L’histoire de la bicyclette remonte à 1817, avec la création de la « poutre à roulettes » du baron von Sauerbronn, connue en France sous le nom de « draisienne ». L’étape décisive est franchie en 1884, avec l’invention d’un modèle dit « de sécurité », qui possède une transmission par chaîne et des roues de taille raisonnable, préservant le cycliste des chutes en soleil. La « petite reine », comme on l’appelle déjà quelques années plus tard, occupe une place particulière parmi les grandes inventions du xixe siècle : bien des progrès qui l’ont rendue possible sont liés à l’âge industriel, mais elle est le seul moyen de transport moderne à ne pas faire appel aux énergies extérieures – animales, mais surtout minérales, à l’aube du règne tout puissant des hydrocarbures. Grâce à elle, un homme est trois fois plus rapide et surtout trois fois plus efficace que dans la marche à pied – le taux de conversion de son énergie en mouvement y devient inférieur à celui de n’importe quel autre organisme vivant.
Toujours dans les années 1890, la bicyclette devient un produit industriel et populaire, qui permet aux ouvriers de travailler à de plus grandes distances de leur domicile. C’est donc en toute normalité que la « folie de la bicyclette », qui précède la création des tours de France et d’Italie, en 1903 et 1909, s’empare presque aus-sitôt de la littérature. Dès 1895, Emilio Salgari – maître incontesté du roman d’aventures cisalpin – imagine une curieuse machine à huit roues pour mener ses héros Au pôle sud en vélocipède [1]. En 1897, Luigi Vittorio Bertarelli, l’un des fondateurs, trois ans plus tôt, du Touring Club cycliste italien, écrit son premier reportage d’excursionniste, en Calabre et en Basilicate. Son tout dernier le conduira, en 1925, à pédaler Sur la mer Baltique gelée [2]. À l’instar de ses contemporains, Edmondo de Amicis est un admirateur éperdu de la littérature française. Dans ce domaine, bien sûr, il ne manque pas d’exemples, même s’il ne connaît pas, très vraisemblablement, la magnifique pochade d’Alfred Jarry : La Passion considérée comme course de côte. Son goût du reportage et de la nouveauté s’y mêle à celui du sport et de l’aventure. Spectateur du « jeu de ballon », admirateur fervent de l’écrivain et alpiniste Guido Rey, il s’est déjà intéressé à deux autres moyens de transport modernes. En 1884, il fait la traversée de Gênes à Montevideo à bord du flambant neuf Nord America. Il abandonne son idée de récit de voyage en Amérique latine, où il n’a passé que trois mois, pour témoigner de l’émigration. Sur l’océan [3]. est publié en 1889 et constitue le premier roman-reportage de la littérature. Tout au long de l’année 1896, il emprunte quotidiennement les tramways à cheval qui transportent un peu partout dans Turin les habitants de tous les âges et de tous les milieux : un second roman-reportage paraît deux ans plus tard, Le Carrosse universel [4]. Tramway et paquebot ont ceci de commun de changer le passager en « homme-foule », de lui donner la possibilité de se perdre, de lui garan-
tir, du moins jusqu’à un certain point, un confortable anonymat – avec cette limite aussitôt notée que, voyageant sur le navire en première classe, notre écrivain est vu par les émigrants de troisième comme un signore, un « monsieur », et qu’il doit au moins « jeter son cigare » pour se faire accepter parmi eux. La bicyclette, elle, marque
la naissance d’une certaine forme de transport moderne qui revendique l’autonomie de l’individu. Elle ne s’accorde guère au tempérament de spectateur d’Edmondo de Amicis, à moins qu’il ne se place en piéton, ce que personne, nous écrit-il, ne semble lui laisser faire. Derrière ce mélange d’ironie et d’autodérision, se cache une certaine difficulté à vivre. Publié deux ans avant sa mort, dans un recueil au titre un peu suspect, Pages joyeuses, cette esquisse laisse entrevoir, sous son regard d’enfant émerveillé, la solitude d’un écrivain que la vieillesse obsède. Il n’y a plus de vanité possible. Penché à sa fenêtre, l’auteur semble avouer enfin, ne fût-ce qu’à demi-mots, un trait fondamental de ce qui fut son métier : la mélancolie du reporter.