VERS KAIROUAN
* * * * *
11 décembre.
Nous quittons Tunis par une belle route qui longe d’abord un coteau,
suit un instant le lac, puis traverse une plaine. L’horizon large, fermé
par des montagnes aux crêtes vaporeuses, est nu, tout nu, taché
seulement de place en place par des villages blancs, où l’on aperçoit de
loin, dominant la masse indistincte des maisons, les minarets pointus et
les petits dômes des koubbas. Sur toute cette terre fanatique, nous les
retrouvons sans cesse, ces petits dômes éclatants des koubbas, soit dans
les plaines fertiles d’Algérie ou de Tunisie, soit comme un phare sur le
dos arrondi des montagnes, soit au fond des forêts de cèdres ou de
pins, soit au bord des ravins profonds dans les fourrés de lentisques
et de chênes-liège, soit dans le désert jaune entre deux dattiers qui se
penchent au-dessus, l’un à droite, l’autre à gauche, et laissent tomber
sur la coupole de lait l’ombre légère et fine de leurs palmes.
Ils contiennent, comme une semence sacrée, les os des marabouts qui
fécondent le sol illimité de l’Islam, y font germer, de Tanger à
Tombouctou, du Caire à la Mecque, de Tunis à Constantinople, de
Kharthoum à Java, la plus puissante, la plus mystérieusement dominatrice
des religions qui ait dompté la conscience humaine.
Petits, ronds, isolés, et si blancs qu’ils jettent une clarté, ils ont
bien l’air d’une graine divine jetée à poignée sur le monde par ce grand
semeur de foi, Mohammed, frère d’Aïssa et de Moïse.
Pendant longtemps, nous allons, au grand trot des quatre chevaux attelés
de front, par des plaines sans fin, plantées de vignes ou ensemencées de
céréales qui commencent à sortir de terre.
Puis soudain la route, la belle route établie par les ponts et chaussées
depuis le protectorat français, s’arrête net. Un pont a cédé aux
dernières pluies, un pont trop petit, qui n’a pu laisser passer la
masse d’eau venue de la montagne. Nous descendons à grand’peine dans le
ravin, et la voiture, remontée de l’autre côté, reprend la belle route,
une des principales artères de la Tunisie, comme on dit dans le langage
officiel. Pendant quelques kilomètres, nous pouvons trotter encore,
jusqu’à ce qu’on rencontre un autre petit pont qui a cédé également sous
la pression des eaux. Puis, un peu plus loin, c’est au contraire le pont
qui est resté, tout seul, indestructible, comme un minuscule arc de
triomphe, tandis que la route, emportée des deux côtés, forme deux
abîmes autour de cette ruine toute neuve.
Vers midi, nous apercevons devant nous une construction singulière.
C’est, au bord de la route presque disparue déjà, un large pâté
d’habitations soudées ensemble, à peine plus hautes que la taille d’un
homme, abritées sous une suite continue de voûtes dont les unes, un peu
plus élevées, dominent et donnent à ce singulier village l’aspect d’une
agglomération de tombeaux. Là-dessus courent, hérissés, des chiens
blancs qui aboient contre nous.
Ce hameau s’appelle Gorombalia et fut fondé par un chef andalou
mahométan, Mohammed Gorombali, chassé d’Espagne par Isabelle la
Catholique.
Nous déjeunons en ce lieu, puis nous repartons. Partout, au loin, avec
la lunette-jumelle, on aperçoit des ruines romaines. D’abord Vico
Aureliano, puis Siago, plus important, où restent des constructions
byzantines et arabes. Mais voilà que la belle route, la principale
artère de la Tunisie, n’est plus qu’une ornière affreuse. Partout l’eau
des pluies l’a trouée, minée, dévorée. Tantôt les ponts écroulés ne
montrent plus qu’une masse de pierres dans un ravin, tantôt ils
demeurent intacts, tandis que l’eau, les dédaignant, s’est frayé
ailleurs une voie, ouvrant à travers le talus des ponts et chaussées des
tranchées larges de 50 mètres.
Pourquoi donc ces dégâts, ces ruines ? Un enfant, du premier coup d’oeil,
le saurait. Tous les ponceaux, trop étroits d’ailleurs, sont au-dessous
du niveau des eaux dès qu’arrivent les pluies. Les uns donc, recouverts
par le torrent, obstrués par les branches qu’il traîne, sont renversés,
tandis que le courant capricieux refusant de se canaliser sous les
suivants, qui ne sont point sur son cours ordinaire, reprend le chemin
des autres années, en dépit des ingénieurs. Cette route de Tunis à
Kairouan est stupéfiante à voir. Loin d’aider au passage des gens et des
voitures, elle le rend impossible, crée des dangers sans nombre. On a
détruit le vieux chemin arabe qui était bon, et on l’a remplacé par une
série de fondrières, d’arches démolies, d’ornières et de trous. Tout est
à refaire avant d’avoir été fini. On recommence à chaque pluie les
travaux, sans vouloir avouer, sans consentir à comprendre qu’il faudra
toujours recommencer ce chapelet de ponts croulants. Celui d’Enfidaville
a été reconstruit deux fois. Il vient encore d’être emporté. Celui
d’Oued-el-Hammam est détruit pour la quatrième fois. Ce sont des ponts
nageurs, des ponts plongeurs, des ponts culbuteurs. Seuls, les vieux
ponts arabes résistent à tout.
On commence par se fâcher, car la voiture doit descendre en des ravins
presque infranchissables où dix fois par heure on croit verser, puis on
finit par en rire, comme d’une incroyable cocasserie. Pour éviter ces
ponts redoutables, il faut faire d’immenses détours, aller au nord,
revenir au sud, tourner à l’est, repasser à l’ouest. Les pauvres
indigènes ont dû, à coups de pioche, à coups de hache, à coups de serpe,
se frayer un passage nouveau à travers le maquis de chênes verts, de
thuyas, de lentisques, de bruyères et de pins d’Alep, l’ancien passage
étant détruit par nous.
Bientôt les arbustes disparaissent, et nous ne voyons plus qu’une
étendue onduleuse, crevassée par les ravines, où, de place en place,
apparaissent, soit les os clairs d’une carcasse aux côtes soulevées,
soit une charogne à moitié dévorée par les oiseaux de proie et les
chiens. Pendant quinze mois, il n’est point tombé une goutte d’eau sur
cette terre, et la moitié des bêtes y sont mortes de faim. Leurs
cadavres restent semés partout, empoisonnent le vent, et donnent à ces
plaines l’aspect d’un pays stérile, rongé par le soleil et ravagé par la
peste. Seuls, les chiens sont gras, nourris de cette viande en
putréfaction. Souvent, on en aperçoit deux ou trois acharnés sur la même
pourriture. Les pattes raides, ils tirent sur la longue jambe d’un
chameau ou sur la courte patte d’un bourriquet, ils dépècent le poitrail
d’un cheval ou fouillent le ventre d’une vache. Et on en découvre au
loin qui errent, en quête de charognes, le nez dans la brise, le poil
épais, tendant leur museau pointu.
Et il est bizarre de songer que ce sol calciné depuis deux ans par un
soleil implacable, noyé depuis un mois sous des pluies de déluge, sera,
vers mars et avril, une prairie illimitée, avec des herbes montant aux
épaules d’un homme, et d’innombrables fleurs comme nous n’en voyons
guère en nos jardins. Chaque année, quand il pleut, la Tunisie entière
passe, à quelques mois de distance, par la plus affreuse aridité et par
la plus fougueuse fécondité. De Sahara sans un brin d’herbe elle devient
tout à coup, presque en quelques jours, comme par un miracle, une
Normandie follement verte, une Normandie ivre de chaleur, jetant en ces
moissons de telles poussées de sève qu’elles sortent de terre,
grandissent, jaunissent et mûrissent à vue d’oeil.
Elle est cultivée, de place en place, d’une façon très singulière, par
les Arabes.
Ils habitent, soit les villages clairs aperçus au loin, soit les
gourbis, huttes de branchages, soit les tentes brunes et pointues
cachées, comme d’énormes champignons, derrière des broussailles sèches
ou des bois de cactus. Quand la dernière moisson a été abondante, ils se
décident de bonne heure à préparer les labours ; mais, quand la
sécheresse les a presque affamés, ils attendent en général les
premières pluies pour risquer leurs derniers grains ou pour emprunter au
gouvernement la semence qu’il leur prête assez facilement. Or, dès que
les lourdes ondées d’automne ont détrempé la contrée, ils vont trouver
tantôt le caïd qui détient le territoire fertile, tantôt le nouveau
propriétaire européen qui loue souvent plus cher, mais ne les vole pas,
et leur rend dans leurs contestations une justice plus stricte, qui
n’est point vénale, et ils désignent les terres choisies par eux, en
marquent les limites, les prennent à bail pour une seule saison, puis se
mettent à les cultiver.
Alors on voit un étonnant spectacle ! Chaque fois que, quittant les
régions pierreuses et arides, on arrive aux parties fécondes,
apparaissent au loin les invraisemblables silhouettes des chameaux
laboureurs attelés aux charrues. La haute bête fantastique traîne, de
son pas lent, le maigre instrument de bois que pousse l’Arabe, vêtu
d’une sorte de chemise. Bientôt ces groupes surprenants se multiplient,
car on approche d’un centre recherché. Ils vont, viennent, se croisent
par toute la plaine, y promenant l’inexprimable profil de l’animal, de
l’instrument et de l’homme, qui semblent soudés ensemble, ne faire
qu’un seul être apocalyptique et solennellement drôle.
Le chameau est remplacé de temps en temps par des vaches, par des ânes,
quelquefois même par des femmes. J’en ai vu une accouplée avec un
bourriquet et tirant autant que la bête, tandis que le mari poussait et
excitait ce lamentable attelage.
Le sillon de l’Arabe n’est point ce beau sillon profond et droit du
laboureur européen, mais une sorte de feston qui se promène
capricieusement à fleur de terre autour des touffes de jujubiers. Jamais
ce nonchalant cultivateur ne s’arrête ou ne se baisse pour arracher une
plante parasite poussée devant lui. Il l’évite par un détour, la
respecte, l’enferme comme si elle était précieuse, comme si elle était
sacrée, dans les circuits tortueux de son labour. Ses champs sont donc
pleins de touffes d’arbrisseaux, dont quelques-unes si petites qu’un
simple effort de la main les pourrait extirper. La vue seule de cette
culture mixte de broussailles et de céréales finit par tant énerver
l’oeil qu’on a envie de prendre une pioche et de défricher les terres où
circulent, à travers les jujubiers sauvages, ces triades fantastiques de
chameaux, de charrues et d’Arabes.
On retrouve bien, dans cette indifférence tranquille, dans ce respect
pour la plante poussée sur la terre de Dieu, l’âme fataliste de
l’Oriental. Si elle a grandi là, cette plante, c’est que le Maître l’a
voulu, sans doute. Pourquoi défaire son oeuvre et la détruire ? Ne
vaut-il pas mieux se détourner et l’éviter ? Si elle croît jusqu’à
couvrir le champ entier, n’y a-t-il point d’autres terres plus loin ?
Pourquoi prendre cette peine, faire un geste, un effort de plus,
augmenter d’une fatigue, si légère soit-elle, la besogne indispensable ?
Chez nous, le paysan, rageur, jaloux de la terre plus que de sa femme,
se jetterait, la pioche aux mains, sur l’ennemi poussé chez lui et, sans
repos jusqu’à ce qu’il l’eût vaincu, il frapperait, avec de grands
gestes de bûcheron, la racine tenace enfoncée au sol.
Ici, que leur importe ? Jamais non plus ils n’enlèvent la pierre
rencontrée ; ils la contournent aussi. En une heure, certains champs
pourraient être débarrassés, par un seul homme, des rochers mobiles qui
forcent le soc de charrue à des ondulations sans nombre. Ils ne le
seront jamais. La pierre est là, qu’elle y reste. N’est-ce pas la
volonté de Dieu ?
Quand les nomades ont ensemencé le territoire choisi par eux, ils s’en
vont, cherchant ailleurs des pâturages pour leurs troupeaux et laissant
une seule famille à la garde des récoltes.
Nous sommes à présent dans un immense domaine de 140,000 hectares, qu’on
nomme l’Enfida, et qui appartient à des Français. L’achat de cette
propriété démesurée, vendue par le général Khei-red-Din, ex-ministre du
bey, a été une des causes déterminantes de l’influence française en
Tunisie.
Les circonstances, qui ont accompagné cet achat sont amusantes et
caractéristiques. Quand les capitalistes français et le général se
furent mis d’accord sur le prix, on se rendit chez le cadi pour rédiger
l’acte ; mais la loi tunisienne contient une disposition spéciale qui
permet aux voisins limitrophes d’une propriété vendue de réclamer la
préférence à prix égal.
Chez nous, par prix égal, on entendrait exprimer une somme égale en
n’importe quelles espèces ayant cours ; mais le code oriental, qui laisse
toujours ouverte une porte pour les chicanes, prétend que le prix sera
payé par le voisin réclamant en monnaies identiquement pareilles : même
nombre de titres de même nature, de billets de banque de même valeur, de
pièces d’or, d’argent ou de cuivre. Enfin, afin de rendre, en certains
cas, insoluble cette difficulté, il permet au cadi d’autoriser le
premier acheteur à ajouter aux sommes stipulées une poignée de menues
piécettes indéterminées, par conséquent inconnues, ce qui met les
voisins limitrophes dans l’impossibilité absolue de fournir une somme
strictement et matériellement semblable.
Devant l’opposition d’un Israélite, M. Lévy, voisin de l’Enfida, les
Français demandèrent au cadi l’autorisation d’ajouter au prix convenu
cette poignée de menues monnaies. L’autorisation leur fut refusée.
Mais le code musulman est fécond en moyens, et un autre se présenta. Ce
fut d’acheter cet énorme bloc de terres de 140,000 hectares, moins un
ruban d’un mètre, sur tout le contour. Dès lors, il n’y avait plus
contact avec aucun voisin ; et la société franco-africaine demeura,
malgré tous les efforts de ses ennemis et du ministère beylical,
propriétaire de l’Enfida.
Elle y a fait faire de grands travaux dans toutes les parties fertiles,
a planté des vignes, des arbres, fondé des villages et divisé les terres
par portions régulières de 10 hectares chacune, afin que les Arabes
eussent toute facilité pour choisir et indiquer leur choix sans erreur
possible.
Pendant deux jours, nous allons traverser cette province tunisienne
avant d’en atteindre l’autre extrémité. Depuis quelque temps, la route,
une simple piste à travers les touffes de jujubiers, était devenue
meilleure, et l’espoir d’arriver avant la nuit à Bou-Ficha, où nous
devions coucher, nous réjouissait, quand nous aperçûmes une armée
d’ouvriers de toute race occupés à remplacer ce chemin passable par une
voie française, c’est-à-dire par un chapelet de dangers, et nous devons
reprendre le pas. Ils sont surprenants, ces ouvriers. Le nègre lippu,
aux gros yeux blancs, aux dents éclatantes, pioche à côté de l’Arabe au
fin profil, de l’Espagnol poilu, du Marocain, du Maure, du Maltais et du
terrassier français égaré, on ne sait comment ni pourquoi, en ce pays ;
il y a aussi là des Grecs, des Turcs, tous les types de Levantins ; et on
songe à ce que doit être la moyenne de morale, de probité et d’aménité
de cette horde.
Vers trois heures, nous atteignons le plus vaste caravansérail que j’aie
jamais vu. C’est toute une ville, ou plutôt un village enfermé dans une
seule enceinte, qui contient, l’une après l’autre, trois cours immenses
où sont parqués en de petites cases les hommes, boulangers, savetiers,
marchands divers, et, sous des arcades, les bêtes. Quelques cellules
propres, avec des lits et des nattes, sont réservés pour les passants de
distinction.
Sur le mur de la terrasse, deux pigeons blancs argentés et luisants nous
regardent avec des yeux rouges qui brillent comme des rubis.
Les chevaux ont bu. Nous repartons.
La route se rapproche un peu de la mer, dont nous découvrons la traînée
bleuâtre à l’horizon. Au bout d’un cap, une ville apparaît, dont la
ligne, droite, éblouissante sous le soleil couchant, semble courir sur
l’eau. C’est Hammamet, qui se nommait Put-Put sous les Romains. Au loin,
devant nous, dans la plaine, se dresse une ruine ronde qui, par un effet
de mirage, semble gigantesque. C’est encore un tombeau romain, haut
seulement de 10 mètres, qu’on nomme Kars-el-Menara.
Le soir vient. Sur nos têtes le ciel est resté bleu, mais devant nous
s’étale une nuée violette, opaque, derrière laquelle le soleil
s’enfonce. Au bas de cette couche de nuages s’allonge sur l’horizon et
sur la mer un mince ruban rose, tout droit, régulier, et qui devient, de
minute en minute, de plus en plus lumineux à mesure que descend vers
lui l’astre invisible. De lourds oiseaux passent d’un vol lent ; ce sont,
je crois, des buses. La sensation du soir est profonde, pénètre l’âme,
le coeur, le corps avec une rare puissance, dans cette lande sauvage qui
va ainsi jusqu’à Kairouan, à deux jours de marche devant nous. Telle
doit être, à l’heure du crépuscule, le steppe russe. Nous rencontrons
trois hommes en burnous. De loin, je les prends pour des nègres tant ils
sont noirs et luisants, puis je reconnais le type arabe. Ce sont des
gens du Souf, curieuse oasis presque enfouie dans les sables entre les
Chotts et Tougourt. La nuit bientôt s’étend sur nous. Les chevaux ne
vont plus qu’au pas. Mais soudain surgit dans l’ombre un mur blanc.
C’est l’intendance nord de l’Enfida, le borj de Bou-Ficha, sorte de
forteresse carrée, défendue par des murs sans ouvertures et par une
porte de fer contre les surprises des Arabes. On nous attend. La femme
de l’intendant, Mme Moreau, nous a préparé un fort bon dîner. Nous avons
fait 80 kilomètres, malgré les ponts et chaussées.
12 décembre.
Nous partons au point du jour. L’aurore est rose, d’un rose intense.
Comment l’exprimer ? Je dirais saumonée si cette note était plus
brillante. Vraiment nous manquons de mots pour faire passer devant les
yeux toutes les combinaisons des tons. Notre regard, le regard moderne,
sait voir la gamme infinie des nuances. Il distingue toutes les unions
de couleurs entre elles, toutes les dégradations qu’elles subissent,
toutes leurs modifications sous l’influence des voisinages, de la
lumière, des ombres, des heures du jour. Et pour dire ces milliers de
subtiles colorations, nous avons seulement quelque mots, les mots
simples qu’employaient nos pères afin de raconter les rares émotions de
leurs yeux naïfs.
Regardons les étoffes nouvelles. Combien de tons inexprimables entre les
tons principaux ! Pour les évoquer, on ne peut se servir que de
comparaisons qui sont toujours insuffisantes.
Ce que j’ai vu, ce matin-là, en quelques minutes, je ne saurais, avec
des verbes, des noms et des adjectifs, le faire voir.
Nous nous approchons encore de la mer, ou plutôt d’un vaste étang qui
s’ouvre sur la mer. Avec ma lunette-jumelle, j’aperçois, dans l’eau, des
flamants, et je quitte la voiture afin de ramper vers eux entre les
broussailles et de les regarder de plus près.
J’avance. Je les vois mieux. Les uns nagent, d’autres sont debout sur
leurs longues échasses. Ce sont des taches blanches et rouges qui
flottent, ou bien des fleurs énormes poussées sur une menue tige de
pourpre, des fleurs groupées par centaines, soit sur la berge, soit dans
l’eau. On dirait des plates-bandes de lis carminés, d’où sortent, comme
d’une corolle, des têtes d’oiseau tachées de sang au bout d’un cou mince
et recourbé.
J’approche encore, et soudain la bande la plus proche me voit ou me
flaire, et fuit. Un seul s’enlève d’abord, puis tous partent. C’est
vraiment l’envolée prodigieuse d’un jardin, dont toutes les corbeilles
l’une après l’autre s’élancent au ciel ; et je suis longtemps, avec ma
jumelle, les nuages roses et blancs qui s’en vont là-bas, vers la mer,
en laissant traîner derrière eux toutes ces pattes sanglantes, fines
comme des branches coupées.
Ce grand étang servait autrefois de refuge aux flottes des habitants
d’Aphrodisium, pirates redoutables qui s’embusquaient et se réfugiaient
là.
On aperçoit au loin les ruines de cette ville, où Bélisaire fît halte
dans sa marche sur Carthage. On y trouve encore un arc de triomphe, les
restes d’un temple de Vénus et d’une immense forteresse.
Sur le seul territoire de l’Enfida, on rencontre ainsi les vestiges de
dix-sept cités romaines. Là-bas, sur le rivage, est Hergla, qui fut
l’opulente Aurea Coelia d’Antonin, et si, au lieu d’incliner vers
Kairouan, nous continuions en ligne droite, nous verrions, le soir du
troisième jour de marche, se dresser dans une plaine absolument inculte
l’amphithéâtre de Ed-Djem, aussi grand que le Colisée de Rome, débris
colossal qui pouvait contenir 80,000 spectateurs.
Autour de ce géant, qui serait presque intact si Hamouda, bey de Tunis,
ne l’avait fait ouvrir à coups de canon pour en déloger les Arabes qui
refusaient de payer l’impôt, on a trouvé, de place en place, quelques
traces d’une grande ville luxueuse, de vastes citernes et un immense
chapiteau corinthien de l’art le plus pur, bloc unique de marbre blanc.
Quelle est l’histoire de cette cité, la Tusdrita de Pline, la Thysdrus
de Ptolémée, dont le nom seul se trouve transcrit une ou deux fois par
les historiens ? Que lui manque-t-il pour être célèbre, puisqu’elle fut
si grande, si peuplée et si riche ? Presque rien, un Homère !
Sans lui, qu’eût été Troie ? qui connaîtrait Ithaque ?
Dans ce pays, on apprend par ses yeux ce qu’est l’histoire et surtout ce
que fut la Bible. On comprend que les patriarches et tous les
personnages légendaires, si grands dans les livres, si imposants dans
notre imagination, furent de pauvres hommes qui erraient à travers les
peuplades primitives, comme errent ces Arabes graves et simples, pleins
encore de l’âme antique et vêtus du costume antique. Les patriarches ont
eu seulement des poètes historiens pour chanter leur vie.
Une fois au moins par jour, au pied d’un olivier, au coin d’un bois de
cactus, on rencontre la Fuite en Égypte ; et on sourit en songeant que
les peintres galants ont fait asseoir la Vierge Marie sur l’âne qui fut
monté sans aucun doute par Joseph, son époux, tandis qu’elle suivait à
pas pesants, un peu courbée, portant sur son dos, dans un burnous gris
de poussière, le petit corps, rond comme une boule, de l’enfant Jésus.
Celle que nous voyons surtout, à chaque puits, c’est Rebecca. Elle est
habillée d’une robe en laine bleue, superbement drapée, porte aux
chevilles des anneaux d’argent et, sur la poitrine, un collier de
plaques du même métal, unies par des chaînettes. Quelquefois, elle se
cache la figure à notre approche ; quelquefois aussi, quand elle est
belle, elle nous montre un frais et brun visage, qui nous regarde avec
de grands yeux noirs. C’est bien la fille de la Bible, celle dont le
cantique a dit : Nigra sum sed formosa, celle qui, soutenant une outre
sur son front par les chemins pierreux, montrant la chair ferme et
bronzée de ses jambes, marchant d’un pas tranquille, en balançant
doucement sa taille souple sur ses hanches, tenta les anges du ciel,
comme elle nous tente encore, nous qui ne sommes point des anges.
En Algérie et dans le Sahara algérien, toutes les femmes, celles des
villes comme celles des tribus, sont vêtues de blanc. En Tunisie, au
contraire, celles des cités sont enveloppées de la tête aux pieds en des
voiles de mousseline noire qui en font d’étranges apparitions dans les
rues si claires des petites villes du sud, et celles des campagnes sont
habillées avec des robes gros bleu d’un gracieux et grand effet, qui
leur donne une allure encore plus biblique.
Nous traversons maintenant une plaine où l’on voit partout les traces du
travail humain, car nous approchons du centre de l’Enfida, baptisé
Enfidaville, après s’être nommé Dar-el-Bey.
Voici là-bas des arbres ! Quel étonnement ! Ils sont déjà hauts, bien que
plantés seulement depuis quatre ans, et témoignent de l’étonnante
richesse de cette terre et des résultats que peut donner une culture
raisonnée et sérieuse. Puis, au milieu de ces arbres, apparaissent de
grands bâtiments sur lesquels flotte le drapeau français. C’est
l’habitation du régisseur général et l’oeuf de la ville future. Un
village s’est déjà formé autour de ces constructions importantes, et un
marché y a lieu tous les lundis, où se font de très grosses affaires.
Les Arabes y viennent en foule de points très éloignés.
Rien n’est plus intéressant que l’étude de l’organisation de cet immense
domaine où les intérêts des indigènes ont été sauvegardés avec autant de
soin que ceux des Européens. C’est là un modèle de gouvernement agraire
pour ces pays mêlés où des moeurs essentiellement opposées et diverses
appellent des institutions très délicatement prévoyantes.
Après avoir déjeuné dans cette capitale de l’Enfida, nous partons pour
visiter un très curieux village perché sur un roc éloigné d’environ cinq
kilomètres.
D’abord nous traversons des vignes, puis nous rentrons dans la lande,
dans ces longues étendues de terre jaune, parsemées seulement de touffes
maigres de jujubiers.
La nappe d’eau souterraine est à deux ou trois ou cinq mètres sous
presque toutes ces plaines, qui pourraient devenir, avec un peu de
travail, d’immenses champs d’oliviers.
On y voit seulement, de place en place, de petits bois de cactus grands
à peine comme nos vergers.
Voici l’origine de ces bois :
Il existe en Tunisie un usage fort intéressant appelé droit de
vivification du sol, qui permet à tout Arabe de s’emparer des terres
incultes et de les féconder si le propriétaire n’est point présent pour
s’y opposer.
Donc l’Arabe, apercevant un champ qui lui paraît fertile, y plante, soit
des oliviers, soit surtout des cactus appelés à tort par lui figuiers
de Barbarie, et, par ce seul fait, s’assure la jouissance de la moitié
de chaque récolte jusqu’à extinction de l’arbre. L’autre moitié
appartient au propriétaire foncier, qui n’a plus dès lors qu’à
surveiller la vente des produits, pour toucher sa part régulière.
L’Arabe envahisseur doit prendre soin de ce champ, l’entretenir, le
défendre contre les vols, le sauvegarder de tout mal comme s’il lui
appartenait en propre, et, chaque année, il met les fruits aux enchères
pour que le partage soit équitable. Presque toujours, d’ailleurs, il
s’en rend lui-même acquéreur, et paye alors au vrai propriétaire une
sorte de fermage irrégulier et proportionnel à la valeur de chaque
récolte.
Ces bois de cactus ont un aspect fantastique. Les troncs tordus
ressemblent à des corps de dragons, à des membres de monstres aux
écailles soulevées et hérissées de pointes. Quand on en rencontre un le
soir, au clair de lune, on croirait vraiment entrer dans un pays de
cauchemars.
Tout le pied du roc escarpé qui porte le village de Tac-Rouna est
couvert de ces hautes plantes diaboliques. On traverse une forêt du
Dante. On croit qu’elles vont remuer, agiter leurs larges feuilles
rondes, épaisses et couvertes de longues aiguilles, qu’elles vont vous
saisir, vous étreindre, vous déchirer avec ces redoutables griffes. Je
ne sais rien de plus hallucinant que ce chaos de pierres énormes et de
cactus qui garde le pied de cette montagne.
Tout à coup, au milieu de ces rochers et de ces végétaux à l’air féroce,
nous découvrons un puits entouré de femmes, qui viennent chercher de
l’eau. Les bijoux d’argent de leurs jambes et de leurs cous brillent au
soleil. En nous apercevant, elles cachent leurs faces brunes sous un pli
de l’étoffe bleue qui les drape, et, un bras levé sur leur front, nous
laissent passer en cherchant à nous voir.
Le sentier est escarpé, à peine bon pour des mulets. Les cactus aussi
ont grimpé le long du chemin, dans les roches. Ils semblent nous
accompagner, nous entourer, nous enfermer, nous suivre et nous devancer.
Là-haut, tout au sommet de la montée, apparaît toujours le dôme éclatant
d’une koubba.
Voici le village : un amas de ruines, de murs croulants, où on ne
parvient guère à distinguer les trous habités de ceux qui ne servent
plus. Les pans de muraille encore debout au nord et à l’ouest sont
tellement minés et menaçants que nous n’osons pas nous aventurer au
milieu : une secousse les ferait crouler.
La vue de là-haut est magnifique. Au sud, à l’est, à l’ouest, la plaine
infinie que la mer baigne sur une longue étendue. Au nord, des montagnes
pelées, rouges, dentelées comme la crête des coqs. Tout au loin, le
Djebel-Zaghouan, qui domine la contrée entière.
Ce sont les dernières montagnes que nous apercevrons maintenant jusqu’à
Kairouan.
Ce petit village de Tac-Rouna est une espèce de place forte arabe, tout
à fait à l’abri d’un coup de main. Tac, d’ailleurs, est un diminutif de
Tackesche, qui veut dire forteresse. Une des principales fonctions des
habitants, car on ne peut, en ce cas, dire « occupations, » consiste à
garder dans leurs silos les grains que les nomades leur confient après
la moisson.
Nous revenons, le soir, coucher à Enfidaville.
13 décembre.
Nous passons d’abord au milieu des vignes de la Société
franco-africaine, puis nous atteignons des plaines démesurées où
errent, par tout l’horizon, ces apparitions inoubliables faites d’un
chameau, d’une charrue et d’un Arabe. Puis le sol devient aride, et
devant nous j’aperçois, avec la jumelle, un grand désert de pierres
énormes, debout, dans tous les sens, à droite, à gauche, à perte de vue.
En approchant, on reconnaît des dolmens. C’est là une nécropole de
proportions inimaginables, car elle couvre quarante hectares ! Chaque
tombeau est composé de quatre pierres plates. Trois debout forment le
fond et les deux côtés, une autre, posée dessus, sert de toit. Pendant
longtemps, toutes les fouilles faites par le régisseur de l’Enfida pour
découvrir des caveaux sous ces monuments mégalithiques sont demeurées
inutiles. Il y a dix-huit mois ou deux ans, M. Hamy, conservateur du
musée d’ethnographie de Paris, après beaucoup de recherches, parvint à
découvrir l’entrée de ces tombes souterraines, cachée avec beaucoup
d’adresse sous un lit de roches épaisses. Il a trouvé dedans quelques
ossements et des vases de terre révélant des sépultures berbères. D’un
autre côté, M. Mangiavacchi, régisseur de l’Enfida, a indiqué, non loin
de là, les traces presque disparues d’une vaste cité berbère. Quelle
pouvait être cette ville qui a couvert de ses morts une étendue de
quarante hectares ?
Chez les Orientaux, d’ailleurs, on est frappé sans cesse par la place
abandonnée aux ancêtres dans ce monde. Les cimetières sont immenses,
innombrables. On en rencontre partout. Les tombes dans la ville du Caire
tiennent plus de place que les maisons. Chez nous, au contraire, la
terre coûte cher et les disparus ne comptent plus. On les empile, on les
entasse l’un contre l’autre, l’un sur l’autre, l’un dans l’autre, en un
petit coin, hors la ville, dans la banlieue, entre quatre murs. Les
dalles de marbre et les croix de bois couvrent des générations enfouies
là depuis des siècles. C’est un fumier de morts à la porte des villes.
On leur donne tout juste le temps de perdre leur forme dans la terre
engraissée déjà par la pourriture humaine, le temps de mêler encore leur
chair décomposée à cette argile cadavérique ; puis, comme d’autres
arrivent sans cesse, et qu’on cultive dans les champs voisins des
plantes potagères pour les vivants, on fouille à coups de pioche ce sol
mangeur d’hommes, on en arrache les os rencontrés, têtes bras, jambes,
côtes, de mâles, de femelles et d’enfants, oubliés et confondus
ensemble ; on les jette, pêle-mêle, dans une tranchée, et on offre aux
morts récents, aux morts dont on sait encore le nom, la place volée aux
autres que personne ne connaît plus, que le néant a repris tout entiers ;
car il faut être économe dans les sociétés civilisées.
En sortant de ce cimetière antique et démesuré, nous apercevons une
maison blanche. C’est El-Menzel, l’intendance sud de l’Enfida, où finit
notre étape.
Comme nous étions restés longtemps à causer après dîner, l’idée nous
vint de sortir quelques minutes avant de nous mettre au lit. Un clair de
lune magnifique éclairait le steppe et, glissant entre les écailles de
cactus énormes poussés à quelques mètres devant nous, leur donnait
l’aspect surnaturel d’un troupeau de bêtes infernales éclatant tout à
coup et jetant en l’air, en tous sens, les plaques rondes de leurs corps
affreux.
Nous étant arrêtés pour les regarder, un bruit lointain, continu,
puissant, nous frappa. C’étaient des voix innombrables, aiguës ou
graves, de tous les timbres imaginables, des sifflements, des cris, des
appels, la rumeur inconnue et terrifiante d’une foule affolée, d’une
foule innommable, irréelle, qui devait se battre quelque part, on ne
savait où, dans le ciel ou sur la terre. Tendant l’oreille vers tous les
points de l’horizon, nous finîmes par découvrir que cette clameur venait
du sud. Alors quelqu’un s’écria :
— Mais ce sont les oiseaux du lac Triton.
Nous devions, en effet, le lendemain, passer à côté de ce lac, appelé
par les Arabes El-Kelbia (la chienne), d’une superficie de 10,000 à
13,000 hectares, dont certains géographes modernes font l’ancienne mer
intérieure d’Afrique, qu’on avait placée jusqu’ici dans les chotts
Fedjedj, R’arsa et Melr’ir.
C’était bien, en effet, le peuple piaillard des oiseaux d’eau, campé,
comme une armée de tribus diverses, sur les bords du lac, éloigné
cependant de 16 kilomètres, qui faisait dans la nuit ce grand vacarme
confus, car ils sont là des milliers, de toute race, de toute forme, de
toute plume, depuis le canard au nez plat, jusqu’à la cigogne au long
bec. Il y a des armées de flamants et de grues, des flottes de macreuses
et de goélands, des régiments de grèbes, de pluviers, de bécassines, de
mouettes. Et sous les doux clairs de lune, toutes ces bêtes, égayées par
la belle nuit, loin de l’homme, qui n’a point de demeure près de leur
grand royaume liquide, s’agitent, poussent leurs cris, causent sans
doute en leur langue d’oiseaux, emplissent le ciel lumineux de leurs
voix perçantes, auxquelles répondent seulement l’aboiement lointain des
chiens arabes ou le jappement des chacals.
14 décembre.
Après avoir encore traversé quelques plaines cultivées ça et là par les
indigènes, mais demeurées la plupart du temps complètement incultes,
bien que très fertilisables, nous découvrons sur la gauche la longue
nappe d’eau du lac Triton. On s’en approche peu à peu, et on y croit
voir des îles, de grandes îles nombreuses, tantôt blanches, tantôt
noires. Ce sont des peuplades d’oiseaux qui nagent, qui flottent, par
masses compactes. Sur les bords, des grues énormes se promènent deux par
deux, trois par trois, sur leurs hautes pattes. On en aperçoit d’autres
dans la plaine, entre les touffes du maquis que dominent leurs têtes
inquiètes.
Ce lac, dont la profondeur atteint six ou huit mètres, a été
complètement à sec cet été, après les quinze mois de sécheresse qu’a
subis la Tunisie, ce qui ne s’était pas vu de mémoire d’homme. Mais,
malgré son étendue considérable, en un seul jour il fut rempli à
l’automne, car c’est en lui que se ramassent toutes les pluies tombées
sur les montagnes du centre. La grande richesse future de ces campagnes
tient à ceci, qu’au lieu d’être traversées par des rivières souvent
vides, mais au cours précis et qui canalisent l’eau du ciel, comme
l’Algérie, elles sont à peine parcourues par des ravines où le moindre
barrage suffit pour arrêter les torrents. Or leur niveau étant partout
le même, chaque averse tombée sur les monts lointains se répand sur la
plaine entière, en fait, pendant plusieurs jours ou pendant plusieurs
heures, un immense marécage, et y dépose, à chacune de ces inondations,
une couche nouvelle de limon qui l’engraisse et la fertilise, comme une
Égypte qui n’aurait point de Nil.
Nous arrivons maintenant en des landes illimitées, où se répand une
lèpre intermittente, une petite plante grasse vert-de-grisâtre dont les
chameaux sont très friands. Aussi aperçoit-on, pâturant à perte de vue,
d’immenses troupeaux de dromadaires. Quand nous passons au milieu
d’eux, ils nous regardent de leurs gros yeux luisants, et on se croirait
aux premiers temps du monde, aux jours où le Créateur hésitant jetait à
poignées sur la terre, comme pour juger la valeur et l’effet de son
oeuvre douteuse, les races informes qu’il a depuis peu à peu détruites,
tout en laissant survivre quelques types primitifs sur ce grand
continent négligé, l’Afrique, où il a oublié dans les sables la girafe,
l’autruche et le dromadaire.
Ah ! la drôle et gentille chose que voici : une chamelle qui vient de
mettre bas, et qui s’en va vers le campement, suivie de son chamelet que
poussent, avec des branches, deux petits Arabes dont la figure n’arrive
pas au derrière du petit chameau. Il est grand, lui, déjà, monté sur des
jambes très hautes portant un rien du tout de corps que terminent un cou
d’oiseau et une tête étonnée dont les yeux regardent depuis un quart
d’heure seulement ces choses nouvelles : le jour, la lande et la bête
qu’il suit. Il marche très bien pourtant, sans embarras, sans
hésitation, sur ce terrain inégal, et il commence à flairer la mamelle,
car la nature ne l’a fait si haut, cet animal vieux de quelques minutes,
que pour lui permettre d’atteindre au ventre escarpé de sa mère.
En voici d’autres âgés de quelques jours, d’autres encore âgés de
quelques mois, puis de très grands, dont le poil a l’air d’une
broussaille, d’autres tout jaunes, d’autres d’un gris blanc, d’autres
noirâtres. Le paysage devient tellement étrange que je n’ai jamais rien
vu qui lui ressemble. À droite, à gauche, des lignes de pierres sortent
de terre, rangées comme des soldats, toutes dans le même ordre, dans le
même sens, penchées vers Kairouan, invisible encore. On les dirait en
marche, par bataillons, ces pierres dressées l’une derrière l’autre, par
files droites, éloignées de quelques centaines de pas. Elles couvrent
ainsi plusieurs kilomètres. Entre elles, rien que du sable argileux. Ce
soulèvement est un des plus curieux du monde. Il a d’ailleurs sa
légende.
Quand Sidi-Okba, avec ses cavaliers, arriva dans ce désert sinistre où
s’étale aujourd’hui ce qui reste de la ville sainte, il campa dans cette
solitude. Ses compagnons, surpris de le voir s’arrêter dans ce lieu, lui
conseillèrent de s’éloigner, mais il répondit :
— Nous devons rester ici et même y fonder une ville, car telle est la
volonté de Dieu.
Ils lui objectèrent qu’il n’y avait ni eau pour boire, ni bois ni
pierres pour construire.
Sidi-Okba leur imposa silence par ces mots : « Dieu y pourvoira. »
Le lendemain, on vint lui annoncer qu’une levrette avait trouvé de
l’eau. On creusa donc à cet endroit, et on découvrit, à seize mètres
sous le sol, la source qui alimente le grand puits coiffé d’une coupole
où un chameau tourne, tout le long du jour, la manivelle élévatoire.
Le lendemain encore, des Arabes, envoyés à la découverte, annoncèrent à
Sidi-Okba qu’ils avaient aperçu des forêts sur les pentes de montagnes
voisines.
Et le jour suivant, enfin, des cavaliers, partis le matin, rentrèrent au
galop, en criant qu’ils venaient de rencontrer des pierres, une armée de
pierres en marche, envoyées par Dieu sans aucun doute.
Kairouan, malgré ce miracle, est construite presque entièrement en
briques.
Mais voilà que la plaine est devenue un marais de boue jaune où les
chevaux glissent, tirent sans avancer, s’épuisent et s’abattent. Ils
enfoncent dans cette vase gluante jusqu’aux genoux. Les roues y entrent
jusqu’aux moyeux. Le ciel s’est couvert, la pluie tombe, une pluie fine
qui embrume horizon. Tantôt le chemin semble meilleur quand on gravit
une des sept ondulations appelées les sept collines de Kairouan, tantôt
il redevient un épouvantable cloaque lorsqu’on redescend dans
l’entre-deux. Soudain la voiture s’arrête ; une des roues de derrière est
enrayée par le sable.
Il faut mettre pied à terre et se servir de ses jambes. Nous voici donc
sous la pluie, fouettés par un vent furieux, levant à chaque pas une
énorme botte de glaise qui englue nos chaussures, appesantit notre
marche jusqu’à la rendre exténuante, plongeant parfois en des fondrières
de boue, essoufflés, maudissant le sud glacial, et faisant vers la cité
sacrée un pèlerinage qui nous vaudra peut-être quelque indulgence après
ce monde, si, par hasard, le Dieu du Prophète est le vrai.
On sait que, pour les croyants, sept pèlerinages à Kairouan valent un
pèlerinage à La Mecque.
Après un kilomètre ou deux de ce piétinement épuisant, j’entrevois dans
la brume, au loin, devant moi, une tour mince et pointue, à peine
visible, à peine plus teintée que le brouillard, et dont le sommet se
perd dans la nuée. C’est une apparition vague et saisissante qui se
précise peu à peu, prend une forme plus nette et devient un grand
minaret debout dans le ciel sans qu’on voit rien autre chose, rien
autour, rien au-dessous : ni la ville, ni les murs, ni les coupoles des
mosquées. La pluie nous fouette la figure, et nous allons lentement vers
ce phare grisâtre dressé devant nous comme une tour fantôme qui va tout
à l’heure s’effacer, rentrer dans la nappe de brume où elle vient de
surgir.
Puis, sur la droite, s’estompe un monument chargé de dômes : c’est la
mosquée dite du Barbier, et enfin apparaît la ville, une masse
indistincte, indécise, derrière le rideau de pluie ; et le minaret semble
moins grand que tout à l’heure, comme s’il venait de s’enfoncer dans les
murs après s’être élevé jusqu’au firmament pour nous guider vers la
cité.
Oh ! la triste cité perdue dans ce désert, en cette solitude aride et
désolée ! Par les rues étroites et tortueuses, les Arabes, à l’abri dans
les échoppes des vendeurs, nous regardent passer ; et, quand nous
rencontrons une femme, ce spectre noir entre ces murs jaunis par
l’averse semble la mort qui se promène.
L’hospitalité nous est offerte par le gouverneur tunisien de Kairouan,
Si-Mohamraed-el-Marabout, général du bey, très noble et très pieux
musulman ayant accompli trois fois déjà le pèlerinage de La Mecque. Il
nous conduit, avec une politesse empressée et grave, vers les chambres
destinées aux étrangers, où nous trouvons de grands divans et
d’admirables couvertures arabes dans lesquelles on se roule pour dormir.
Pour nous faire honneur, un de ses fils nous apporte, de ses propres
mains, tous les objets dont nous avons besoin.
Nous dînons, ce soir même, chez le contrôleur civil et consul français,
où nous trouvons un accueil charmant et gai, qui nous réchauffe et nous
console de notre triste arrivée.
15 décembre.
Le jour ne paraît pas encore quand un de mes compagnons me réveille.
Nous avons projeté de prendre un bain maure dès la première heure, avant
de visiter la ville.
On circule déjà par les rues, car les Orientaux se lèvent avant le
soleil, et nous apercevons entre les maisons un beau ciel propre et pâle
plein de promesses de chaleur et de lumière.
On suit des ruelles, encore des ruelles, on passe le puits où le chameau
emprisonné dans la coupole tourne sans fin pour monter l’eau, et on
pénètre dans une maison sombre, aux murs épais, où l’on ne voit rien
d’abord, et dont l’atmosphère humide et chaude suffoque un peu dès
l’entrée.
Puis on aperçoit des Arabes qui sommeillent sur des nattes ; et le
propriétaire du lieu, après nous avoir fait dévêtir, nous introduit dans
les étuves, sortes de cachots noirs et voûtés où le jour naissant tombe
du sommet par une vitre étroite, et dont le sol est couvert d’une eau
gluante dans laquelle on ne peut marcher sans risquer, à chaque pas, de
glisser et de tomber.
Or, après toutes les opérations du massage, quand nous revenons au grand
air, une ivresse de joie nous étourdit, car le soleil levé illumine les
rues et nous montre, blanche comme toutes les villes arabes, mais plus
sauvage, plus durement caractérisée, plus marquée de fanatisme,
saisissante de pauvreté visible, de noblesse misérable et hautaine,
Kairouan la sainte.
Les habitants viennent de passer par une horrible disette, et on
reconnaît bien partout cet air de famine qui semble répandu sur les
maisons mêmes. On vend, comme dans les bourgades du centre africain,
toutes sortes d’humbles choses en des boutiques grandes comme des
boites, où les marchands sont accroupis à la turque. Voici des dattes de
Gafsa ou du Souf, agglomérées en gros paquets de pâte visqueuse, dont le
vendeur, assis sur la même planche, détache des fragments avec ses
doigts. Voici des légumes, des piments, des pâtes, et, dans les souks,
longs bazars tortueux et voûtés, des étoffes, des tapis, de la sellerie
ornementée de broderies d’or et d’argent, et une inimaginable quantité
de savetiers qui fabriquent des babouches de cuir jaune. Jusqu’à
l’occupation française, les Juifs n’avaient pu s’établir en cette ville
impénétrable. Aujourd’hui ils y pullulent et la rongent. Ils détiennent
déjà les bijoux des femmes et les titres de propriété d’une partie des
maisons, sur lesquelles ils ont prêté de l’argent, et dont ils
deviennent vite possesseurs, par suite du système de renouvellement et
de multiplication de la dette qu’ils pratiquent avec une adresse et une
rapacité infatigables.
Nous allons vers la mosquée Djama-Kebir ou de Sidi-Okba, dont le haut
minaret domine la ville et le désert qui l’isole du monde. Elle nous
apparaît soudain, au détour d’une rue. C’est un immense et pesant
bâtiment soutenu par d’énormes contreforts, une masse blanche, lourde,
imposante, belle d’une beauté inexplicable et sauvage. En y pénétrant
apparaît d’abord une cour magnifique enfermée par un double cloître que
supportent deux lignes élégantes de colonnes romaines et romanes. On se
croirait dans l’intérieur d’un beau monastère d’Italie.
La mosquée proprement dite est à droite, prenant jour sur cette cour par
dix-sept portes à double battant, que nous faisons ouvrir toutes grandes
avant d’entrer.
Je ne connais par le monde que trois édifices religieux qui m’aient
donné l’émotion inattendue et foudroyante de ce barbare et surprenant
monument : le Mont-Saint-Michel, Saint-Marc de Venise, et la chapelle
Palatine à Palerme.
Ceux-là sont les oeuvres raisonnées, étudiées, admirables, de grands
architectes sûrs de leurs effets, pieux sans doute, mais artistes avant
tout, qu’inspira l’amour des lignes, des formes et de la beauté
décorative, autant et plus que l’amour de Dieu. Ici c’est autre chose.
Un peuple fanatique, errant, à peine capable de construire des murs,
venu sur une terre couverte de ruines laissées par ses prédécesseurs, y
ramassa partout ce qui lui parut le plus beau, et, à son tour, avec ces
débris de même style et de même ordre, éleva, mû par une inspiration
sublime, une demeure à son Dieu, une demeure faite de morceaux arrachés
aux villes croulantes, mais aussi parfaite et aussi magnifique que les
plus pures conceptions des plus grands tailleurs de pierre.
Devant nous apparaît un temple démesuré, qui a l’air d’une forêt sacrée,
car cent quatre-vingts colonnes d’onyx, de porphyre et de marbre
supportent les voûtes de dix-sept nefs correspondant aux dix-sept
portes.
Le regard s’arrête, se perd dans cet emmêlement profond de minces
piliers ronds d’une élégance irréprochable, dont toutes les nuances se
mêlent et s’harmonisent, et dont les chapiteaux byzantins, de l’école
africaine et de l’école orientale, sont d’un travail rare et d’une
diversité infinie. Quelques-uns m’ont paru d’une beauté parfaite. Le
plus original peut-être représente un palmier tordu par le vent.
À mesure que j’avance en cette demeure divine, toutes les colonnes
semblent se déplacer, tourner autour de moi et former des figures
variées d’une régularité changeante.
Dans nos cathédrales gothiques, le grand effet est obtenu par la
disproportion voulue de l’élévation avec la largeur. Ici, au contraire,
l’harmonie unique de ce temple bas vient de la proportion et du nombre
de ces fûts légers qui portent l’édifice, l’emplissent, le peuplent, le
font ce qu’il est, créent sa grâce et sa grandeur. Leur multitude
colorée donne à l’oeil l’impression de l’illimité, tandis que l’étendue
peu élevée de l’édifice donne à l’âme une sensation de pesanteur. Cela
est vaste comme un monde, et on y est écrasé sous la puissance d’un
Dieu.
Le Dieu qui a inspiré cette oeuvre d’art superbe est bien celui qui
dicta le Coran, non point celui des Évangiles. Sa morale ingénieuse
s’étend plus qu’elle ne s’élève, nous étonne par sa propagation plus
qu’elle ne nous frappe par sa hauteur.
Partout on rencontre de remarquables détails. La chambre du sultan, qui
entrait par une porte réservée, est faite d’une muraille en bois
ouvragée comme par des ciseleurs. La chaire aussi, en panneaux
curieusement fouillés, donne un effet très heureux, et la mihrab qui
indique La Mecque est une admirable niche de marbre sculpté, peint et
doré, d’une décoration et d’un style exquis.
À côté de cette mihrab, deux colonnes voisines laissent à peine entre
elles la place de glisser un corps humain. Les Arabes qui peuvent y
passer sont guéris des rhumatismes d’après les uns. D’après les autres,
ils obtiendraient certaines faveurs plus idéales.
En face de la porte centrale de la mosquée, la neuvième, à droite comme
à gauche, se dresse, de l’autre côté de la cour, le minaret. Il a cent
vingt-neuf marches. Nous les montons.
De là-haut, Kairouan, à nos pieds, semble un damier de terrasses de
plâtre, d’où jaillissent de tous côtés les grosses coupoles
éblouissantes des mosquées et des koubbas. Tout autour, à perte de vue,
un désert jaune, illimité, tandis que, près des murs, apparaissent ça et
là les plaques vertes des champs de cactus. Cet horizon est infiniment
vide et triste et plus poignant que le Sahara lui-même.
Kairouan, paraît-il, était beaucoup plus grande. On cite encore les noms
des quartiers disparus.
Ce sont : Drâa-el-Temmar, colline des marchands de dattes ; Drâa-el-Ouiba,
colline des mesureurs de blé ; Drâa-el-Kerrouïa, colline des marchands
d’épices ; Drâa-el-Gatrania, colline des marchands de goudron ;
Derb-es-Mesmar, le quartier des marchands de clous.
Isolée, hors la ville, distante à peine de 1 kilomètre, la zaouïa, ou
plutôt la mosquée de Sidi-Sahab (le barbier du Prophète), attire de loin
le regard ; nous nous mettons en marche vers elle.
Toute différente de Djama-Kebir, dont nous sortons, celle-ci, nullement
imposante, est bien la plus gracieuse, la plus colorée, la plus coquette
des mosquées, et le plus parfait échantillon de l’art décoratif arabe
que j’aie vu.
On pénètre par un escalier de faïences antiques, d’un style délicieux,
dans une petite salle d’entrée pavée et ornée de la même façon. Une
longue cour la suit, étroite, entourée d’un cloître aux arcs en fer à
cheval retombant sur des colonnes romaines et donnant, quand on y entre
par un jour éclatant, l’éblouissement du soleil coulant en nappe dorée
sur tous ces murs recouverts également de faïences aux tons admirables
et d’une variété infinie. La grande cour carrée où l’on arrive ensuite
en est aussi entièrement décorée. La lumière luit, ruisselle, et vernit
de feu cet immense palais d’émail, où s’illuminent sous le flamboiement
du ciel saharien tous les dessins et toutes les colorations de la
céramique orientale. Au-dessus courent des fantaisies d’arabesques
inexprimablement délicates. C’est dans cette cour de féerie que s’ouvre
la porte du sanctuaire qui contient le tombeau de Sidi-Sahab, compagnon
et barbier du Prophète, dont il garda trois poils de barbe sur sa
poitrine jusqu’à sa mort.
Ce sanctuaire, orné de dessins réguliers en marbre blanc et noir, où
s’enroulent des inscriptions, plein de tapis épais et de drapeaux, m’a
paru moins beau et moins imprévu que les deux cours inoubliables par où
l’on y parvient.
En sortant, nous traversons une troisième cour peuplée de jeunes gens.
C’est une sorte de séminaire musulman, une école de fanatiques.
Toutes ces zaouïas dont le sol de l’Islam est couvert sont pour ainsi
dire les oeufs des innombrables ordres et confréries entre lesquels se
partagent les dévotions particulières des croyants.
Les principales de Kairouan (je ne parle pas des mosquées qui
appartiennent à Dieu seul) sont : zaouïa de Si-Mohammed-Elouani ; zaouïa
de Sidi-Abd-el-Kader-ed-Djilani, le plus grand saint de l’Islam et le
plus vénéré ; zaouïa et-Tid-jani ; zaouïa de Si-Hadid-el-Khrangani ; zaouïa
de Sidi-Mohammed-ben-Aïssa de Meknès, qui contient des tambourins, des
derboukas, sabres, pointes de fer et autres instruments indispensables
aux cérémonies sauvages des Aïssaoua.
Ces innombrables ordres et confréries de l’Islam, qui rappellent par
beaucoup de points nos ordres catholiques, et qui, placés sous
l’invocation d’un marabout vénéré, se rattachent au Prophète par une
chaîne de pieux docteurs que les Arabes nomment « Selselat », ont pris,
depuis le commencement du siècle surtout, une extension considérable et
sont le plus redoutable rempart de la religion mahométane contre la
civilisation et la domination européennes.
Sous ce titre : Marabouts et Khouan, M. le commandant Rinn les a
énumérés et analysés d’une façon aussi complète que possible.
Je trouve en ce livre quelques textes des plus curieux sur les doctrines
et pratiques de ces confédérations.
Chacune d’elles affirme avoir conservé intacte l’obéissance aux cinq
commandements du Prophète et tenir de lui la seule voie pour atteindre
l’union avec Dieu, qui est le but de tous les efforts religieux des
musulmans.
Malgré cette prétention à l’orthodoxie absolue et à la pureté de la
doctrine, tous ces ordres et confréries ont des usages, des
enseignements et des tendances fort divergents.
Les uns forment de puissantes associations pieuses, dirigées par de
savants théologistes de vie austère, hommes vraiment supérieurs, aussi
instruits théoriquement que redoutables diplomates dans leurs relations
avec nous, et qui gouvernent avec une rare habileté ces écoles de
science sacrée, de morale élevée et de combat contre l’Européen. Les
autres forment de bizarres assemblages de fanatiques ou de charlatans,
ont l’air de troupes de bateleurs religieux, tantôt exaltés, convaincus,
tantôt purs saltimbanques exploitant la bêtise et la foi des hommes.
Comme je l’ai dit, le but unique des efforts de tout bon musulman est
l’union intime avec Dieu. Divers procédés mystiques conduisent à cet
état parfait, et chaque confédération possède sa méthode d’entraînement.
En général, cette méthode mène le simple adepte à un état
d’abrutissement absolu, qui en fait un instrument aveugle et docile aux
mains du chef.
Chaque ordre a, à sa tête, un cheik, maître de l’ordre : « Tu seras entre
les mains de ton cheik comme le cadavre entre les mains du laveur des
morts. Obéis-lui en tout ce qu’il a ordonné, car c’est Dieu même qui
commande par sa voix. Lui désobéir, c’est encourir la colère de Dieu.
N’oublie pas que tu es son esclave et que tu ne dois rien faire sans son
ordre.
« Le cheik est l’homme chéri de Dieu ; il est supérieur à toutes les
autres créatures et prend rang après les prophètes. Ne vois donc que
lui, lui partout. Bannis de ton coeur toute autre pensée que celle qui
aurait Dieu ou le cheik pour objet. »
Au-dessous de ce personnage sacré sont les moquaddem, vicaires du
cheik, propagateurs de la doctrine.
Enfin, les simples initiés à l’ordre s’appellent les khouan, les
frères.
Chaque confrérie, pour atteindre l’état d’hallucination où l’homme se
confond avec Dieu, a donc son oraison spéciale, ou plutôt sa gymnastique
d’abrutissement. Cela se nomme le dirkr.
C’est presque toujours une invocation très courte, ou plutôt l’énoncé
d’un mot ou d’une phrase qui doit être répété un nombre infini de fois.
Les adeptes prononcent, avec des mouvements réguliers de la tête et du
cou, deux cents, cinq cents, mille fois de suite, soit le mot Dieu,
soit la formule qui revient en toutes leurs prières : « Il n’y a de
divinité que Dieu, » en y ajoutant quelques versets dont l’ordre est le
signe de reconnaissance de la confrérie.
Le néophyte, au moment de son initiation s’appelle talamid, puis après
l’initiation il devient mourid, puis faqir, puis soufi, puis
salek, puis med jedoub (le ravi, l’halluciné). C’est à ce moment que
se déclare chez lui l’inspiration ou la folie, l’esprit se séparant de
la matière et obéissant à la poussée d’une sorte d’hystérie mystique.
L’homme, dès lors, n’appartient plus à la vie physique. La vie
spirituelle seule existe pour lui, et il n’a plus besoin d’observer les
pratiques du culte.
Au-dessus de cet état, il n’y a plus que celui de touhid, qui est la
suprême béatitude, l’identification avec Dieu.
L’extase aussi a ses degrés, qui sont très curieusement décrits par
Cheik-Snoussi, affilié à l’ordre des Khelouatya, visionnaires-interprètes
des songes. On remarquera les rapprochements étranges qu’on peut faire
entre ces mystiques et les mystiques chrétiens.
Voici ce qu’écrit Cheik-Snoussi : « ... L’adepte jouit ensuite de la
manifestation d’autres lumières qui sont pour lui le plus parfait des
talismans.
« Le nombre de ces lumières est de soixante-mille ; il se subdivise en
plusieurs séries, et compose les _sept degrés_ par lesquels on parvient
à l’état parfait de l’âme. Le premier de ces degrés est l’humanité. On y
aperçoit dix mille lumières, perceptibles seulement pour ceux qui
peuvent y arriver : leur couleur est terne. Elles s’entremêlent les unes
dans les autres... Pour atteindre le second, il faut que le coeur se
soit sanctifié. Alors on découvre dix mille autres lumières inhérentes à
ce second degré, qui est celui de l’extase passionnée ; leur couleur
est bleu clair... On arrive au troisième degré, qui est l’extase du
coeur. Là on voit l’enfer et ses attributs, ainsi que dix mille autres
lumières dont la couleur est aussi rouge que celle produite par une
flamme pure... Ce point est celui qui permet de voir les génies et tous
leurs attributs, car le coeur peut jouir de sept états spirituels
accessibles seulement à certains affiliés.
« S’élevant ensuite à un autre degré,on voitdix mille lumières
nouvelles, inhérentes à l’état d’extase de l’âme immatérielle. Ces
lumières sont d’une couleur jaune très accentuée. On y aperçoit les
âmes des prophètes et des saints.
« Le cinquième degré est celui de l’extase mystérieuse. On y contemple
les anges et dix mille autres lumières d’un blanc éclatant.
« Le sixième est celui de l’extase d’obsession. On y jouit aussi de dix
mille autres lumières dont la couleur est celle des miroirs limpides.
Parvenu à ce point, on ressent un délicieux ravissement d’esprit qui a
pris le nom d’el-Khadir et qui est le principe de la vie spirituelle.
Alors seulement on voit notre prophète Mohammed.
« Enfin on arrive aux dix mille dernières lumières cachées en atteignant
ce septième degré, qui est la béatitude. Ces lumières sont vertes et
blanches ; mais elles subissent des transformations successives : ainsi
elles passent par la couleur des pierres précieuses pour prendre ensuite
une teinte claire, puis enfin acquièrent une autre teinte qui n’a pas de
similitude avec une autre, qui est sans ressemblance, qui n’existe nulle
part, mais qui est répandue dans tout l’univers... Parvenu à cet état,
les attributs de Dieu se dévoilent... Il ne semble plus alors qu’on
appartienne à ce monde. Les choses terrestres disparaissent pour vous. »
Ne voilà-t-il pas les sept châteaux du ciel de sainte Thérèse et les
sept couleurs correspondant aux sept degrés de l’extase ? Pour atteindre
cet affolement, voici le procédé spécial employé par les Khelouatya :
« On s’assoit les jambes croisées et on répète pendant un certain temps :
« Il n’y a de dieu qu’Allah, » en portant la bouche alternativement de
dessus l’épaule droite, au-devant du coeur, sous le sein gauche. Ensuite
on récite l’invocation qui consiste à articuler les noms de Dieu, qui
implique l’idée de sa grandeur et de sa puissance, en ne citant que les
dix suivants, dans l’ordre où ils se trouvent placés : Lui, Juste,
Vivant, Irrésistible, Donneur par excellence, Pourvoyeur par excellence,
Celui qui ouvre à la vérité les coeurs des hommes endurcis, Unique,
Éternel, Immuable. »
Les adeptes, à la suite de chacune des invocations, doivent réciter cent
fois de suite ou même plus certaines oraisons.
Ils se forment en cercle pour faire leurs prières particulières. Celui
qui les récite, en disant Lui, avance la tête au milieu du rond en
l’obliquant à droite, puis il la reporte en arrière, du côté gauche,
vers la partie extérieure. Un seul d’entre eux commence à dire le mot
Lui ; après quoi tous les autres en choeur, en faisant aller la tête à
droite, puis à gauche.
Comparons ces pratiques avec celles des Quadrya : « S’étant assis, les
jambes croisées, ils touchent l’extrémité du pied droit, puis l’artère
principale nommée el-Kias qui contourne les entrailles ; ils placent la
main ouverte, les doigts écartés, sur le genou, portent la face vers
l’épaule droite en disant ha, puis vers l’épaule gauche en disant
hou, puis la baissent en disant hi, puis recommencent. Il importe,
et cela est indispensable, que celui qui les prononce s’arrête sur le
premier de ces noms aussi longtemps que son haleine le lui permet ; puis,
quand il s’est purifié, il appuie de la même manière sur le nom de Dieu,
tant que son âme peut être sujette au reproche ; ensuite il articule le
nom hou quand la personne est disposée à l’obéissance ; enfin lorsque
l’âme a atteint le degré de perfection désirable, il peut dire le
dernier nom hi. »
Ces prières, qui doivent amener l’anéantissement de l’individualité de
l’homme, absorbé dans l’essence de Dieu (c’est-à-dire l’état à la suite
duquel on arrive à la contemplation de Dieu en ses attributs),
s’appellent onerd-debered.
Mais parmi toutes les confréries algériennes, c’est assurément celles
des Aïssaoua qui attire le plus violemment la curiosité des étrangers.
On sait les pratiques épouvantables de ces jongleurs hystériques qui,
après s’être entraînés à l’extase en formant une sorte de chaîne
magnétique et en récitant leurs prières, mangent les feuilles épineuses
des cactus, des clous, du verre pilé, des scorpions, des serpents.
Souvent ces fous dévorent avec des convulsions affreuses un mouton
vivant, laine, peau, chair sanglante et ne laissent à terre que quelques
os. Ils s’enfoncent des pointes de fer dans les joues ou dans le ventre ;
et on trouve après leur mort, quand on fait leur autopsie, des objets de
toute nature entrés dans les parois de l’estomac.
Eh bien, on rencontre dans les textes des Aïssaoua les plus poétiques
prières et les plus poétiques enseignements de toutes les confréries
islamiques.
Je cite d’après M. le commandant Rinn quelques phrases seulement :
« Le Prophète dit un jour à Abou-Dirr-el-R’ifari : « O Abou-Dirr, le rire
des pauvres est une adoration ; leurs jeux, la proclamation de la louange
de Dieu ; leur sommeil, l’aumône. »
Le cheik a encore dit :
« Prier et jeûner dans la solitude et n’avoir aucune compassion dans le
coeur, cela s’appelle, dans la bonne voie, de l’hypocrisie.
« L’amour est le degré le plus complet de la perfection. Celui qui n’aime
pas n’est arrivé à rien dans la perfection. Il y a quatre sortes
d’amour : l’amour par l’intelligence, l’amour par le coeur, l’amour par
l’âme, l’amour mystérieux... »
Qui donc a jamais défini l’amour d’une manière plus complète, plus
subtile et plus belle ?
On pourrait multiplier à l’infini les citations.
Mais, à côté de ces ordres mystiques qui appartiennent aux grands rites
orthodoxes musulmans, existe une secte dissidente, celles des Ibadites
ou Beni-Mzab, qui présente des particularités fort curieuses.
Les Beni-Mzab habitent, au sud de nos possessions algériennes, dans la
partie la plus aride du Sahara, un petit pays, le Mzab, qu’ils ont rendu
fertile par de prodigieux efforts.
On retrouve avec stupéfaction, dans la petite république de ces
puritains de l’Islam, les principes gouvernementaux de la commune
socialiste, en même temps que l’organisation de l’Église presbytérienne
en Écosse. Leur morale est dure, intolérante, inflexible. Ils ont
l’horreur de l’effusion du sang et ne l’admettent que pour la défense
de la foi. La moitié des actes de la vie, le contact accidentel ou
volontaire de la main d’une femme, d’un objet humide, sale ou défendu,
sont des fautes graves qui réclament des ablutions particulières et
prolongées.
Le célibat, qui pousse à la débauche, la colère, les chants, la musique,
le jeu, la danse, toutes les formes du luxe, le tabac, le café pris dans
un établissement public, sont des péchés qui peuvent faire encourir, si
on y persévère, une redoutable excommunication appelé la tebria.
Contrairement à la doctrine de la plupart des congréganistes musulmans,
qui déclarent les pratiques pieuses, les oraisons et l’exaltation
mystique suffisantes pour sauver le fidèle, quels que soient ses actes,
les Ibadites n’admettent le salut éternel de l’homme que par la pureté
de sa vie. Ils poussent à l’excès l’observation des prescriptions du
Coran, traitent en hérétiques les derviches et les fakirs, ne croient
pas valable