Le 24 décembre, je quittai vers quinze heures mon bureau du laboratoire Cortex-France, filiale de Home Products Corporation. Un hélicoptère me déposa à l’hôtel de police où je demandai à parler à l’inspectrice Herse. Cette officière m’avait appelé une semaine plus tôt afin de solliciter mes services, en ma qualité de neurothérapeute, pour tenter d’élucider le cas de la disparition d’un assureur âgé d’une cinquantaine d’années, Aristide Lafont. J’avais négocié avec le Ministère de l’Intérieur et de la Santé un budget de vingt mille eurodollars jusqu’à la fin de l’enquête et, en prime, l’achat par l’administration de trente mille cartouches de Trefidium pour le cas où ma mission serait couronnée de succès.
Laurence Herse, qui m’avait déjà très brièvement informé du dossier par téléphone, me donna alors tous les détails nécessaires. La disparition de l’assureur s’était produite deux ans plus tôt. Sa femme, professeur de Langue et Communication, mère de deux enfants, mettait en cause l’un de leurs amis, l’accusant d’avoir attiré l’assureur dans sa résidence de montagne pour le faire disparaître. Mentait-elle ? L’enquête le dirait peut-être. Mais l’affaire traînait depuis plusieurs années et l’état psychique de cette femme se dégradait, nécessitant une surveillance médicale dans un établissement spécialisé.
Vers seize heures trente, je pris possession de ma chambre d’hôtel et y déposai mon bagage, puis une voiture me conduisit au département hospitalier de Pharmaco-Vitivier SA où était internée Agnès Lafont. Elle m’attendait assise sur la margelle d’une fontaine asséchée – était-ce un message qui m’était destiné ? – dans le parc de l’établissement dont les bâtiments roses et gris, assez vétustes, ressemblaient à une vieille gare de village. Elle me tendit la main en prononçant mon nom d’une voix lente dont les sons se confondirent avec le bruissement des cèdres qui peuplaient le parc. Je lui répondis que je souhaitais simplement établir un premier contact ce jour-là, mais que je reviendrais converser avec elle dès le lendemain.
J’eus ensuite un long entretien avec son médecin traitant, le psychiatre Jean Rouzet, un homme corpulent d’une soixantaine d’années formé par les laboratoires Pharmaco-Vitivier, une vieille entreprise en partie étatisée depuis sa faillite frauduleuse. Il me montra le dossier de la patiente. La médication laissait à désirer. Je lui conseillai de mettre Agnès sous Trefidium, le médicament phare dont nous avions commencé à écouler des stocks importants sur le marché – Rouzet pâlit d’envie lorsque je lui citai les chiffres que m’avait communiqués notre département des ventes.
L’inspectrice Herse m’appela et me demanda de la rejoindre. Elle me confia qu’elle n’avait rien de prévu ce soir-là et, puisque la tradition voulait que l’on célébrât Noël, elle m’invita à prendre un verre chez elle où nous serions plus à l’aise pour parler du dossier. C’était une petite femme ronde à la peau brune et aux cheveux courts et frisés. Elle avait une voix assez grave et des mains potelées qui s’agitaient en cadence lorsqu’elle parlait. Les traits de son visage étaient tendus par la fatigue et il émanait de son chemisier en phitolitex blanc cassé une odeur légèrement acidulée de transpiration mêlée à celle d’un déodorant aux nanosilates.
Son appartement dont les murs en technovilon présentaient à leur sommet des petites taches d’humidité, était décoré selon la tendance « Old Supermarket », esthétique de plus en plus prisée par les magazines de mode : caddies debout ou renversés disposés çà et là, étagères où s’alignaient des piles d’objets divers portant leur étiquette de prix, comme dans un commerce à l’ancienne.
Laurence Herse me posa beaucoup de questions sur mon métier puis elle aborda des sujets assez généraux. Elle se disait une femme de gauche très préoccupée par la misère sociale. Beaucoup trop de gens n’avaient plus accès aux soins médicaux, ni à une alimentation correcte. Certaines familles ne possédaient encore qu’un seul téléviseur et pas toujours en 3D. Quand aux plus démunis, ils étaient contraints de vendre ou d’hypothéquer leurs organes. Oui, vous avez raison, dis-je, tout cela pose problème, mais en ce qui concerne l’alimentation, notez que le procédé agrocellulaire de la firme hollandaise Harstein-Piller entrera en application l’été prochain, ce qui devra permettre de tripler la production de légumineuses au niveau de l’Union. En effet, c’est un beau projet, concéda-t-elle, j’ai misé quelques centaines d’eurodollars sur leur action.
Puis, s’interrompant, elle se leva et se dirigea vers un buffet en graphite noir devant lequel elle s’accroupit en disant : Nous allons tout de même fêter Noël, n’est-ce pas ? Elle offrit d’ouvrir une bouteille assez chère, du bourbon américain non éthilisant aux enzymométhanols. Il commençait à se faire tard et je déclinai son offre. Je suis loin de m’ennuyer, dis-je, mais je dois rentrer à l’hôtel prendre un peu de repos pour être en forme demain matin. Elle fronça les sourcils et revint vers moi en s’exclamant : Comment... déjà ? Elle approcha la bouche de mon oreille et me proposa quatre cents eurodollars pour un coït ou deux mille pour la nuit entière. Je calculai qu’elle ne gagnait probablement guère plus que quatre mille eurodollars mensuellement et qu’elle était prête à griller la moitié de son salaire pour bénéficier de ma compagnie durant une seule nuit. Mais, après tout, l’explication était peut-être qu’elle ne se résignait pas à demeurer seule la nuit de Noël – nous savons que certaines personnes encore très attachées à leur enfance réagissent comme cela.
Je jetai un coup d’œil sur mon bracelet-diagnostic. Le pouls était bon, le débit sanguin paraissait régulier, mais la glycémie était assez faible à cette heure de la journée et le taux de testostérone beaucoup trop bas. Or, ma trousse à pharmacie étant restée à l’hôtel, je n’avais pas sur moi mon érectilisant, le Protentor 10 mg, dont j’avais abusé par le passé et que je n’étais plus sûr de supporter depuis mon dernier accident cardiaque.
Puis-je voir la chambre ? dis-je pour gagner du temps. Elle me conduisit au seuil d’une pièce carrée munie d’un grand lit de forme ovoïde et d’une fenêtre obturée par des tentures irradiantes en nanopercale bleu marine. Je réfléchissais en chemin et me demandais si je n’allais pas lui offrir de demeurer à ses côtés à titre gracieux . Elle pourrait, en guise de compensation, participer bénévolement à une campagne publicitaire pour Trefidium qui ciblerait les forces de l’ordre et les corps de sécurité auxiliaires. Mais, tandis qu’elle m’interrogeait du regard, je renonçai à lui faire cette proposition. Bah ! le directeur de Cortex n’avait pas tout à fait tort lorsqu’il affirmait que je n’étais pas très doué en affaires.
La peur d’un nouvel infarctus s’insinuait en moi et accroissait mon inquiétude. J’eus soudain l’idée de porter la main à mon oreille, feignant d’écouter attentivement un message. J’hochai plusieurs fois la tête, puis déclarai d’un ton grave : Pardonnez-moi, je dois partir immédiatement car je viens de recevoir un appel dans mon oreillette. Il s’est produit un incident assez fâcheux, la douane a saisi près d’une tonne de contrefaçon en provenance de Chine, et il s’agit surtout de Trefidium, notre médicament phare...
Cette pensée accrut considérablement mon mal-être. Le risque entrevu pour le besoin de mon mensonge me parut brusquement réel, inévitable, fatal. J’éprouvai un léger vertige, puis sentis des frissons parcourir mon dos et mes omoplates se rigidifier. Mon bracelet-diagnostic se mit à afficher des chiffres effrayants. Le nombre de pulsations cardiaques était extraordinairement élevé et mes surrénales dégorgeaient de folles quantités d’adrénaline. L’activité hypothalamique et amygdalienne avait dépassé le seuil tolérable. Mes lèvres étaient si desséchées qu’elles avaient du mal à s’ouvrir pour articuler des sons clairs. Un voile blanc s’étendit devant mes yeux et je perdis connaissance.
Lorsque je revins à moi, j’entendis le bruit d’un conciliabule. L’inspectrice conversait avec quelqu’un dans la pièce voisine et je compris que j’étais resté inconscient, allongé sur le lit, le temps suffisant pour que le docteur Rouzet appelé immédiatement après mon malaise, eût eu le temps d’arriver. Il entra dans la chambre, le visage peu amène, et s’assit lourdement à mon chevet. Sans mot dire, il augmenta le volume de son téléphone mobile et la voix du directeur de Cortex résonna clairement dans la pièce. Nous nous doutions que c’était vous, disait la voix de mon supérieur. Nous n’avions pas réussi à obtenir la preuve que vous organisiez la contrefaçon, mais maintenant que vous avez avoué, votre compte est bon.
J’avais donc avoué... Rouzet hochait gravement la tête. L’inspectrice Herse s’approcha de moi et, très pâle, le geste peu assuré, elle entoura mon poignet gauche d’un électrobracelet muni d’un shocker de 50 000 volts – une puissance qui, vu l’état de mon cœur, m’eût été fatale.
Je me réveillai à ce moment-là et mon court rêve me revint instantanément en mémoire. J’étais en nage, les poignets prisonniers d’électrobracelets qui ôtaient toute liberté à mes mouvements. Assise près de moi sur le lit ovoïde, l’inspectrice Herse était vêtue d’une simple guêpière en dulcorex noir et elle tenait dans sa main gauche une boîte d’érectilisant Protentor 10 mg. J’eus alors la certitude que j’avais absorbé plusieurs comprimés, peut-être à sa demande, et que cela avait dû être la cause de ma défaillance. L’infarctus allait suivre, sans nul doute, mais je souriais à l’inspectrice en me rappelant mon rêve, et j’éprouvai un grand soulagement avant de perdre de nouveau conscience.