« Le Belge meurt au volant toujours dans son bon droit ».
Méfie-toi de moi. C’était une façon de me dire : « Même si tu as raison, je passe en force car c’est moi qui commande, et même si c’est simplement pour me faire plaisir, je le ferai, quelle que soit la conséquence ». Quand je me souviens de ces petits duels qui nous animaient souvent, j’avoue éprouver encore une vive émotion. Je vais dire que la plupart du temps j’ai eu raison. Je dirai même : toujours — le cas général étant que nous étions souvent d’accord. Sauf une fois, le jour où vint mon tour du rôle belge.
Aujourd’hui, devant l’attitude répétée de certains amis français de mon réseau numérique cette petite phrase me paraît largement partageable. Ce qui compte c’est la situation. Si tu es dans ton bon droit au volant, alors le contexte est abstrait — en ellipse — et pourtant il existe ; l’aphorisme sans leurrer les mots en dit l’entrée possible : l’échec (la mort).
Peellaert m’avait donné là une formidable grille à décrypter la division sociale, irréconciliable y compris dans un même camp, et la multiplication de la guerre actuelle.
Depuis l’ingérence des droits des démocraties libérales, pionnière du lobbying des marchés et des communautarismes dans le monde globalisé, les guerres ne sont plus dialectiques entre des blocs.
Clausewitz dans De la guerre [1] expliquait la guerre moderne, elle marchait avec l’économie politique, et les pactes d’équivalences liés à ce principe d’échange, et donc aussi avec la critique de l’économie politique et les systèmes politiques auxquels elle avait donné lieu. L’affaire selon laquelle la guerre était la continuation de la politique par un autre moyen a fait long feu, mais incontestablement en son temps elle contenait au moins le moyen d’en sortir. Au moment où un camp dominait la stratégie de la guerre sur le terrain, armes en stock comprises, alors il était temps de négocier la paix. Toutes les paix ne furent pas convenablement négociées (dû aux conditions économiques imposées à la Grèce il est de nouveau question du Traité de Versailles, dans le cadre duquel l’armée allemande fut démantelée, et de la seconde guerre mondiale), et certains stocks furent inutilement utilisés, (la reddition des Japonais était déjà signée dans les conditions qui demeurèrent — le maintien de l’empereur et quelques avantages pour son armée, — quand la bombe à l’uranium fut lancée sur Hiroshima et trois jours après celle au plutonium sur Nagasaki, pour montrer qu’on pouvait en faire autant qu’on voulait... puis une troisième — mais dont le montage fut empêché par Oppenheimer. En réalité le but était à la fois expérimental et terroriste aux dépens du peuple Japonais à l’intention des Soviétiques. Après, on n’a tenu ce genre d’arme que pour ne pas l’utiliser et on l’a appelée « force de frappe » ou « dissuasive » ; enfin, on a utilisé autrement l’uranium dans l’armement et trouvé beaucoup d’autres choses redoutables pourtant non qualifiées d’« armes de destruction massive » — mais le soir où l’histoire belge me revint à l’esprit là n’était pas le sujet.
Dans le monde libéral globalisé après l’histoire des nations, il ne s’agit plus de l’opposition entre masses simples (dialectiques), mais entre masses doubles opposées, un état de guerre perpétuelle. C’est-à-dire des masses simples divisées en masses doubles et des masses doubles divisées elles-mêmes, pouvant se diviser de façon innombrable, où chaque fragment constituant un camp doit provoquer le plus grand nombre possible de victimes pour l’emporter (l’économie de marché) ou de morts (contre la politique de la paix), ou pour les ressources. Dans le dernier cas, c’est la capture des ressources qui devrait marquer l’issue, or il n’en est rien, la guerre se poursuit par elle-même au-delà de ses objectifs et d’ailleurs les interlocuteurs changent, et ce n’est donc plus une guerre particulière identifiée, mais la guerre non identifiée de toute façon — on ne sait pas toujours qui bombarde qui.
Dans un tel monde il n’y a pas d’issue à la guerre sinon la guerre elle-même comme politique. Et ça, c’est Elias Canetti qui l’a expliqué à travers un autre dispositif d’analyse, exo-marxiste, dans Masse et Puissance [2]. Toutes les masses divisées — y compris identitaires puisqu’elles s’accroissent par identification, et même par micro-identifications dans leurs dédoublements, donc elles identifient et micro-identifient — deviennent systémiques et dans la guerre ça fait un nombre infini de morts... ça pourrait même aller jusqu’à la fin de l’humanité (avec le parallèle du déploiement des marchés qui détruisent l’écologie planétaire) — sauf accident : car il y a l’accroissement exponentiel et l’entropie de la guerre et c’est ça qui peut l’arrêter paradoxalement, quand le système se bloque par lui-même. Ou alors il faut décider qu’il n’y aura pas de vainqueur, juste un changement de situation dû aux destructions et aux morts, et il faut faire la paix sur cette base avec celui qu’au départ on prétendait vaincre, fut-il un rebelle ou un autre rebelle et encore un autre revendiquant une nation extensible, ou fut-il un dictateur ou encore une dictature advenue en résistance nationale.
Bref, même si je peux me tromper dans mes explications sur des deux auteurs que je cite, je ressens une légitimité critique pour me demander comment il peut encore y avoir des gens intelligents, et cultivés, capables de poursuivre de raisonner comme si ces guerres étaient sans contexte, un enjeu infra-national, en termes universalistes des droits de l’homme et de l’éthique égalitaire des démocraties modernes (lesquelles d’ailleurs ne comptent plus guère d’éthique sinon l’adoubement ou la soumission), de leurs guerres justes. Comme s’il y avait un camp du bien et un camp du mal (chacun voyant dans sa propre perspective le bien, et dans celle que par conséquent il ne voit pas et qui est celle de l’autre : le mal), comme au temps des Nations et de la lutte des classes. Forcément ce regard ne permet pas de concevoir que les singularités soient considérables, ni par conséquent d’anticiper qu’elles aillent advenir en masses doubles. Et c’est l’échec, qui se compte en nombre de morts par toutes les façons d’en faire, et la plus grande amplitude des destructions.
La disparition de l’Histoire semble se faire à l’acte même de ses traces sur le terrain, en réalité elle avait déjà eu lieu, invisiblement. On parvient juste au stade de dégager les ruines (les plus belles inclus) et dans un même mouvement de bulldozeur on fait le vide de ceux qui les maintenaient et les « contingentaient » [3]. Il ne s’agit pas que des monuments du patrimoine mondial et de leurs diligents conservateurs mais encore des constitutions des codes civils des États et de leurs services, autrement dit des « sociétés humaines » organisées, puisqu’on ne peut plus rien en faire. Le capitalisme financier pour accroître ses profits et s’assurer des rentes à long terme n’a pas besoin de la maintenance du matériel collectif, inanimé, animé, vivant, bien au contraire, il préfère les vendre ou les soumettre à bas prix, plutôt que se créer des devoirs coûteux sans réalité d’équivalence. Ainsi passons-nous à l’égal de nos institutions de garantie aux « poubelles de l’Histoire » au sens propre.
J’en reviens à ma petite histoire belge : sans capacité délibérée ou informée de changer de point de vue, peu importe qu’on soit dans son bon droit et que l’autre ait tort, en quelque endroit même philosophique, penser le bon droit pour les autres ça mène aussi à la mort (pas seulement soi et autrui).
Ainsi, je ne vois toujours pas en France, à travers l’opinion des Syriens démocrates réfugiés qui sont publiés, fussent-ils des éditeurs d’Actes Sud et/ou bibliothécaire de l’Institut du monde arabe, ni dans leurs soutiens français, l’État ou les intellectuels et les artistes engagés, d’issue à la guerre de Syrie, tant qu’ils refusent l’idée d’une négociation avec le Président qui résiste, (fut-il un dictateur et aujourd’hui réduit dans un cinquième de son ancien pays), ou la médiation de ses alliés — et réciproquement et entre tous. Ils ne veulent pas en démordre et pendant ce temps la guerre se divise et loin de s’en trouver dés-intensifiée elle se multiplie et s’établit en tant que politique propre : ce nouveau pouvoir d’administrer qui s’appelle la guerre, durablement, quel que soit le camp. C’est l’émergence diffuse en l’état actuel de l’ancienne guerre postmoderne de la « juste cause ». Tous font courir à la mort dans le bon droit [4].
Le 20 août, à Paris. L. D.