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Suite de mai 

lundi 7 mai 2007, par Serge Velay

Au printemps de 1968, quelqu’un écrivit sur les murs de la Sorbonne : " J’ai quelque chose à dire mais je ne sais pas quoi. " Je fais miens, aujourd’hui, ce désir et cette impossibilité de dire. Parce que j’aurai à montrer pourquoi les journées de Mai furent un événement dont on ne revient pas, je ne peux préjuger du tour que prendra mon témoignage.

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Je ne prête pas à mon propos une autre légitimité que le tumulte qui m’assaille et l’oubli qui menace. Si je prends la parole, c’est aussi pour rappeler que, dans ces circonstances particulières, la langue fit défaut, qu’elle se révéla impropre à dire ce qui survint dans une clarté et une obscurité absolues, et donc douloureuses. " Ce qui s’est passé en Mai 68, note Jean-Paul Dollé, était inattendu, intempestif comme dirait Nietzsche, et par conséquent ne trouva pas ses mots pour se dire dans son inouïe nouveauté. "
Ayant résolu de conjoindre les images et les pensées qui me harcèlent pour tenter d’élucider cette inconvenance, j’ai donc entrepris un voyage dont le retour n’est pas sûr. Je remonte le courant comme un voyageur que le courant emporte.
Déjà, je parle de loin.

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Je me souviens d’un jeune homme - d’un homme encore adossé à l’enfance - dont la parole, soudain portée par un défi insolent, se confondit un moment avec la vérité de la parole commune.

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La veille, jusque tard dans la nuit, des hommes en armes avaient chargé des enfants désarmés.
" Halte à la répression ! Libérez nos camarades ! "
Maintenant les rues déversaient sur les avenues et sur les places une foule anonyme et sans nombre qu’on aurait dit mue par la fièvre et par une mystérieuse force d’attraction. Un même haut-le-coeur, un impérieux sentiment d’offuscation et la nécessité pour chacun de se porter à la rencontre de tous, les avaient précipités dehors, et ils s’étaient rassemblés. C’était comme une mer d’où montaient des cris et des rumeurs mêlés au bruit sourd d’un piétinement.

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J’évoque le souvenir d’un saut hors de soi, hors de la vie mutilée, abaissée, mortifiée, hors de la vie personnelle. Et ce saut fut un bond de joie. La vie soudain s’illuminait.
D’un bond, d’un seul bond on était arrivé au but.

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Pourquoi le souvenir de ces journées ne s’est-il pas atténué dans les mémoires ? Pas seulement à cause du regard nostalgique et souvent complaisant que portent sur ces événements ceux qui en furent les acteurs ou les témoins ; mais plutôt parce que ceux qui s’y précipitèrent furent transformés par une intensité qui les révéla à eux-mêmes. Quelques jours, quelques nuits, quelques heures même suffirent.
S’ouvrit alors l’autre temps, un autre temps au coeur du temps, hors du temps historique, où l’événement trouva à se déployer dans ce que Nietzsche nomme une " nuée non historique " ; et dans cet autre temps s’incarnèrent l’esprit d’insoumission (la pure affirmation d’une puissance de refus), une autre communauté (la possibilité d’être ensemble d’une autre manière) et la joie, la joie par quoi tout l’espace du temps se trouva un moment comblé.

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L’air bleu bruissait d’essaims de paroles.
Le monde était sorti de ses gonds.

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Dans l’effervescence enivrante de ces heures, et pour tout le temps qu’allait durer cette échappée - quelques-uns en eurent alors le pressentiment -, ils confiaient leur vie toute neuve à la joie de l’amitié sans préalable, et leurs paroles et leurs actes au pur élan d’un mouvement souverain.
Sans calcul et sans précaution, ils étaient entrés dans l’ouvert.

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" Il y a, observe Gilles Deleuze, deux manières de considérer l’événement, l’une qui consiste à passer le long de l’événement, à en recueillir l’effectuation dans l’histoire, le conditionnement et le pourrissement de l’histoire, mais l’autre à remonter l’événement, à s’installer en lui comme dans un devenir, à rajeunir et à vieillir en lui tout à la fois, à passer par toutes ses composantes et singularités. "
Une invitation au voyage. Une invitation à pérégriner.

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J’entre dans ma page pour me ralentir, me rassembler et me déployer. A la recherche d’une concordance pour apaiser une discordance, j’espère en une éclaircie, en un accès de lucidité qui révèlerait l’axe unique de gravitation de mon esprit.
(Une idée peut-être, inconcevable ou restée inaperçue jusqu’ici, mais capable de faire à nouveau tourner le monde grâce à son rayonnement et à son pouvoir de contamination.)

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On avait longtemps palabré sous la voûte ombragée des marronniers, ensuite le cortège s’était ébranlé à travers la ville. En haut du boulevard, lorsque le premier rang des manifestants entra dans la fine lumière de Mai, un inconnu se tourna vers le jeune homme et bredouilla d’une voie nouée que le brouhaha rendit presque inaudible : " Que c’est bien, que c’est bon d’être là ! "
Puis, laissant à la compagnie bruyante de ses camarades celui qu’il venait de prendre à témoin de l’émotion qui le submergeait, l’inconnu fendit la foule où il se perdit.
Pour le jeune homme, ce visage baigné de larmes et levé vers le ciel devint sur le champ, et pour tous les jours lui restant à vivre, le visage inconnu et familier du premier venu.

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Cette apparition soudaine, qu’avait-elle rendu manifeste, qu’avait-elle donc révélé ? Non seulement la liberté, mais l’évidence bouleversante de la joie : proférés dans la honte et l’exaltation, ces pauvres mots avaient témoigné d’une joie sans mobile et sans preuve, de la joie que c’est d’être vivant : de " la seule joie de vivre ".

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Trente ans après, on commémore. On solde. On enterre.
Certaines réflexions dégagent néanmoins des éléments et des lignes de force irréductibles à l’analyse historique ou sociologique ; ce sont autant de contributions à la critique de l’idéologie bourgeoise et conservatrice dominante dont Emmanuel Lévinas a mis en évidence les traits principaux : d’une part, la peur de la réalité et de l’avenir " en tant qu’ils menacent l’équilibre incontesté du présent où le bourgeois possède " ; d’autre part, la propension à considérer les affaires et les sciences comme " moyens de défense contre les choses et l’imprévisible qu’elles recèlent ". Au surplus, ce n’est pas le moindre mérite de ces réflexions de montrer que le style d’un penseur ne définit pas seulement sa langue et son écriture mais aussi son objet et sa manière de l’appréhender ; que penser est une question d’angle ; et qu’une philosophie n’est jamais que la biographie de son auteur.

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La Révolution de Mai introduisit soudainement des inconnues dans un présent qui semblait pouvoir se limiter à des problèmes résolus. Ces journées eurent donc pour adversaires tous ceux qui préfèrent l’immobilisme et la certitude du lendemain au mouvement et à l’imagination créatrice.

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Dans les circonstances exceptionnelles qui les avaient portés sur le seuil de leur vie d’homme, parce que l’instant avait été rempli et que pareils à des enfants ils étaient allés nus et sans mort en eux, quelques-uns découvrirent leur vérité, et ils cessèrent ensuite de la chercher.

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Mai 68 fut une guerre d’une logique imprévue. En dépit d’une profusion inouïe de paroles, l’insurrection de la parole et de la pensée sut trouver immédiatement son style, un style singulier conjuguant rapidité, élégance et précision. Avec sérieux et humour, chacun emprunta à la parole et à la pensée communes, et le discours du commun à la parole et à la pensée de chacun.
Ayant ouvert un autre temps - le temps de l’amitié -, cette insurrection fraya un autre espace : celui d’un communisme de pensée.

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Durant ces jours débordant de l’effervescence de la vie joyeuse, cette expérience - l’expérience bouleversante de ce qui arrivait -, c’est comme une passion que le jeune homme et ses amis la vécurent. Dans le double mouvement de l’élan et du refus, la vie avait embrassé la vraie vie.

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Sans cesse nous agissons et nous pensons. Et pourtant, notre expérience à peu près constante est aujourd’hui celle de notre " délaissement du monde ". Nous ne sommes présents au monde que d’une manière intermittente non pas parce que nous nous en sommes détournés, mais parce qu’à côté de nous le spectacle humain fait proliférer des images et des procédures de signification : réduits au rôle de simples témoins ou de relais, nous-mêmes sommes devenus des choses ; et, en raison de cette " hémorragie permanente d’actions et de significations ", le monde s’est transformé en " une immense surface publicitaire où l’insignifiance fait chaque jour un peu plus tache d’huile ".

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- Pourquoi mettez-vous donc tant de passion dans ce que vous faites ?
- Pour prévenir les attaques d’un ennemi, l’ennui, et pour créer les conditions favorables à un retour du sens.
- Mais pourquoi tant de précipitation ? et tant d’obstination ?
- Pour chercher à prendre l’ennui de vitesse et pour combler le vide creusé par l’absence de sens.

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Tel un sismographe, j’enregistre les hésitations et les égarements du sens à travers des éclats de mémoire. Je ne compose pas un livre. Je consigne dans un cahier les passages d’une saison et les revenirs d’un événement qui survint de manière intempestive. Mes pensées naissent d’un vertige et ce que j’ai su, se disperse dans un désordre d’images. Je n’ai pas de territoire. Je n’ai plus de maison. Je trace des diagonales. J’assemble tant bien que mal les pièces d’un puzzle.
Je fais des provisions pour l’absence.

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Pour dire le pays, la langue russe dispose de deux mots : rodina désigne le pays où l’on est né, le pays de l’enfance, et otchina, ou otéchestovo, le pays des pères et de l’hérédité.
Mai est le nom du pays, du temps de la naissance, pour ceux qui, bouleversés par un sentiment de présence aux choses d’une intensité inouïe, vinrent alors au monde comme pour la première fois. Entrés dans l’âge d’homme par effraction, ayant trouvé autre chose que ce qu’ils cherchaient, ensuite ils dépensèrent leur vie sans compter ; préférant les batailles aux victoires, quelques-uns même la brûlèrent.
C’est pourquoi ce que j’évoque est sans héritage et sans testament.

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" Nous éprouvons, me dit B., un sentiment de douce amertume. " Après son départ, je retrouve entre les pages de la Chambre claire un billet de Roland Barthes, qui se termine sobrement par ces mots : " Bon courage. " Message précieux, adressé par quelqu’un qui fut souvent en proie à l’ennui et à la mélancolie.

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Je dresse une barricade de pavés de textes, de pierres taillées, de mots dont j’aiguise le tranchant comme des lames. Mes phrases, je les lance comme des cocktails Molotov.

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Je pourrais dire qui je sens se pencher pour lire par-dessus mon épaule tandis que j’écris. C’est avec et pour ses amis, connus ou inconnus, qu’on écrit : tout livre est une lettre.
Or, il n’est pas de livre qui ne s’écrive en même temps contre. Ces passages de Mai, contre qui ou contre quoi ai-je donc entrepris de les consigner ? Contre les railleurs et les cyniques, les trafiquants et les faussaires, les tièdes et les blasés, les lourds et les gris, c’est-à-dire contre tous ceux qui se donnent l’illusion d’épouser l’histoire sans jamais s’exposer à l’événement.

Puisse ce petit récit bancal montrer qu’il n’y a pas pire existence que celle qui, tournant le dos à la vie, ignore le fracas des rires et le goût des larmes.

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Ce matin, effroi à la lecture de ce que j’ai écrit la nuit dernière. Cette envie soudaine de reculer devant ce qu’on écrit, c’est peut-être bon signe.

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Intempestif (du latin intempestivus) : ce qui est hors de saison et, par extension, ce qui est déplacé, inopportun et inattendu ; qui se produit à contretemps et vient mal à propos ; qui étonne ou choque.

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Ce que j’évoque participe d’un mouvement qui s’abstrait du présent, du temps même. Quelque chose comme l’air autour, entre les choses. Quelque chose qui précède la pensée, la porte et la précipite vers ce qui ne peut pas être pensé, dans un mouvement qui tend, dans un élan, une destination. Quelque chose dans le voisinage des mots, qui les précède, et dont ils sont l’indice. Quelque chose qui ne craint pas les mots, les traverse, et embrasse la vie.
(La poésie, peut-être.)

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Je tiens que l’homme n’est pas visible, et qu’il ne peut donc pas être figuré ni représenté. Me référant à des circonstances dans lesquelles des silhouettes survinrent dans la pure présence pour s’effacer presque aussitôt, j’évoque le souvenir d’une danse, du passage d’un cortège de spectres dont je cherche à susciter le retour.
Je bredouille. Je bavarde avec des ombres.

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Quels mots, quelle formule pourrait qualifier cet événement, restituer ce qu’il fut et élucider ce en quoi il consista ?
Une impatience. Une exigence. Un pur élan. Un refus. Un mouvement souverain. Une surprise émerveillée. Un état d’ébullition. Une intensité. Une effervescence. Une hardiesse. Une échappée. Une émancipation. Une dilapidation. Une vibration de vie. Une jubilation. Une rupture. Un rêve éveillé. Un renversement. Une rencontre. Une traînée de feu. Une fraîcheur soudaine. Un espace nouveau. Une fenêtre ouverte sur un pré. Une insurrection de la pensée et de la parole. Un cri. Un amour fou. Un moment. Un rire irrévérencieux. Une calme ténacité. Une ironie révolutionnaire. Un souci du commun, de l’autre et de chacun. Une conjuration des égaux. Une cité. Un communisme de pensée.

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La Révolution de Mai fut probablement tout cela à la fois, et autre chose encore qui reste ignoré et résiste à la nomination ; parce qu’elle fut ce moment inattendu et inévitable où la politique se réinventa en s’émancipant de l’Etat et de la question du pouvoir (on ne prend pas l’Assemblée nationale, on occupe le théâtre de l’Odéon et on brûle la Bourse), et en conditionnant l’organisation et la pratique politiques à une exigence d’autonomie radicale à l’égard des canaux institutionnels de la revendication. C’est pourquoi Mai 68 est aussi devant nous.

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Slogan pour aujourd’hui : " Les papillons légers disent merde aux lourds impératifs économiques ! "

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J’écris sur, à propos d’un mouvement, mais après coup, et longtemps après. Cependant je fais le constat d’une incapacité foncière de l’écriture à se saisir des choses dans leur mouvement, à s’en saisir dans le temps du mouvement, au moment même où elles surviennent.

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A force de multiplier les précautions oratoires, d’accumuler les incipit, les protocoles, les adresses, les avertissements et les commentaires, mon sujet est devenu de plus en plus improbable. En dépit de quelques percées fugitives, je dois admettre que je me suis égaré. Faute d’avoir su poser mon récit sur des bases solides, je désespère maintenant de pouvoir le mener jusqu’à son terme. Ce que je donne à lire : une histoire sans commencement ni fin, dont chaque moment est placé sous l’empire de ce qui déborde et à chaque instant menace ruine.

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Quand bien même l’écriture, la spécificité de l’écriture ne serait que " la misère de l’esprit isolé ", écrire, il le faut ! Nonobstant cet impératif, on doit encore répondre à cette question : pour qui écrit-on ?
Assurément pour le premier venu. Pour celui qui dispose de peu de mots et ignore jusqu’à la valeur souveraine de sa parole. Pour celui qui est conditionné au silence et privé des moyens d’exprimer sa détresse ou sa révolte. Pour celui qui, subissant l’exclusion du langage, subit les langages de l’exclusion.

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Parce que " les révolutions sont toujours l’issue d’un conflit et qu’elles ne sont pas subordonnées à la nécessité ni à la garantie d’une réussite ", l’important n’est pas le résultat mais un effort, et l’acceptation de cet effort, en pleine conscience de sa valeur limitée et éphémère. La révolution c’est l’échelle de Jacob où jamais les anges ne montent ni descendent : une circonstance singulière où mesurer les âmes à l’intensité de leur désir.

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Je ne veux pas dire à laquelle des trente-quatre définitions de Mai 68 va ma préférence. Je n’impose rien : je fais signe, j’indique, je suggère. J’invite le lecteur à pérégriner et, par moments, je l’exhorte à sortir du livre pour s’abîmer en pensées.

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Témoin de l’incendie des locaux du journal, un camarade avait dit : " Le facho qui a fait le coup, je le reconnaîtrais entre mille. C’est un jeune type long et maigre, avec une tête grosse comme une tête d’épingle ".
Quelques jours plus tard, vers minuit. Dans un ricanement, quelqu’un lance à l’adresse du jeune homme : " Sale communiste, crève ! ". A quelques mètres à peine, un revolver à la main, se tient l’homme à la tête d’épingle. Il lève son arme, tire à deux reprises en direction du jeune homme sans l’atteindre, et s’enfuit.

On a mis un nom sur le visage de l’homme à la tête d’épingle. On l’a traqué dans toute la ville. On l’a retrouvé. On le retient en un lieu sûr. On fait venir le jeune homme. On lui demande s’il reconnaît son agresseur. Oui, il le reconnaît, c’est bien lui. On demande alors au jeune homme de quitter la pièce. Longtemps, tout le temps que les anciens, ceux du service d’ordre, remplissent leur office, il y a des pleurs, des bruits de coups, des cris, des hurlements.
Longtemps.

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Il m’arrive parfois de croiser celui qui fut pour nous l’homme à la tête d’épingle. Je ne lui tiens plus rigueur de m’avoir pris pour cible une nuit de Mai 68, mais je ne lui pardonne pas de m’avoir infligé le spectacle d’un homme de vingt ans qui, pour avoir été aveuglé par la haine, s’était fait condamner par un tribunal clandestin à se traîner nu comme un ver sous les rires et les quolibets, dans son sang, sa pisse et sa merde.

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Il y a une impossibilité pour le discours politique dominant à considérer la silencieuse multitude du point de vue de la manifestation soudaine, et parfois violente, d’une souveraineté que la loi ne peut pas circonscrire et que les structures sociales ne peuvent pas stabiliser. Durant les trente dernières années, force est de constater que le mot peuple a progressivement disparu du vocabulaire politique.
Dans quelles circonstances la réalité que recouvre ce terme - savoir : ce qui est là, n’est plus là - se manifestera-t-elle à nouveau ? Nul ne le sait, nul ne peut le prévoir, mais ce sera sans doute, une fois encore, de manière intempestive.

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Longtemps après, ils sursautèrent dans leurs rêves à l’appel de leur nom. Tandis qu’une voix répétait : " Camarade ! Camarade ! ", une autre leur murmurait à l’oreille : " Ce n’est rien, n’y pense plus, dors... "
A l’aube, ils s’effondraient enfin dans un mauvais sommeil.

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Nous ne sommes rien plus que des fantômes ou des ombres légères.

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" Le monde contemporain, écrit René Char, nous a déjà retiré le dialogue, la liberté et l’espérance, les jeux et le bonheur ; il s’apprête à descendre au centre même de notre vie pour éteindre le dernier foyer, celui de la rencontre... Ici il va falloir triompher ou mourir, se faire casser la tête ou garder sa fierté. "

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La rencontre est l’effet produit par une différence de potentiel entre deux solitudes, entre moi et l’autre. Dans la rencontre, chacun rencontre l’autre mais je ne devient pas l’autre et l’autre ne devient pas moi. Ce qui survient n’est pas commun aux deux mais passe entre les deux, pour aller dans une direction nouvelle. A la différence d’avec la philia grecque, la rencontre n’est pas réciprocité : elle ne consiste pas en un échange mutuel (du Même avec le Même), mais dans l’occurrence d’une dissymétrie qui est facteur de déséquilibre et prétexte à un échange sans cesse recommencé. Double-capture selon Gilles Deleuze, amitié comprise comme ouverture à l’autre selon Maurice Blanchot, parce qu’elle participe de l’intempestif, la rencontre fait événement.

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Sans empathie, les visages et les images n’existent pas.

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Parmi ceux qui avaient été désignés pour garder les locaux et veiller jusqu’au petit jour, il y avait toujours un camarade pour dire : " Surtout, prenez garde ! "
Le souffle tiède de la nuit entrait par la porte entrebâillée. On scrutait un moment le ciel piqué d’étoiles. A l’heure dite, on écrasait sa cigarette sans un mot et l’on s’élançait dans les rues vides comme on plonge en riant dans une eau noire et profonde.

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Ô mes amis disparus, il faut que je vous dise : quelque chose s’éloigne !
Quelque chose s’éloigne qui nous fut un temps familier et que la rumeur biographique, que mon récit déhanché ne parvient pas à restituer. Malgré la patience et le courage, en dépit d’une persévérance sans limites, quelque chose s’éloigne, quelque chose s’est éloigné !
Parce que l’élan s’est rompu et que nos forces de vie se sont amenuisées, je crains bien que les questions extravagantes qui nous furent tant de fois prétextes à d’agréables vertiges - celles que nous étions convenus d’appeler les vraies questions -, elles ne nous viennent plus désormais dans leur déconcertante innocence.

Parce que notre désir et notre capacité d’étonnement se sont émoussés, que notre songe de l’amour s’est dissipé, nous avons perdu l’accès à l’ouvert.
Ô mes amis disparus, je vous prends donc à témoin d’un renoncement ! Au lieu de demander l’impossible, nous nous mordons les lèvres jusqu’au sang !

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J’écoute I Can’t Get Started de Billie Holiday. Dans cette séance enregistrée en février 1938, on entend le saxophoniste ténor Lester Press Young, à propos duquel Léonard Feather a écrit : " Why so sad, Pres ? " (Pourquoi tant de tristesse, Président ?)

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" Qu’avez-vous donc à communiquer ? "
Je me souviens qu’il ne répugna pas au jeune homme de peindre nuitamment cette inscription sur les murs aveugles de quelques bâtiments des Postes et Télécommunications.

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- Le spectacle de l’information étant devenu toute l’information, comment avoir prise sur le monde ?
- En inventant les conditions de possibilité d’une autre parole.

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Le silence, le mutisme est le plus souvent un refuge. Il peut être aussi une procédure : " Rien à dire ! "
(C’est Saint-Just à la séance de la Convention du 9 Thermidor.)

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Ce qui, il y a trente ans, brilla d’un éclair vif et passager ne fut précédé d’aucun testament. On n’hérite pas de l’événement. On n’hérite pas de ce qui se rend manifeste dans la présence-absence.
On n’hérite pas de ce qui est sans nom.
Notre trésor, notre commun trésor est donc à jamais enfoui : entre le passé infini et le futur infini, une brèche l’abrite ; et faute de pouvoir le partager avec ceux qui le tinrent dans leurs mains, faute de pouvoir le transmettre, il est à jamais perdu.
De quelque côté que je me tourne, je parle de loin. Phrase après phrase, mot après mot, je m’éloigne un peu plus de ce qui s’éloigne.
Je dis adieu.

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Du souvenir d’une pure présence avec laquelle l’événement se confondit, j’avais fait mon sujet ; au vrai, j’ai traité d’un hiatus, d’un morceau de silence. Témoignant par défaut d’un élan et du passage d’un désir que mes mots débordés n’ont pas su traduire, c’est en vain que j’ai battu le rappel des circonstances dans lesquelles quelqu’un fut hors de soi.
(Seul le cours des pensées et du souvenir, de la patience et de l’attente peut sauver ce petit tracé de non-temps de la ruine du temps historique et biographique.)

*

Lorsqu’on a trouvé des mots capables de suggérer ce que l’on a vu, on s’affranchit d’un vécu trop aveuglant, et les aspérités trop dures, les ombres trop profondes se dissipent. Parce qu’on n’est pas ce que l’on voit, qu’on n’est plus ce que l’on a vu, on ne peut pas dire qu’il s’agit d’un moment de bonheur ; mais qu’on soit parvenu malgré tout à sauver quelque chose du naufrage du temps procure un vague sentiment de consolation. Tandis que j’écrivais ce texte, il m’a été donné de l’éprouver à deux ou trois reprises. Que ce qui se dérobait depuis si longtemps se soit enfin laissé approcher au plus près à la faveur d’une image ou d’une phrase rend donc moins pénible ma défaite. Le fait est que les mots se sont plus souvent révélés comme des messagers complices de mon désarroi, que comme des alliés dévoués sans réserve à ma cause.

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Ce fut comme si en quelques jours, en quelques nuits, ils avaient brûlé toute leur paille d’innocence.

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Il est impossible de tenir jour par jour la chronique d’une révolution car dans la fête comme dans la tempête sans cesse le temps déborde l’instant. Ce que j’ai tenté de consigner, ce sont les derniers soubresauts d’un séisme. Je m’y suis essayé par passion de ce qui surgit, frappe et se retire. Par passion de ce qui aveugle et brûle. Par passion du réel qui se dérobe et du temps qui file entre les doigts. Ce que j’ai peint est une nature morte : la lumière que j’ai captée provenait d’une étoile éteinte et la musique qui sourdait parfois de mes phrases n’était que l’écho désolé d’une fête achevée.

Ce petit livre est donc un tombeau. Il n’abrite que des restes : quelques bribes, deux notions et trois concepts philosophiques noués à un chapelet de citations et à une poignée d’images. Un petit tas de preuves et de regrets. Le reliquaire d’un printemps, et d’un secret : la vraie vie sous une cloche de verre.

*

Si j’avais pu, si j’avais su trouver les mots pour dire ce qui, il y a trente ans, a été perdu, irrémédiablement perdu, sans doute aurais-je su montrer ce que furent ces journées.

*

Je fais le serment de ne jamais plus écrire ni parler de ces événements, de cette défaite, de cette perte. Désormais, je me tairai là-dessus.

*

Au lendemain de ces jours de grande promesse, ils durent refouler leur trésor. Echappant à la pensée, ils s’étaient précipités dans l’action. Avoir agi les rejeta dans les pensées.

Puis chacun rentra dans son hiver.

Extrait de : Progrès en écriture assez lents
Editions Jacques Brémond, 2002

P.-S.

Publié pour la prmeière fois en 2003 sur la Revue des ressources

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