NdLaRdR : Le texte suivant est un décryptage html retranscrit dans une interface en spip (et par conséquent typographiquement approximatif, et la pagination, serait-ce fait avec le plus d’attention possible), de la version d’un article de la Revue des études slaves mis à disposition en .pdf dans le site d’archives Persee, selon une licence de partage « This work is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivs 3.0 Unported License » (du moins cette licence actuelle semble-t-elle correspondre à l’ancien logo CC dans le pdf). Nous avons procédé dans le respect de la licence mais dans un autre format pour une cohérence de l’ergonomie visuelle d’une lecture connectée, l’ensemble accompagnant notre publication en série de l’intégrale du roman de Mikhaïl Boulgakov, Le Maître et Marguerite, et la Lettre de Paris au camarade Kostrov sur l’essence même de l’amour de Vladimir Maïakovski. Bien que notre publication dans ce nouveau format soit faite avec l’accord de l’auteur, Laure Troubetzkoy, pour tout archivage et/ou partage de ce texte, sauf la transmission de notre lien : merci de vous en remettre exclusivement à l’original en .pdf téléchargeable dans le site source, et dont nous joignons une copie ici :
Epilogue dialogique 2. Une fenêtre universitaire russophone française sur le paradoxe des écrivains officiels en URSS, entre création inventive et exécution de la ligne du parti, entre pouvoir, idéologie et dissidence, et leur critique réciproque explicite :
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Début du document de référence
intégralement reproduit
MAJAKOVSKIJ ET BULGAKOV : UN DIALOGUE PARADOXAL
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Laure Troubetzkoy
{} {} {} {} {} {} {} {} Jour après jour, dans de colossales usines, de colossales machines engloutissent fébrilement le charbon, grondent, cognent, déversent des coulées de métal en fusion, forgent, réparent, construisent.[...]
{} {} {} {} {} {} {} {} Là-bas [...] on verra étinceler d’innombrables lumières électriques, les aviateurs fendront le ciel conquis, on construira, on cherchera, on imprimera, on étudiera.
{} {} {} {} {} {} {} {} Cette vision futuriste d’une terre promise digne du dernier acte de Mystère bouffe n’appartient pas à Vladimir Majakovskij, mais à Mixail Bulgakov, et il ne s’agit pas dans ces lignes de la Russie soviétique et encore moins du premier plan quinquennal, mais de l’Occident se relevant de ses ruines après la Première Guerre mondiale, tandis que la Russie est condamnée par la Révolution à « un retard tel qu’aucun de nos prophètes modernes ne saurait dire quand nous le rattraperons, ni même si nous y parviendrons un jour [1] ». Amer constat, qui donne la mesure de l’abîme entre ces deux écrivains mus par une même admiration pour le progrès scientifique et pour la civilisation industrielle, mais qui en tirent des conclusions diamétralement opposées.
{} {} {} {} {} {} {} {} Vingt ans après ces Perspectives d’avenir, Bulgakov notait dans son carnet : « Lire Majakovskij pour de bon [2]. » Pareil projet, chez un écrivain qui, se sachant condamné, était tout occupé à dicter les ultimes remaniements de son « roman du crépuscule », ne laisse pas de surprendre. Il s’agit là de la dernière — et de la plus énigmatique — réplique d’un long dialogue, ou plutôt d’une longue polémique, dont le point culminant, lié au débat théâtral de 1926-1929 et aux circonstances du suicide de Majakovskij, est désormais bien connu. Reste à en retracer les origines et à en esquisser le bilan-bilan nécessairement asymétrique, qui offre sur Majakovskij le point de vue particulier d’un contradicteur irréductible, mais étranger aux luttes politiques du moment, et qui permet aussi de mettre en perspective, entre ces deux pôles, tout un pan de la littérature russe des années vingt.
{} {} {} {} {} {} {} {} Lorsque Bulgakov arrive à Moscou au début des années vingt pour devenir écrivain, ce projet se présente comme un défi à celui qui incarne à ses yeux l’avant-garde révolutionnaire triomphante. Dans ses Notes sur des manchettes (Zapiski na manžetax), partiellement publiées en 1922-1923, dans lesquelles il retrace ses débuts littéraires, la nouvelle capitale apparaît d’emblée au narrateur comme le fief de Majakovskij : si la première partie des Notes évoque la déroute de l’ancienne culture incarnée par le correspondant de la Parole russe à Vladicaucase sur le point d’émigrer, puis par les écrivains de passage qui « volent comme des feuilles mortes emportées par un tourbillon. L’un de Kertch à Vologda, l’autre de Vologda à Kertch [3] », la deuxième partie s’ouvre sur l’arrivée nocturne du narrateur à Moscou au commencement de la NEP, expérience traumatisante où émerge du chaos la figure de proue de la nouvelle culture :
{} {} {} {} {} {} {} {} Sur le pont deux lumières réduisent l’obscurité en miettes. Du haut du pont, nous dégringolons à nouveau dans les ténèbres. Ensuite un réverbère. Une palissade grise. Une affiche dessus. Des lettres énormes et tape-à-l’œil. Un mot. Mes aïeux ! Qu’est-ce que c’est que ce mot-là ? DAAVLAM. Ça veut dire quoi ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
{} {} {} {} {} {} {} {} Douzième anniversaire de l’entrée en Activité de Vladimir Majakovskij. [4]
{} {} {} {} {} {} {} Fasciné, le « misérable provincial » contemple le mot prodigieux et s’imagine le héros de la commémoration. Après un « Je ne l’ai jamais vu, mais je le connais ... je le connais ... », sorte d’anticipation bouffonne du « Comme j’avais deviné juste ! » (« Kak ja ugadal ! ») du Maître, Bulgakov donne un portrait de Majakovskij à coup sûr unique en son genre :
{} {} {} {} {} {} {} {} La quarantaine, très petite taille, un peu chauve, lunettes, toujours affairé. Pantalon trop court retroussé. Employé. Ne fume pas. A un grand appartement avec des tentures, qu’il est forcé de partager avec un avocat qui à présent n’est plus avocat mais gérant d’un bâtiment d’État. Vit dans un cabinet doté d’une cheminée qui ne chauffe pas. Aime le beurre, la poésie comique et l’ordre dans sa chambre. Auteur préféré : Conan Doyle. Opéra préféré : Eugène Onéguine. Il se prépare lui-même ses croquettes de viande sur son réchaud. Ne peut pas supporter l’avocat-gérant et rêve de le faire expulser un jour ou l’autre, de se marier, et de se la couler douce dans son cinq-pièces. [5]
{} {} {} {} {} {} {} {} Dans ce portrait du récipiendaire en petit homme chauve et circonspect englué dans le quotidien, Bulgakov s’amuse à inverser les signes, assimilant Majakovskij à l’une de ses cibles favorites, le philistin, l’obyvateľ honni, ce qui revient à le dépouiller de sa dimension créatrice — ou à mettre en doute la cohérence du personnage construit par le poète. En le vieillissant de douze ans, lui qui est de deux ans son aîné se retrouve de dix ans son cadet, ce qui légitime sa situation de débutant tout en faisant commencer la carrière littéraire de Majakovskij à l’âge où l’auteur des Notes avait choisi de devenir écrivain. Ainsi se trouve résorbée, conjurée par l’écriture, la distance vertigineuse qui sépare de l’auteur de Mystère-bouffe l’obscur provincial tout juste débarqué du train. Au moment de 1’arrivée de Bulgakov dans la capitale, Majakovskij venait en effet de célébrer, le 19 septembre 1921 au Musée polytechnique, ses douze ans d’activités littéraires, entreprise témoignant, comme les titres Tout ce que j’ai fait (Vse sočinennoe), Treize ans de travail (13 let raboty), et plus tard l’exposition Vingt ans de travail (20 let raboty), d’une obsession du bilan à laquelle font pendant, dans les chapitres suivants des Notes, les titres compensatoires, chez un Bulgakov tenaillé par le regret d’avoir perdu de précieuses années, « Je suis le premier après Gorki » et « Je branche le Lito » [6]
{} {} {} {} {} {} {} {} C’est donc un véritable défi que le nouveau venu lance à Majakovskij, et 1’on peut voir dans ses Notes sur des manchettes, dédiées « aux écrivains russes qui voyagent sur terre et sur mer et qui souffrent [7] » une riposte au poème Frères écrivains (Bratˊja pisateli), paru en 1917 dans le Nouveau Satiricon et dirigé contre les hommes de lettres de l’ancien monde prisonniers de leur routine [8].
{} {} {} {} {} {} {} {} Ce défi littéraire se double d’une divergence fondamentale sur l’appréciation des phénomènes sociaux dans la Russie nouvelle. Dans ce chapitre des Notes, la figure du philistin ne se profile pas seulement dans le contre-portrait du poète comme le visage de Pugačev peint par-dessus celui de Catherine II. L’épisode du Djuvlam est subtilement articulé avec une scène qui montre l’obyvatel’ — le vrai — en pleine action. Juste après la méditation sur l’affiche, le chariot où est juché le narrateur s’arrête à nouveau pour décharger de volumineux ballots :
{} {} {} {} {} {} {} {} Ni les orages ni les tempêtes n’ont abattu l’immortel citoyen Ivan Ivanovitch. [...] Dans le noir d’encre de la nuit, une petite silhouette trottinait entre le chariot et l’entrée de l’immeuble en chuchotant : « Papa, et le beurre ?... papa, et le lard ?... papa, et la farine ? »
{} {} {} {} {} {} {} {} Le père se tenait dans l’obscurité et murmurait : « Le lard ...oui, le beurre...oui, la farine de froment. .. oui, et celle de blé noir...voilà. » [...]
{} {} {} {} {} {} {} {} Il y aura encore des tempêtes. Oh, ce seront de grosses tempêtes ! Et tous pourraient bien y passer. Mais le papa, lui. ne mourra pas ! [9]
{} {} {} {} {} {} {} {} Bulgakov n’a pas plus de complaisance que Majakovskij pour les nantis, les trafiquants, les nepmen, comme en témoignent les chapitres suivants des Notes et les feuilletons publiés dans la Veille (Nakanune). Mais là où Majakovskij, raisonnant en termes politiques, voit un phénomène transitoire. un obstacle à balayer pour assurer le succès de la radieuse Commune (comme par exemple dans le poème la Vermine (0 drjani), où il est aussi question de « tempêtes [10] »), Bulgakov voit un trait constant de la nature humaine, auquel il oppose dans le chapitre « Comment il faut manger » le traditionnel mépris de l’écrivain famélique qui s’invite cyniquement à dîner chez les bourgeois, revendiquant par là-même la position d’un écrivain entre les deux camps [11].
{} {} {} {} {} {} {} {} Fait significatif, la situation qui met en présence un Bulgakov débarqué du train et un Majakovskij en représentation dans l’espace moscovite se répète un an et demi plus tard dans un autre texte de Bulgakov. Il s’agit d’un « feuilleton » paru dans la Veille (Nakanune) en mai 1923 et intitulé Le gala de Lord Curzon. Au retour d’un voyage à Kiev, le narrateur tombe en pleine manifestation à la suite de 1’assassinat du diplomate Vorovskij et du mémorandum adressé à la Russie soviétique par Lord Curzon, ministre des Affaires étrangères britannique. Il parcourt les rues, où la seule figure qui se détache de la foule est celle de Majakovskij :
{} {} {} {} {} {} {} {} En face [du Soviet], sur le petit balcon surmonté par l’obélisque de la Victoire, Majakovskij, ouvrant toute grande sa monstrueuse bouche carrée, tonnait au-dessus de la foule de sa basse rauque :
... le lion d’Albion se fâche !
Gauche ! Gauche ! [12]
{} {} {} {} {} {} {} {} Nous avons cette fois affaire à un « vrai » portrait, non plus burlesque mais ironique, de Majakovskij, que l’on voit un peu plus loin « lanc[er] des mots lourds comme des pavés [13] ». Le narrateur est à présent un authentique Moscovite, journaliste, qui, au milieu de la foule, fait figure de professionnel indépendant et de témoin de son temps, alors que le « petit balcon » (balkončik) où apparaît la puissante silhouette du poète tribun à la basse fêlée a quelque chose de dérisoire et tend — ce qui n’exclut pas une certaine admiration pour la performance d’orateur — à réduire sa prestation à une simple attraction.
{} {} {} {} {} {} {} {} Une fois Bulgakov devenu écrivain, le nom de Majakovskij disparaît de son œuvre, et la caricature cède la place à la réminiscence parodique [14]. Dès avant la période théâtrale, ce nouveau statut apparaît dans la Garde blanche, où sont opposés aux valeurs traditionnelles des héros la culture de cabaret héritée de l’Âge d’argent et l’exhibitionnisme d’écrivains-vedettes, que l’avant-garde — Majakovskij y compris — avait poussé à son paroxysme en l’associant à la provocation et au blasphème. Le dandy bolchevisant Spoljanskij en incarne dans le roman tous les excès et tous les vices, tandis que Rusakov, son âme damnée, en illustre la production dans le poème suivant :
Богово логовоРаскинут в небе
Дымный лог.
Как зверь, сосущий лапу,
Великий сущий папа
Медведь мохнатый
Бог.
В берлоге
Логе
Бейте бога.
Звук алый
Боговой битвы
Встречаю матерной молитвой. [15]
{} {} {} {} {} {} {} {} L’œuvre de Rusakov figure dans « une mince plaquette imprimée sur un exécrable papier gris » qui a pour titre Fantomistes-futuristes (Fantomisty-futuristy), mais dont les noms de certains participants (Fridman, Šarkevič), évoquent plutôt ceux de signataires des manifestes imaginistes (Èrdman, Šeršenevič). De fait, la chaîne d’images provocantes parodie la poétique de ce mouvement, tan dis que le système d’assonances, le thème animalier, le blasphème, rappellent Majakovskij [16]. Opérant une sorte de télescopage de différents courants d’une poésie d’avant-garde qu’il rejette en bloc, Bulgakov renvoie ainsi dos à dos ima ginistes et Majakovskij pour en condamner à la fois la poétique iconoclaste et la théâtralisation du Moi qui 1’accompagne.
{} {} {} {} {} {} {} {} Un autre passage de la Garde blanche entretient des relations polémiques plus complexes avec l’œuvre du poète. Il s’agit du « rêve du paradis » d’Aleksej Turbin, qui reprend le topos maïakovskien du paradis, présent dans la Guerre et l’Univers, dans l’Homme et dans Mystère-bouffe. Le paradis, de la Garde blanche est lui aussi traité sur le double registre du « mystère-bouffe » : c’est un « impur », le maréchal des logis Žilin, tombé comme le héros de la Guerre et l’Univers, sur un champ de bataille de la Première Guerre mondiale, qui en fait les honneurs à Alexis, à grand renfort d’expressions populaires et de détails terre-à-terre. Chez les deux écrivains, ces visions de paradis offrent une concentration particulièrement dense de motifs récurrents (blasphème angoissé, contes tation de toute autorité, obsession de l’immortalité, spacialisation du temps et de la vie psychique, phobie de 1’immobilité chez Majakovskij / lumière radieuse, échange de regards, rêve de l’annulation d’un acte ou d’un événement fatal, larmes de joie chez Bulgakov) qui en font des condensés de leurs poétiques respectives. Mais tandis que Majakovskij désacralise le paradis pour sacraliser l’action de l’homme dans l’histoire, Bulgakov affirme, à travers sa vision naïve d’un paradis de lumière et de miséricorde, la permanence d’un sens au-delà de l’histoire, la primauté de l’éthique sur le politique et les valeurs de la personne.
{} {} {} {} {} {} {} {} Si Majakovskij est présent dans l’œuvre de Bulgakov dès la première moitié des années vingt (on se souvient aussi de la pique contre Mejerxol’d dans les Œufs fatidiques et du « Nulle part comme au Mosselprom vous ne trouverez un tel poison [17] » de Cœur de chien), il n’a évidemment pas les mêmes raisons de s’intéresser à l’obscur provincial venu se mesurer à lui. On le voit pourtant investir le temps d’un poème, inversant en quelque sorte la situation des Notes sur des manchettes, la ville de Bulgakov présentée comme un bastion de 1’obscurantisme et de la réaction.
{} {} {} {} {} {} {} {} En janvier 1924, Majakovskij se rend en tournée à Kiev et à Kharkov et fait paraître en mars (dans Proletarskij Kiev, puis dans Ogonëk)) le poème Kiev dont voici le début :
Лапы елок,
{} {} {} {}лапки,
{} {} {} {} {} {} {} лапушки...
Все в снегу,
{} {} {} а теплые какие !
Будто в гости,
{} {} {} {} {} {} {} к старой,
{} {} {} {} {} {} {} {} {} {} {} старой бабушке
я
{} {} {} вчера
{} {} {} {} {} {} приехал в Киев. [18]
Quoi de plus boulgakovien que cette image traditionnelle de la douce cité enneigée qui semble faire écho — en attendant la Garde blanche — au reportage publié en juin 1923 par Bulgakov dans la Veille sous le titre la Ville de Kiev (Kiev-gorod). Mais dès que le poète passe du paysage aux références historiques obligées, le ton change. Ainsi saint Vladimir est celui qui a mis au sens propre la Russie à genoux :
— На колени, Русь !
{} {} {} {} {} {} {} Согнись и стой !-
До сегодня
{} {} {} {} {} {} {} нас
{} {} {} {} {} {} {} {} {} Владимир гонит в лавры.
Плеть креста
{} {} {} {} {} {} {} сжимает
{} {} {} {} {} {} {} {} {} {} {} каменный святойй. [19]
Plus loin, un autre Vladimir marque le début d’une ère nouvelle :
Не святой уже —
{} {} {} {} {} {} {} другой,
{} {} {} {} {} {} {} {} {} {} {} земной Владимир
крестит нас
{} {} {} {} {} {} {} железом и огнем декретов. [20]
{} {} {} {} {} {} {} {} Il s’agit bien sûr de Lénine, qui n’est en fait plus si « terrestre » que cela, puisqu’il est mort précisément entre la visite de Majakovskij à Kiev et la paru tion de ce texte, ce qui tend à faire de lui le nouveau saint Vladimir. Finalement, Kiev, qui, dans le reportage de Bulgakov, était une ville ruinée, pansant ses plaies après la guerre civile en attendant de rattraper, grâce à la NEP, Moscou et son style de vie « américain », est chez Majakovskij un repaire de popes pas séistes et de spéculateurs, et le poème se termine par une impitoyable désaveu de la sympathique grand-mère du début :
Здравствуй
{} {} {} {} {} {} {} и прощай, седая бабушка !
Уходи с пути !
{} {} {} {} {} {} {} скорее !
{} {} {} {} {} {} {} {} {} {} {} ну-ка !
Умирай, старуха,
{} {} {} {} {} {} {} спекулянтка,
{} {} {} {} {} {} {} {} {} {} {} набожка.
Мы идем —
{} {} {} {} {} {} {} ватага юных внуков ! [21]
{} {} {} {} {} {} {} {} Que Kiev soit une riposte à la Ville de Kiev ou qu’il s’agisse d’une coïncidence, la confrontation de ces deux textes illustre toute la distance qui sépare les deux écrivains, et ceci dans un genre — celui du fel’eton — que tous deux ont contribué à renouveler, si bien qu’en la matière, leurs œuvres croisées sur la NEP (poèmes de Majakovskij en forme de « feuilletons » ou de lettres, « feuilletons » autobiographiques de Bulgakov publiés dans la Veille) formeraient une sorte de panorama stéréoscopique de la NEP, de ses espoirs et de ses illusions.
{} {} {} {} {} {} {} {} Paradoxalement, c’est à l’occasion du voyage de Majakovskij aux États Unis en 1925 que l’on trouve chez lui la première mention explicite de Bulga kov, après qu’un journaliste américain mal informé ait donné pour réelle l’his toire des Œufs fatidiques (détail piquant si l’on se souvient que ce récit fustige précisément le manque de scrupules de journalistes en mal de sensation). C’est ainsi que Majakovskij inclut dans le programme de ses conférences sur l’Amé rique une rubrique« Des œufs de serpent à Moscou » (Zmeinye jajca v Moskve), d’où une participation inattendueindirecte et bien involontaire, de Bulgakov aux soirées « Ma découverte de l’Amérique » et « Le chef d’orchestre de trois Amériques ».
{} {} {} {} {} {} {} {} Une relation détaillée de ces soirées permettrait de savoir s’il y était question, non seulement du miroir déformant de la presse américaine, mais aussi du récit de Bulgakov proprement dit. On connaît en revanche la violence des interventions de Majakovskij contre la pièce les Jours des Tourbine lors du débat sur la politique théâtrale du pouvoir soviétique en octobre 1926 [22], celle de 1’attaque contenue dans la première partie du poème le Visage de l’ennemi de classe, où le « bourgeois-nouveau » « à la caisse/ des théâtres,/ pointe/ son ongle vernis/ sur les loges/ et passe/ sa commande sociale,/ réclamant/ des Jours des Turbin/ aux Bulgakov [23] » et l’on se souvient de la scène de la Punaise, où le nom de Bulgakov figure dans le fameux « Dictionnaire des mots obsolètes [24] ».
{} {} {} {} {} {} {} {} Continuant à revendiquer le statut — de plus en plus impensable — d’écrivain entre les deux camps et défendant sa place dans la littérature russe, Bulgakov relève le défi de celui qui en incarne 1’autre pôle. Ce dialogue paradoxal oppose deux écrivains qui visent souvent la même cible, mais de deux points de vue diamétralement opposés. À plusieurs reprises ont été soulignées la ressem blance entre le Šarikov de Cœur de chien, dangereux lumpen promu à la fallacieuse dignité de prolétaire victorieux, et le Prisypkin de la Punaise, prolétaire dévoyé par son alliance avec la nouvelle bourgeoisie (ressemblance sans doute fortuite, puisque Majakovskij ne pouvait, en principe, pas connaître le manuscrit interdit) ou encore la parenté entre l’Île pourpre et le troisième acte des Bains, qui ont pour cible le même théâtre pseudo-révolutionnaire [25]. Ce corpus boulgakovo-maïakovskien s’étend au-delà de la mort du poète, puisque la pièce de Bulgakov la Félicité (Blaženstvo), conçue en 1929, mais remaniée en 1933-1934, reprend nombre de motifs de la Punaise et des Bains. Ainsi la machine à explorer le temps de l’ingénieur Rejn est construite « rue des Bains » (Vbannom pereulke) et les réactions des personnages moscovites propulsés en 2222 font écho à celles de Prisypkin : Rejn reste stupéfait à la vue du calendrier, Bunša demande : « À qui versez-vous vos cotisations ? », l’escroc Miloslavskij, rebuté par cette société trop parfaite, réclame le fox-trot oublié Alléluia, et les habitants du futur décident finalement d’isoler leurs hôtes porteurs de maladies conta gieuses telles que kleptomanie et démence sénile. Dans la Félicité. Bulgakov met en scène une société de 1’avenir plus cohérente, exempte de cette dichotomie entre rationalité glaçante et fantaisie décorative que l’on trouve dans les derniers actes de la Punaise. La vie n’y est pas sans attraits et se présente tout d’abord comme un curieux mélange d’utopie maïakovskienne et de valeurs boulgakoviennes. Les progrès de la science y assurent une vie confortable et raffinée, la bureaucratie y est inconnue (de même que les mots « cotisations » et « syndicat »), les relations entre les êtres sont d’une parfaite courtoisie et 1’on va aux réceptions en tenue de soirée. Mais, si séduisante soit-elle au premier abord, la Moscou de 2222 reste, avec sa froide rationalité et ses visées eugénistes, une société totalitaire aussi fondamentalement hostile que la fruste Moscou des années vingt à toute pensée originale, à tout talent authentique.
{} {} {} {} {} {} {} {} Dans cette dernière variation sur le thème de l’invention géniale confisquée par un pouvoir totalitaire, que l’on trouvait déjà dans les Œufs fatidiques et dans Adam et Ève, Bulgakov met en scène un inventeur solitaire et non une équipe d’enthousiastes comme celle qui entoure, dans les Bains, l’inventeur Čudákov. Et sa machine, au lieu de s’élancer vers un invisible avenir, revient, échappant in extremis aux geôles du futur, dans le présent, où l’inventeur trop indépendant est attendu par la milice. Fuyant l’un et l’autre le présent, Majakovskij et Bulgakov se heurtent l’un et l’autre aux portes de l’avenir. Reste l’éternité, où disparaît le premier alors même que le second vient d’adresser au gouvernement sa fameuse lettre du 22 mars 1930, dans un sursaut d’énergie qui est en même temps une capitulation, puisqu’il s’y déclare prêt à renoncer au statut d’écrivain. Le suicide du poète, et ce concours de circonstances maintes fois étudié [26] devait d’autant plus frapper Bulgakov que, particulièrement peu enclin à s’interroger sur le divorce entre révolution esthétique et révolution politique, il découvrait plus brutalement que quiconque la dimension tragique du personnage. C’est alors que le défi et la polémique, sans prendre fin pour autant, s’accompagnèrent d’une réévaluation, sinon de l’œuvre, du moins de la figure du poète. Tout en restant le tribun à la monstrueuse bouche carrée [27], Majakovskij devint aussi le poète au revolver, victime expiatoire ayant péri « pour de bon ». L’œuvre, affranchie de la performance militante qui l’occultait du vivant de son auteur, pouvait ainsi accéder à la dignité de Livre — tel est sans doute le sens profond de la résolution notée par Bulgakov dans son carnet peu avant sa propre mort.
{} {} {} {} {} {} {} {} Violemment hostile à la théâtralisation du personnage de l’écrivain, Bulgakov est peut-être le seul dans toute la littérature russe de cette époque à avoir, dans la Garde blanche, magnifié le byt. Quand ce byt idéalisé — au charme duquel Staline, grand admirateur des Jours, n’était visiblement pas insensible — ne fut plus qu’un souvenir et que se posa à leur auteur avec une acuité particulière la fameuse question d’Èjxenbaum « Comment être écrivain ? », Bulgakov explora systématiquement, dans sa pratique personnelle, des marges de la littérature inspirées par le « byt littéraire » de l’époque pouchkinienne (jeux de société, salon, banquet amical, correspondance) pour tenter de recréer un espace littéraire privé, en une sorte d’utopie rétrospective diamétralement opposée à l’utopie révolutionnaire du poète-propagandiste qui avait inspiré à Majakovskij ses affiches, ses slogans et ses tournées [28]. Dans le même temps, les héros de ses œuvres, écrivains crucifiés, pitres tragiques et prophètes bafoués, s’inscrivaient dans la tradition christique héritée de l’Âge d’argent — comme le protagoniste d’une pièce intitulée Vladimir Majakovskij : tragédie, que Bulgakov ne put sans doute jamais « lire pour de bon ».
(Université de Paris-Sorbonne)
Laure Troubetzkoy, « Majakovskij et Bulgakov : un dialogue paradoxal »,
In : Revue des études slaves, Tome 68, fascicule 2, 1996. pp. 263-272.
Version décryptée publiée dans La RdR avec l’accord de l’auteur.
— comprend 28 notes intégrées avec une numérotation à l’identique —
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REVUE DES ÉTUDES SLAVES
Centre d’études slaves, (UMS 623), Paris-Sorbonne, CNRS.