelons en passant (comme Ellul le souligne dans la première partie de son cours sur la pensée marxiste) que, de Hegel à Marx, ce n’est pas tant la forme du système qui change que son orientation interne et externe, son rapport à la réalité, à la matière et au temps.
Il importe de bien voir le caractère totalement circulaire [12] et tautologique de ce processus, qui est spécifique de toute pensée systématique. Ellul, lecteur de Marx et observateur lucide des événements de son temps, n’aura, d’une certaine façon, qu’à reprojeter cette structure circulaire [13] sur le monde évoluant sous ses yeux. La pensée de la technique comme système et comme condition concrète du processus de l’aliénation libération de l’homme est en germe dans la pensée marxiste-hégélienne. Fidèle à Marx et en vertu de la même logique, il ne pourra que penser jusqu’au bout ce processus et il ne pourra, sociologiquement, penser que l’aliénation comme le processus même de la libération. [14]
L’importance de Marx, du point de vue philosophique, tient donc à cela même qui va, du fait de l’histoire, à la fois confirmer sa compréhension critique de Hegel et mettre fin à ce qui, jusqu’à Hegel et pour Hegel, s’appelle « philosophie » [15]. Le système hégélien prend paradoxalement tout son sens à partir du moment où il est tiré par Marx hors de lui-même et projeté dans une histoire des hommes qu’en tant que système « spéculatif » il contribuait à occulter : l’histoire de l’aliénation concrète, du et dans le travail. Sans Marx, le monde aurait-il été à ce point hégélien ?
Mais qu’est-ce que l’aliénation ? La formule la plus générale qu’en donne Marx se trouve dans le premier des Manuscrits de quarante-quatre, page 57 : « l’objet que le travail produit, son produit, l’affronte comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du travail est le travail qui s’est fixé, concrétisé dans un objet, il est l’objectivation du travail. L’actualisation du travail est son objectivation. Au stade de l’économie, cette actualisation du travail apparaît comme la perte pour l’ouvrier de sa réalité, l’objectivation comme la perte de l’objet ou l’asservissement à celui-ci, l’appropriation comme l’aliénation, le dessaisissement. » On voit dans cette définition toute la complexité du phénomène qui ne peut être pensé véritablement qu’à partir du moment où le travail de la production est compris comme un processus, c’est-à-dire comme un enchaînement de phases indissociables les unes des autres mais séparées. A l’origine, il n’y a pas d’aliénation parce que l’homme ne travaille à proprement parler pas : il travaille pour lui-même, il produit ce dont il a besoin. C’est seulement avec la division du travail, c’est-à-dire dans l’éclatement de la « commune primitive », que l’homme se produit en tant que travailleur et qu’apparaît l’aliénation, d’abord sous la forme de l’esclavage, puis sous la forme du salariat. L’aliénation est donc, d’une certaine façon, le commencement même de l’Histoire, laquelle, autrement, n’aurait pu être que l’éternelle répétition du même. Le mot alienus, ne l’oublions pas, signifie autre. L’aliénation est d’abord ce qui altère l’identité, la fait devenir autre qu’elle-même.
Or, cette aliénation n’est possible que par le biais d’une objectivation qui produit le rapport de sujet à objet. Pour comprendre ceci, il faut voir très concrètement ce qui distingue l’homme de l’animal. Celui-ci ne connaît l’autre qu’en tant qu’il peut se l’assimiler en le consommant : en consommant ceci ou cela, il transforme ceci ou cela en soi-même. Il n’y a pour l’animal ni sujet ni objet. La séparation du sujet et de l’objet constitue l’homme en tant qu’homme, par opposition à l’animal, et c’est le fait d’affronter la nature comme quelque chose d’étranger à soi, et donc comme quelque chose qui peut se transformer pour moi sans s’assimiler à moi, qui assure cette séparation en constituant à la fois la subjectivité et l’objectivité. Cependant, cette aliénation, inhérente au fait pour l’homme de se produire en tant qu’homme dans et par son travail, ne devient cette « perte pour l’ouvrier de sa réalité » qu’au sein d’un système de production qui porte à son plein accomplissement cette séparation du sujet et de l’objet, c’est-à-dire qui rend impossible pour l’ouvrier de se retrouver en tant que sujet dans l’objet de son activité, à savoir l’œuvre (le produit du travail) [16]. Ce système est le capitalisme qui fait de l’homme universel une simple force de travail au service d’une œuvre essentiellement étrangère au travail, le capital, système où tout homme se trouve séparé de la nature en tant qu’elle est l’objectivation de l’homme, privé, donc, du moyen de faire du produit de son travail le moyen de devenir soi-même en plénitude (entre autres de manger), et obligé de passer par la médiation du capital (sous la forme du salaire) pour exister en tant qu’homme [17].
Cette conception de l’aliénation, on peut dire qu’Ellul la reprend exactement [18], et même qu’il la radicalise encore, si c’est possible, en l’expurgeant de ce qui, d’une certaine manière, la rend discutable, la théorie de la lutte des classes, si chère aux marxistes avec lesquels Ellul aura à batailler tout au long de sa vie. Encore faut-il, pour comprendre le sens à la fois anti et ultra-marxiste de cette expurgation, comprendre en quoi la notion de lutte des classes est à la fois essentielle au marxisme et hautement problématique pour lui-même. Louis Althusser pose ainsi le problème : « Comment pourrait-on, théoriquement, soutenir la validité de cette proposition marxiste fondamentale : « la lutte des classes est le moteur de l’histoire ’ ; c’est-à-dire soutenir que c’est par la lutte politique qu’il est possible de « démembrer l’unité existante », quand nous savons pertinemment que ce n’est pas la politique mais l’économie qui est déterminante en dernière instance ? (…) Comment rendre compte, finalement, du fait que la nécessité même de l’histoire passe ainsi de façon décisive par la pratique politique, si la structure de la contradiction ne rendait possible cette pratique dans sa réalité concrète [19]Le progrès de l’histoire, pour être dialectique, a besoin que le processus qui produit le prolétariat n’atteigne son terme extrême qu’à condition de rendre en même temps possible le renversement de la contradiction interne du capitalisme. Le prolétariat ne saurait être la classe à qui échoit de libérer l’homme en brisant l’aliénation du travail que si ce prolétariat se trouve en même temps totalement nié du point de vue de son humanité et capable justement en tant que nié d’affirmer l’humanité dans sa totalité. En d’autres termes, il faut que le processus de l’aliénation soit accompli pour que s’accomplisse la prise de conscience qui fera sortir l’humanité de sa forme aliénée qu’est le prolétariat en tant que produit du capitalisme. Mais cette nécessité est d’ordre économique, elle ne résulte aucunement d’une quelconque volonté du capitalisme de nier l’homme dans l’exploitation du prolétariat. Comment cette nécessité peut-elle en même temps déterminer la prise de conscience susceptible de déterminer la classe ouvrière à renverser politiquement la situation ? Uniquement par le « jeu » de la surdétermination qui fait (selon Althusser) que « les variations et les mutations concrètes d’une complexité structurée telle qu’une formation sociale » ne sont pas à comprendre « comme des variations et mutations accidentelles produites par des « conditions » extérieures sur un tout structuré fixe, ses catégories et leur ordre fixe (…) mais comme autant de restructurations concrètes inscrites dans l’essence, le « jeu » de chaque catégorie, dans l’essence, le « jeu » de chaque contradiction, dans l’essence, le « jeu » des articulations de la structure complexe à dominante qui se réfléchit en eux. » [20]
Cette formulation pourra paraître un peu compliquée, mais on peut la comprendre ainsi : la révolution n’est possible que si elle est nécessaire, et elle n’est nécessaire que si elle est possible. La lutte des classes joue ici le rôle de facteur surdéterminant dont on a besoin pour qu’à un moment donné, quand précisément le système de production enferme au plus haut point les hommes dans la contradiction et dans leur commune (quoique discriminante) aliénation, alors précisément devienne possible ce qui est à proprement parler rendu impossible par les conditions réelles, à savoir un renversement qui fait de la contradiction elle-même le point de passage vers une autre forme de rapports sociaux : c’est la révolution communiste via la dictature du prolétariat.
Ellul (qui, dans son cours, tout en admettant la formule d’Althusser, « un tout complexe ayant l’unité d’une structure articulée avec dominante », où la dominante est l’économie mais où le politique peut jouer le rôle d’une surdétermination, dénonce le tour de passe-passe qui permet d’interpréter n’importe quelle action révolutionnaire ayant abouti comme l’effet d’une surdétermination etc., etc., c’est le coup du fait accompli qui revient toujours : du moment que c’est fait, c’est que cela devait se faire, c’est le « sens de l’histoire, etc.,,,, , ,, , etc.)procède à son tour à quelque chose qu’on pourrait aussi dénoncer comme un tour de passe-passe pour se débarrasser de la lutte des classes : le travail révolutionnaire, il va l’attribuer à un autre facteur surdéterminant, la technique comprise comme phénomène englobant la totalité de la structure complexe. D’une certaine façon, pour lui, la révolution attendue par le marxisme orthodoxe a bien lieu, le schéma marxiste fonctionne bien, mais c’est la technique qui la rend à la fois possible et nécessaire, en vertu d’une logique qui, jusqu’à un certain point, est la logique même du système capitaliste (donc le schéma qui détermine la lutte des classes) mais dans laquelle le facteur technique, d’abord contenu dans la structure complexe sous la domination de la dominante, s’émancipe peu à peu et devient autonome puis dominant, de la même manière que l’Etat selon l’interprétation marxiste. Cette révolution conduit effectivement à une société sans classes mais loin de libérer l’homme de son aliénation, elle l’enferme dans une aliénation encore plus profonde. Et dans le même mouvement, l’instance politique soi-disant surdéterminante, non seulement ne détermine plus rien du tout [21]mais encore se révèle elle-même facteur d’aliénation du fait de l’espoir qui s’investit en elle, au même sens où, selon Marx, il y avait aliénation dans et par la religion (l’opium du peuple), dans la mesure même où la religion répondait aux aspirations humaines les plus légitimes, de la manière la plus parfaite, idéale, même, mais sur un plan imaginaire. De même, la politique vue sous l’angle de la lutte des classes [22] fait vivre aux hommes l’aventure héroïque de leur propre émancipation, au moment même où s’accomplit dans la société technicienne la transformation de la société (avec tout ce qu’elle implique de différenciations sociales) en un système exclusivement structuré par les rapports de production déterminés par la technique.
Mais s’agit-il d’un simple tour de passe-passe ? D’une certaine façon, oui, ou tout au moins faut-il reconnaître que cette évacuation de la lutte des classes oblige à s’interroger sur la sincérité de l’insistance avec laquelle Ellul affirme son attachement aux analyses de Marx. Car une fois évacuée cette solution marxiste [23], il devient possible de détricoter tout le système marxiste, ce dont Ellul ne se prive pas souvent, et il faut bien avouer que la critique ellulienne n’en laisse pas grand-chose debout dès qu’elle s’attaque au problème de la révolution dans le monde moderne. Dès lors, en effet, que les classes se diluent dans un système où les rapports de production n’ont plus rien à voir avec la réalité connue de Marx, en quoi demeure-t-il fécond de se référer à lui ? En ceci seul que cela permet d’exclure toute possibilité de libération de l’homme allant dans « le sens de l’histoire »... Il est difficile de lire, dans Changer de Révolution, la phrase suivante : « Nous allons reprendre ces différents points qui, j’insiste, correspondent exactement à ce que Marx disait du prolétariat, mais un prolétariat non brutalisé, consentant et globalement satisfait de son sort » (p. 210), sans soupçonner qu’Ellul ait besoin de Marx surtout pour démolir un marxisme à ses yeux incapable de rien comprendre aux questions du temps, un marxisme devenu l’idéologie dominante de la bourgeoisie de masse des Trente Glorieuses ! Surtout si on pense à d’autres passages où, vraiment, c’est le tout du marxisme qui est pulvérisé, comme ici : « L’on peut dire, sans paradoxe, que le socialisme reprend ce qu’il y a de pire dans le capitalisme et le porte à l’extrême en le justifiant en théorie. L’homme, dans le socialisme, est sans doute libéré de la subordination envers d’autres hommes, les capitalistes, mais il reste entièrement soumis à la production : et la vie économique forme l’essentiel de sa vie. » [24]
Cependant, il ne s’agit en même temps nullement d’un tour de passe-passe, mais d’un véritable retournement dialectique, plus exactement d’une remise sur pied du système marxiste à un moment où ce système tendait à s’identifier au système réel dans lequel l’homme est effectivement totalement aliéné : le système technicien. C’est simplement une manière de prendre acte de ce qui s’est réellement passé entre le moment où la critique marxiste portait effectivement – était la critique adéquate, nécessaire, d’un système en cours d’achèvement (et où il eût été possible de mener cette révolution-conclusion logique de la lutte des classes, vers 1870) et le moment où le système critiqué par Marx est devenu (sans révolution, ou avec l’aide de pseudo-révolutions) sa propre négation intégrant en elle comme des éléments positifs – le structurant – les éléments du marxisme. De cette transition, aucun marxiste n’a eu conscience. Seuls des penseurs considérés comme réactionnaires l’ont vue : Bernanos, Berdiaev... L’originalité d’Ellul est de faire partir sa critique du marxisme du marxisme lui-même et de ne pas se présenter comme anti-marxiste. Mais nous y reviendrons quand nous introduirons la question kierkegaardienne.
Pour l’instant, poursuivons Marx jusqu’au bout. Le système critiqué par Marx occultait le phénomène de l’aliénation pour ne laisser apparaître qu’un ensemble de relations régies par un principe de liberté universelle, dans lequel chacun ne poursuivant que son intérêt propre ne pouvait que contribuer à l’intérêt de tous [25]- un système de relations indéfiniment perfectible dans lequel la contrainte n’aurait pas lieu de s’exercer, dans lequel les instances politique et morale ou religieuse n’auraient à agir que pour permettre et favoriser le libre développement des facultés humaines considérées comme « naturelles », lesquelles ne pourraient produire qu’une oeuvre répondant aux aspirations humaines et aux besoins découlant de la nature aussi bien que de l’esprit [26]. Dans ce système, richesse et pauvreté apparaissent comme de simples contingences n’affectant en rien « l’essence » des êtres. Contrairement à l’ordre antérieur, féodal et théocratique, l’ordre libéral et bourgeois ne voyait pas de différence essentielle entre un homme du peuple et un homme de la « haute », mais tout au plus une variation quantitative éventuellement réversible en vertu des lois de l’échange universel.
Ce que Marx fait apparaître, c’est que les rapports économiques touchent à l’essence des êtres, dans ce système plus que dans tout autre, parce qu’en lui, l’avoir prime l’être, l’avoir détermine l’être. Comme dit Ellul, « l’homme qui a est ce qu’il a » [27]. Le rapport économique est alors compris comme déterminant tous les autres rapports, et tout le système de valeur dépend du système des valeurs impliqué par les rapports de production, soit parce que, directement, l’homme est déterminé par les conditions matérielles dans lesquelles il vit (il est ce qu’il a), et l’argent devient la seule qualité humaine ; soit parce que la vérité de ces rapports étant « inavouable » la conscience humaine transforme la réalité pour la justifier [28], l’interprète idéologiquement, ne voyant plus que ce qui lui semble acceptable et s’interdisant de voir ce qui est inacceptable ou insupportable.
Mais précisément parce que cette critique portait, dans la mesure même où elle dévoilait quelque chose que le système tendait à occulter, par là même la critique marxiste a contribué à faire évoluer le monde du capital et la conscience bourgeoise de façon à lui faire accepter ce qui était occulté, l’inacceptable ; a ensuite conduit à un rejet systématique de tout idéalisme (et Marx a trouvé un complément en Freud et Nietzsche) ; et enfin a permis l’avènement d’une conscience nouvelle capable de penser et d’admettre un monde parfaitement inadmissible pour la pensée. Citons ici, pour le plaisir, Bernanos, qui voyait dans le phénomène totalitaire la victoire de la pensée allemande sur la pensée française et dans la Révolution Russe de 1917 la preuve du triomphe de la pensée « hégélo-marxiste ’ : « Que m’importe de paraître vaincu si j’ai réussi à te greffer un cerveau et un bulbe allemand ? » Dans Métamorphose du Bourgeois, Ellul montre bien comment le Bourgeois, plutôt que de changer, préfère s’assimiler tout ce qui peut lui servir en en neutralisant la puissance subversive et peut donc devenir marxiste après avoir vécu dans la plus complète ignorance du phénomène de l’aliénation. [29] C’est alors le triomphe du cynisme et de la banalisation du mal, puisqu’il devient normal d’exploiter et d’être exploité : le fait s’impose, le recours à la morale devient inutile, absurde et donc impossible, et le monde, despiritualisé, ne connaît plus d’autre loi que celle de la nécessité.
C’est dans cette perspective qu’on peut comprendre en quoi Marx est « le plus grand malfaiteur » de l’histoire. Mais il faut aussitôt souligner à quel point la complicité imbécile des chrétiens à ce méfait est impardonnable. D’un côté, le marxisme évolue dans le sens d’un déterminisme qui se confond avec l’évolution des choses, alors même que seule une falsification systématique des événements permet de raccrocher les wagons des révolutions réelles (russe, chinoise et autres) à la locomotive de la dialectique marxiste. Ellul n’aura de cesse de dénoncer cette « imposture » dans les termes les plus sévères. Ainsi, dans Autopsie de la Révolution : « Le mensonge radical est de vouloir intégrer l’explosion sauvage de liberté de l’homme dans le cours nécessaire des événements... et de faire croire à l’homme qu’il se révolte et se libère en se soumettant au mécanisme de l’histoire, qu’il ferait soi-disant en même temps qu’elle se fait. » [30] D’autre part, la doctrine est perpétuellement réinterprétée en fonction des objectifs d’une action révolutionnaire qui s’apparente de plus en plus à une entreprise purement technicienne et se dépouille progressivement de tout l’aspect « prophétique » des textes de Marx. Plus de promesse qui tienne, et donc plus de promesse à tenir, comme l’explique Lénine dans L’Etat et la Révolution : « Il n’est venu à personne de promettre l’avènement de la phase supérieure du Communisme... personne ne l’a jamais promise, ni même eu dessein de l’introduire, car d’une façon générale, il est impossible de l’introduire. » [31]Mais alors, pourquoi la Révolution ? Parce qu’elle est nécessaire, il faut qu’elle soit possible, alors même qu’elle est... impossible. Mais par ailleurs, cela n’empêche pas que tout le monde devienne marxiste, sans même le savoir, comme le dit Bernanos. Car la Révolution ainsi conçue se confond avec l’ordre même des choses : qui donc pourrait ne pas la vouloir ? Le monde ne fait que devenir ce qu’il est : une gigantesque machine à produire et reproduire de l’inégalité, où l’homme est condamné à oublier toujours davantage qu’il y eut une civilisation avant le monde des machines, que le monde pourrait être autre chose que ce qu’il est. D’où la nécessité, pour la pensée, de se révolter contre... elle-même.
Nous nous garderons bien, dans les limites de cette réflexion, de chercher à montrer en quoi la pensée ellulienne du système est essentielle à sa compréhension du phénomène de l’aliénation en tant que problème sociologique. Ce serait prétendre, finalement, rendre compte de la cohérence d’ensemble de son oeuvre, qu’on pourrait alors résumer ainsi : libérer l’homme, c’est lui faire prendre conscience de l’aliénation où il se trouve du fait d’adhérer spirituellement à un système qui le nie en tant qu’être spirituel. Bien sûr il faudrait alors préciser que le spirituel ellulien englobe l’économique, le social et le culturel, et constitue une réponse à la fois exacte et pertinente (exacte comme l’image du miroir, au sens où, comme le dit Kierkegaard commentant Jacques, la Parole est le miroir où il faut se regarder, et pertinente en tant qu’elle répond à la question posée) au phénomène technicien, lui aussi englobant, mais de son côté, l’économique, le social et le culturel, le tout de l’homme, - de son côté, c’est-à-dire en excluant de ce tout précisément le spirituel, précisément cela même qui, dans la réponse qu’il constitue, pourrait exorciser (et non neutraliser) la technique en tant qu’elle est le mode d’aliénation de l’homme déspiritualisé – désincarné. L’esprit est alors l’envers de la technique, l’envers de cet endroit que représente pour l’entreprise rationaliste l’idéal d’un monde ordonné aux fins de l’efficacité technicienne, un envers qui n’a évidemment pas l’ambition d’être l’endroit, qui ne se croit pas la forme idéale du réel mais qui tout au contraire se définit comme acceptation du réel tel qu’il est, même si ce réel est la forme aliénée de l’idéal, la négation de l’idéal. On aura compris, nous l’espérons, que cette longue phrase constituait une transition destinée à nous faire entrer dans le champ de la question kierkegaardienne et de la critique du système au sens où l’entend Kierkegaard.
Ce qui nous intéresse, en effet, ce n’est pas tant de saisir (plus ou moins bien) la cohérence de la pensée d’Ellul que d’en souligner le caractère problématique. Or, rien mieux que la manière dont Ellul utilise Marx ne montre où est et en quoi consiste le problème. On pourrait imaginer, après tout, qu’après avoir, à la suite de Marx, et bien au delà de Marx, établi que l’aliénation est la condition même de l’homme en tant qu’il est déterminé par la technique (englobant l’économie), le sociologue chrétien saute du point de vue sociologique au point de vue théologique et montre en quoi la notion d’aliénation se laisse recouvrir par celle de péché et la recouvre en même temps, puis fasse apparaître qu’à défaut de pouvoir espérer se sauver par le moyen d’une histoire dont la lutte des classes serait le moteur, l’homme est mis en demeure de se réveiller spirituellement et d’inventer une manière d’être au monde nouvelle (évangélique au sens étymologique du terme) pour laquelle la technique, au lieu d’être le démon fascinateur de la puissance, constituerait un défi, une incitation à être à la hauteur de ce qui dépasse la raison humaine.
Mais précisément, ce n’est pas ce que fait Ellul. Là est ce qui le différencie d’un Denis de Rougemont, lui aussi kierkegaardien et personnaliste mais d’une manière tellement différente qu’à la limite, on pourrait se demander si ce point commun entre eux n’est pas précisément ce qui les éloigne l’un de l’autre, en sorte qu’il faudrait admettre qu’à la différence de toute forme de doctrine la communauté de pensée kierkegaardienne et personnaliste isole chacun de ceux qui s’y rattachent dans une exigence qui ne peut s’incarner que dans une forme d’action et d’engagement essentiellement solitaire. [32]Mais ce paradoxe, finalement commun à plusieurs courants de pensée modernes (qu’on songe au surréalisme, à la « communauté inavouable » de Blanchot ou au situationnisme), se complique dans le cas d’Ellul du fait qu’il ne se soit jamais résigné à n’être qu’un intellectuel de son temps, plus ou moins « au chômage ». Marxiste et kierkegaardien alors même qu’on ne peut l’être, il va jusqu’au bout d’un paradoxe qui est celui de sa foi en Jésus-Christ, également dieu et homme, en qui la vie passe par la mort parce que la mort est un chemin de vie. C’est précisément parce qu’il n’est rien de plus opposé à son christianisme qu’Ellul s’efforce d’adopter le marxisme dans toute sa rigueur, l’épousant dans ce qui le rend le plus incompatible avec le message chrétien, afin qu’en lui, penseur de la contradiction et de la non-résolution dialectique, ce qui triomphe et fait espérer, ce ne soit pas une vaine sagesse mais la force même du Ressuscité.
C’est en ce sens qu’il est kierkegaardien, non pas au sens où sa pensée prolongerait ou développerait celle de Kierkegaard, mais en ce sens qu’ayant admis une fois pour toute la vérité en Jésus-Christ, il ne peut la faire parler en lui autrement qu’en montrant à quel point elle s’oppose aux tendances les plus profondes de sa chair d’homme, qu’en la faisant triompher comme malgré lui de ce à quoi il est, en tant qu’homme, irrémédiablement enchaîné. Car il n’y a pas à proprement parler de « pensée kierkegaardienne », du moins si l’on veut désigner par là un contenu de pensée qui pourrait se laisser translater d’un discours dans un autre. Au contraire, toute la réflexion de Kierkegaard vise à écarter la possibilité de ce qu’il appelle la « communication directe » afin de rendre possible une « édification » de celui à qui s’adresse la parole, le disciple au sens littéral du terme, l’homme en qui la foi en Jésus-Christ peut accomplir la seule révolution nécessaire qui soit, celle de l’amour.
C’est dans cette perspective qu’apparaît, quelque paradoxal que cela puisse sembler, la véritable et profonde nécessité du marxisme dans la pensée essentiellement chrétienne d’Ellul. Sans le marxisme, le Christianisme, même le plus libertaire, ne pourrait finalement que tenter de communiquer le Christ, en faire l’objet d’une communication d’autant plus vaine qu’elle se voudrait plus directe et efficace, d’autant plus mensongère qu’elle se croirait plus capable d’exprimer comme son fonds propre l’être du Christ présent en personne dans la communauté virtuellement universelle de ceux qui croient en lui. Avec le marxisme, commence pour le Christianisme (et c’est en ceci que réside l’importance décisive du travail ellulien) la possibilité d’une véritable répétition des conditions premières de l’évangélisation, conditions dans lesquelles il est littéralement impossible d’exprimer directement qui est le Christ. Et le hasard veut que cette possibilité arrive précisément au moment où un chrétien aussi étrange que Kierkegaard entreprend de faire savoir au monde frappé d’hégélianisme aigu (convaincu donc d’être en train de réaliser objectivement la vérité dont le Christianisme ne donnait que la forme subjective) que la vérité est la subjectivité parce qu’il n’existe pas de savoir de ce qui est en jeu pour la foi.
D’après l’interprétation kierkegaardienne, le moment hégélien est d’abord le moment où la subjectivité s’adonne et s’abandonne au jeu vertigineux de l’objectivité : le vendredi Saint de la spéculation, par lequel la personne du Crucifié entre dans l’impersonnalité d’un rapport à la vérité qui rend secondaire le problème de son acceptation par un sujet. Dans le système, l’objet du savoir est séparé du sujet de la connaissance qui devient lui-même objet d’un savoir non-réflexif dont l’objectivité se communique à lui et lui permet d’entrer dans un savoir de l’objet premier de sa connaissance sans avoir recours au moyen de la subjectivité : en d’autres termes, le sujet fait abstraction de lui-même pour devenir sujet d’une objectivité dont la subjectivité est précisément l’objet. Qu’est-ce que cela signifie ? Kierkegaard l’exprime ainsi : « Il y a dix-huit cents ans que Christ a vécu, il est oublié seule sa doctrine subsiste : c’est-à-dire que l’on a aboli le christianisme. » [33] La nouveauté évangélique consistait en ce que le point même de la séparation du sujet d’avec lui-même, qui fait qu’en cherchant à se connaître, le sujet trouve dans son objet quelque chose qu’en aucune façon il ne peut être, en sorte que plus il s’efforce à se connaître et moins il peut être ce qu’il connaît, ce point devient le lieu d’un rapport en vérité du sujet à lui-même dans lequel le Christ entre comme médiateur efficace par le biais de la foi qui est essentiellement non-savoir. Dans la personne du Christ, l’être sujet et l’être objet sont unis : Dieu est le sujet infini d’une volonté et d’une capacité d’être qui se connaît elle-même dans l’instant même où elle pose l’infinie possibilité de tous les êtres ; en s’incarnant dans la personne humaine de Jésus, il devient l’objet infini de toute la sollicitude divine, en qui se retrouve tout ce qui peut être aimé, connu, voulu. En ce sens, Jésus est donc l’accomplissement de la volonté divine, d’une volonté qui ne peut s’accomplir que dans un sujet, un être dont l’existence n’est déterminée que par le désir qui s’exprime en lui. Mais en même temps, il ne peut accomplir le désir qu’il est qu’en se donnant totalement, en devenant l’objet d’un désir incapable de connaître autre chose que ce qu’il désire. D’où le paradoxe, et en même temps le scandale. [34]
Car il faut que le Christ soit crucifié pour être complètement l’objet de tout le (s) désir (s). C’est en étant crucifié qu’il devient pleinement le sujet de la volonté divine qui, en s’incarnant en lui, a fait de lui l’objet de sa sollicitude infinie. Ce paradoxe absolu est exactement le contraire de l’objectivation hégélienne, et si Kierkegaard insiste aussi catégoriquement et rigoureusement sur la nécessité d’en passer par ce paradoxe, c’est parce qu’il comprend comme personne ne l’a compris avant lui qu’il y a dans le Christianisme un défi dont l’audace dépasse à tel point l’entendement humain qu’à la limite il est impossible d’y répondre autrement qu’en s’abîmant dans le silence et le renoncement le plus absolu. Car ce défi, si on cherche à en parler autrement qu’en citant le texte évangélique (qui est l’expression de ce défi), fait de vous le détenteur d’une parole agissante qui ne peut parler que de celui qui (la) parle : un prophète, l’actualisation même de la Promesse. Or que fait Hegel ? Deux choses tout ensemble : d’une main, il confisque le contenu de cette parole en en faisant l’objet d’une connaissance abstraite qui la sépare d’elle-même, et de l’autre il indique une direction qui, tout en partant du point où se situe le nœud de la révélation chrétienne (scandale et paradoxe absolu), conduit exactement en sens inverse du chemin de la Croix. Mais ce faisant, Hegel ne fait qu’accomplir philosophiquement quelque chose que l’histoire du Christianisme avait depuis plusieurs siècles déjà mis en œuvre à travers ce qu’on appelle la Chrétienté, cette subversion [35] du Christianisme, pour employer le terme ellulien qui, le plus profondément, articule la réflexion d’Ellul à celle du maître danois. L’idée de Chrétienté est ce qu’on peut imaginer de plus anti-chrétien, ce qui, probablement, a le plus contribué à rendre vain le nom même du Christ, au sens même où la bible parle comme du pire des péchés celui qui consiste à invoquer en vain le nom du Seigneur. On le comprend facilement en songeant à l’absurdité d’une société qui, toute entière, se proclamerait chrétienne au sens qu’expriment les deux termes clefs de la pensée kierkegaardienne : paradoxe et scandale. Or c’est bien ce qui se produit à partir de la conversion si problématique de Constantin : désormais, être chrétien tend à se confondre avec être romain ou être civilisé, bientôt avec être normal, au mépris de tout scandale et de tout paradoxe. Supprimez le nom du Christ, et vous aurez réalisé la prophétie hégélienne : il suffira d’être reconnu citoyen (pas même baptisé) de l’Etat le plus rationnellement organisé du monde pour accomplir comme le devoir le plus commun du monde toute la doctrine du Christianisme le plus objectif, devenu l’idéologie de la classe dominante du système qui pousse au plus loin l’objectivation des rapports humains dans l’économie politique, le capitalisme. En deux mots, enrichissez-vous, c’est là tout l’évangile.
Au moment même où Kierkegaard s’efforce de réactualiser (au sens fort) l’Evangile afin d’en faire la pierre d’achoppement du Système, Marx (les deux hommes, ne l’oublions pas, achèvent la même année leur thèse de doctorat), hégélien convaincu, entreprend le renversement dialectique qui mènera très vite à l’idée d’un prolétariat qui, parce qu’il est devenu dans le capitalisme l’incarnation de la séparation la plus absolue du sujet et de l’objet, doit devenir le sujet absolu d’une histoire dont il est le produit en tant qu’objet totalement aliéné de son propre travail de production. De l’un à l’autre, pas de passage possible, si ce n’est celui-ci : ce n’est qu’en ce point limite où la subjectivité ne peut que disparaître que s’ouvre l’horizon du Salut. Mais pour l’un, l’Individu sera la négation de ce qu’il est pour l’autre : d’un côté, la Révolution rendue possible par une nécessité qui suppose résorbée toute singularité existentielle ; de l’autre, une singularité assumant l’impossibilité de la seule révolution nécessaire, l’amour. On voit trop comment, de l’un à l’autre, Ellul a pu passer sans se trahir, suivant l’un jusqu’en ce point limite où l’aliénation est non seulement le seul horizon spirituel mais encore la condition même de la libération et poursuivant en l’autre une pensée de l’aliénation soucieuse de ne pas se laisser égarer au delà d’elle-même dans le vertige d’une objectivité idolâtrique.
Nous voudrions conclure ce trop long article par un acte de fidélité très fruste, qui avoue ne pas pouvoir s’accommoder de la subtilité avec laquelle Frédéric Rognon a pu, dans son excellent ouvrage sur la pensée d’Ellul, faire la part de la liberté conservée par tout lecteur vis-à-vis d’un auteur dont la puissance de pensée tend à s’imposer à lui [36]. Cet acte ne regarde vers Ellul qu’en supposant le regard d’Ellul exclusivement tourné vers le seul objet digne de fidélité. Il s’adresse en fait, à travers lui, à Celui sans lequel toute la pensée d’Ellul, tant sociologique que théologique, ne serait finalement qu’une absurde et vaine boursouflure, reflet grotesque et monstrueux d’un monde livré aux nullités spirituelles.
Dans toute fidélité, un risque est pris, celui de prendre au sérieux ce qui ne mérite pas de l’être. En tout état de cause, il faut du moins être au clair sur ce qui est pris au sérieux. Chez Ellul, le sérieux de la pensée s’est exprimé sans la moindre ambiguïté au seuil d’une œuvre dont pas une ligne n’est venue démentir le propos originaire. Il s’agit de Présence au monde moderne. Nous citons ce texte essentiel : « Concrètement, nous voyons que le monde est perdu s’il ne retrouve, par une révolution spirituelle, une fin transcendante et cependant actuelle, déjà présente, une fin dont la présence soit perceptible aussi dans le monde secret des techniques. Or, on peut chercher dans toutes les philosophies, seul le Christianisme offre une solution. Mais encore est-ce facile à dire : cela ne change rien. Un chrétien doit comprendre sa responsabilité dans cette aventure, car le christianisme (et Dieu) n’agira pas ipso facto dans ce sens. Cette aventure n’est pas l’histoire qui se déroule, que nous le voulions ou non. Dieu peut agir ou non, et Dieu voulant agir doit trouver des instruments dociles de son action. Rappelons-nous constamment la leçon donnée par l’Ecriture que Dieu agit rarement de façon directe et transcendante ; il se choisit toujours au contraire un instrument humain qui accomplit son œuvre. Dans cette œuvre de Dieu, actuellement décisive (et aussi dans le domaine spirituel, car enfin il s’agit de savoir si nous resterons dans ce dilemme actuel : Jésus-Christ expulsé du monde par les moyens ou bien Jésus-Christ intégré dans le monde et devenu lui-même moyen !), Dieu trouvera-t-il les partenaires nécessaires ? Autrement dit, cette constatation que la révélation de Dieu en Jésus-Christ apporte seul une réponse valable à l’impossible problème actuel de la fin et des moyens comporte-t-elle des conséquences dans la vie de ceux et de celles qui, actuellement, se disent chrétiens ? Est-ce autre chose qu’une position intellectuelle ? [37] »
Le Taillan, le 23 octobre 2009.