Comme l’écriture, l’épreuve du voyage peut être déchiffrement de soi et du réel. Le nomadisme poétique d’Auxeméry s’inscrit dans un projet d’exploration de la conscience où les images deviennent signes, signes qui génèrent un monde appelé à survivre au poète et à transformer sa disparition en accomplissement.
Dans son précédent recueil, Parafe, la question de la signature était au cœur de la démarche poétique de l’auteur. Il s’agissait de rassembler les signes du monde à travers une longue dérive, et aussi de recueillir les différentes figures de la conscience que le voyage modèle et ne cesse de reprendre. Tout au long de cette traversée, la signature se démultipliait, prise dans le flot des voix rencontrées ou entendues en soi. Le dehors et le dedans communiquaient, voire fusionnaient, emportés ensemble dans une dispersion infinie que même la mort ne pouvait interrompre, car le poème devait subsister et prendre de nouvelles formes dans l’esprit du lecteur à venir. Codex continue cette quête de la signature infinie, en reprenant et en approfondissant plusieurs voies empruntées quelques années plus tôt. Certains paysages des années africaines réapparaissent, mais avec une intensité supérieure. Une série de rythmes commande l’écriture d’Auxeméry, et ici on songe à la phrase de Novalis, affirmant que " si on a perdu le rythme, alors on a perdu le monde ". Il s’agit de ne pas perdre le monde, dans sa prolifération aberrante, dans ce qu’Auxeméry appelle son " horrible beauté ", prolifération et beauté que l’esprit humain peut tenter d’égaler. Hommage est rendu au jazz, référence musicale de cette partition poétique faite de mots frappés et rythmés comme des notes, car il permet de " discerner / où mène toute forme possible, forme / enchaînée, ligne multiple, infiniment / multiple, infinitivement multipliée ". Les musiciens de jazz comme les poètes savent que les signes ne sont pas fixes, qu’ils sont sujets à variation, à reprise infinie, et que la musique comme la poésie est alimentée par la conscience du multiple et par une soif de déchiffrer l’âme dans la diversité de ses formes, de ses états, de ses mouvements. Parmi les plus beaux poèmes du recueil, on reconnaîtra la piste de " Namib ", suite où il est question de découvrir la " ligne de sens des corps appliqués / à la lecture des accidents du monde ", où l’auteur s’enfonce jusque dans le devenir animal (Namutoni), métamorphose obligée si l’on veut saisir ce point obscur de la conscience où l’esprit n’est plus reflet des choses, mais devient " très réel ", capable de déchiffrer les traces du monde partout disséminées. Animalité première qui est foyer de signes comme dans les grottes de Lascaux, et de laquelle la poésie a plus à apprendre que de toutes les poétiques en vogue. Ces traces constituent un monde de signes ignorés qu’Auxeméry qualifie avec ironie de " détritus ". Ce sont les " galets sans âge sur le sol ", les " algues ancrées au large ", c’est le quartz, " soumis aux cycles des humeurs et du vent et de la mer ", - tout un monde instable et fluctuant, le sol sur lequel l’homme marche sans le lire... Codex est un seul long poème où la pensée se retourne, se replie sur elle-même tout en s’ouvrant aux choses dans un mouvement complexe. Orphée y apparaît à plusieurs reprises, figure du célébrant qui, pour accéder à la beauté des choses et la dire, se tourne vers la " chambre noire la matrice de bois / incurvée vers la face de l’être ", affrontant ce fond sombre de l’homme qui finit par se confondre avec la matière du monde. Orphée est le maître d’un lyrisme qui ne célèbre le moi que dans sa naissance au réel, naissance qui est aussi, dans l’aveuglement, disparition. Reste le codex, achevé, c’est-à-dire " livre en flammes ".